Dans cet article, nous allons tenter de comprendre comment l’économie a intégré les questions environnementales dans sa pensée, depuis les économistes classiques jusqu’à l’économie de l’environnement, qui a largement influencé les politiques en matière de « développement durable ».

Cet article traitera uniquement des courants « dominants » de l’économie, des classiques du XVIIIe siècle aux néoclassiques et aux courants de pensée qui s’en réclament ou s’en inspirent tout au long du XXe siècle [1]. Il ne s’agira pas de dresser une histoire exhaustive de la pensée économique classique et néoclassique, mais plutôt d’apporter des éléments de compréhension sur la manière dont ces penseurs ont pris en compte la question environnementale dans leurs raisonnements.

La première partie de cet article sera consacrée à la prise en compte de l’environnement dans la pensée classique et néoclassique. Dans la deuxième partie, nous nous pencherons sur les méthodes et instruments utilisés par les tenants de l’économie environnementale pour faire entrer l’environnement dans les marchés. Enfin, nous nous intéresserons aux politiques économiques à portée environnementale qui s’inspirent de ces méthodes.

 Aux prémices de la pensée économique dominante

La question des ressources naturelles, surtout au travers de l‘agriculture, est un sujet d’étude central pour les « premiers économistes ». L’agriculture y est prépondérante comme pour les physiocrates du XVIIIe siècle qui la considèrent comme la seule source de richesse Richesse Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
. Dans la seconde partie du XVIIIe et au début du XIXe siècle, les économistes classiques britanniques, comme Smith ou Ricardo, traitent aussi de la question agricole, au travers du travail et du commerce. Si les ressources naturelles sont centrales, il n’est alors nullement question de leur préservation, mais plutôt de la manière d’organiser le travail afin d’atteindre de meilleurs rendements et de l’intérêt du commerce pour se procurer les ressources non disponibles [2].

Pour d’autres, comme Jean-Baptiste Say, qui occupe la première chaire d’économie au Collège de France en 1830 : « Les ressources naturelles sont inépuisables, car sans cela nous ne les obtiendrions pas gratuitement », ajoutant que, « ne pouvant être multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques » [3].

Malthus développera aussi un raisonnement sur la question, tirant le constat que la population croît plus vite que les rendements agricoles, et affirmant que sans régulation des naissances, la population se régulera par les famines. C’est le « piège malthusien ». Cette théorie se vérifie avant le XVIIIe siècle. Mais depuis le XIXe siècle, les rendements agricoles ont crû plus vite que la population, grâce aux intrants de l’industrie chimique. Bien que les prédictions de Malthus ne se soient pas réalisées, du fait du progrès technique, la crise écologique actuelle comporte le risque non négligeable de voir les rendements agricoles s’effondrer par l’épuisement des sols, la perturbation des cycles de l’azote, du phosphore et la hausse des températures.

C’est au travers de réflexions sur la transformation de la nature par le travail humain (l’agriculture) que les économistes classiques ont abordé la question des ressources naturelles. Mais, rares sont les penseurs qui auront insisté sur les ravages de l’industrie, avant tout perçue comme une source de progrès à l’époque.

 Le tournant néoclassique

Une modification s’opère avec les néoclassiques dès la seconde moitié du XIXe siècle. Dans le sillage de Léon Walras (1834-1910), ceux-ci délaissent l’agriculture et la valeur-travail pour se concentrer sur la consommation, les comportements et le bien-être individuels dans une approche micro-économique. La production se voit réduite à une combinaison de deux facteurs : le capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
et le travail, dont les prix et les quantités sont déterminés par le marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
. La nature est largement absente de ces développements.

Parmi les auteurs néoclassiques, signalons néanmoins les travaux de William Stanley Jevons (1835-1882) à propos de l’épuisement des réserves de charbon. Jevons est surtout connu comme un pionnier de la transformation marginaliste de la théorie de la valeur [4]. On lui doit aussi l’observation selon laquelle une utilisation plus efficace des ressources naturelles et de l’énergie ne conduit pas à une moindre consommation, mais bien à l’accroissement de celle-ci. C’est le paradoxe de Jevons, ou « effet rebond », mis en évidence dans The coal question (1865).

Comme l’explique Serge Audier, « on se tromperait à croire que l’essor de l’industrialisme n’a pas suscité de précoces mises en garde sur son impact potentiellement catastrophique à cet égard. Mais force est aussi de constater que ces voix lançant l’alerte à contre-courant ont été peu entendues et que leur mémoire a été profondément enfouie » [5]. En effet, les prévisions de Jevons sur les limites à la croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
britannique liées à la déplétion des réserves de charbon ne se sont pas réalisées du fait de l’apparition du pétrole comme nouveau combustible. Les prévisions non réalisées de Malthus et Jevons ont servi plus tard d’argument pour ne pas s’intéresser à la question de la raréfaction des ressources [6], prétextant le plus souvent que le progrès technique règlerait ces questions.

 Aux origines du principe du pollueur-payeur et du marché du carbone

Il devient rapidement évident que les démonstrations néoclassiques sur les marchés autorégulateurs ne dépeignent que très partiellement le réel. En Grande-Bretagne, Arthur Cecil Pigou (1877-1959), élève d’Alfred Marshall, sera le premier à analyser en détail les externalités – ou effets externes – dans son Economics of Welfare (Économie du bien-être) en 1920. Il explique que les activités économiques induisent des effets externes et un cout social, non pris en compte dans les prix des marchandises. L’exemple le plus célèbre est celui de l’apiculteur et du producteur de fruits. Le premier bénéficie du pollen présent dans les fleurs tandis que le second profite du travail de pollinisation des abeilles. Les externalités sont positives. Pigou propose de tenir compte ou d’ « internaliser » ces externalités par une négociation entre producteurs pour déterminer un prix que chacun serait prêt à payer pour bénéficier des avantages procurés par l’activité de l’autre [7].

Les externalités peuvent aussi être négatives, par exemple lorsqu’une usine rejette des polluants dans l’eau, rendant celle-ci impropre à la consommation ou pour l’irrigation. Le raisonnement de Pigou est le suivant : puisque l’usine n’inclut pas le cout de la pollution dans ses prix, elle va produire des quantités de biens non optimales − trop importantes dans ce cas [8]. Là encore, il est possible d’internaliser les couts en imposant une taxe à l’usine, qui sera ensuite intégrée dans ses prix de vente. Selon Pigou, les taxes et les subventions permettent de corriger les effets externes des activités économiques. C’est la naissance du principe pollueur-payeur.

Pigou est aussi l’un des précurseurs de l’évaluation du cout environnemental des pollutions. En 1918, à Manchester, il mène une enquête sur la pollution de l’air afin d’évaluer le cout du lavage du linge dans une ville polluée comparée à celui du même lavage dans une ville non polluée [9]. Ces raisonnements seront prémonitoires de la manière dont les économistes évalueront plus tard les couts économiques des dégradations environnementales.

Dans les années 1960, un économiste américain, Ronald Coase (1910-2013), propose une autre solution au problème à travers les droits de propriété. Si chez Pigou, l’État a un rôle à jouer pour corriger les défaillances du marché, pour Coase, son rôle se limite à garantir les droits de propriété. Dans le cas de l’apiculteur et du producteur de fruits, la proposition de l’économiste libéral est de fusionner les deux activités. Les producteurs n’auront pas besoin de négociations couteuses pour compenser les effets externes, car ceux-ci seront directement inclus dans les deux activités. Coase propose également la création de droits de propriété échangeables sur des marchés. Dans le cas de l’entreprise polluant le cours d’eau, on donnerait des droits à polluer à la firme, qui pourrait les revendre si elle pollue moins qu’autorisé et en acheter si elle pollue trop. Ce principe soutiendra plus tard les marchés du carbone par exemple.

 L’économie de l’environnement

L’économie de l’environnement intègre la pensée néoclassique focalisée sur le marché et regroupe les analyses de l’économie du bien-être de Pigou, celle de Coase sur les droits de propriété et les couts de transaction, mais également d’autres contributions, établies parallèlement dans d’autres champs de l’économie, notamment l’économie des ressources naturelles. Harold Hotelling (1895-1973) s’est intéressé à l’économie des ressources naturelles épuisables. Il émet l’idée qu’une ressource non renouvelable, à mesure de son épuisement, voit son prix s’accroitre de manière exponentielle, et que les utilisateurs de cette matière sont incités à la substituer à d’autres matières. Cette règle, dont la validité empirique n’est pas vraiment vérifiée, a conduit à renforcer l’idée de l’importance des incitations par les prix. D’autres auteurs comme H. Scott Gordon (1924–2019) ont proposé de nouvelles approches sur les ressources à propriété commune, notamment à propos de l’économie de la pêche avec l’idée d’y instaurer des quotas.

À la suite des travaux de Paul Samuelson (1915-2009) sur la définition des différents types de bien collectifs, l’écologue Garrett Hardin (1915-2003) publie un texte célèbre intitulé « The tragedy of the commons » [10] (« La tragédie des communs »). Dans ce texte, Hardin prend l’exemple d’un champ en libre accès sur un terrain communal où les éleveurs font paître leur bétail. Chaque agriculteur a intérêt, individuellement, à augmenter le nombre de bêtes qui se nourrissent sur ce champ afin d’accroitre sa production et ses revenus, sachant que le prix de la nourriture d’un animal supplémentaire est nul. Problème, les autres éleveurs vont avoir le même raisonnement et l’herbe disponible sur le champ sera rapidement épuisée. Dans son article, Hardin ne prend pas de position claire pour une gestion publique ou privée du pâturage. Rédigé en 1968, cet article est d’abord utilisé pour montrer l’inefficacité des systèmes de gestion soviétiques, mais va surtout servir à justifier l’appropriation des ressources communes par le marché, considéré comme la meilleure forme d’organisation [11].

L’idée sous-jacente à cette économie de l’environnement est que le marché est la meilleure forme d’organisation. Les problèmes environnementaux y sont considérés comme des défaillances du fonctionnement du marché. Ce courant a certes le mérite de se préoccuper d’environnement – une question demeurée marginale dans l’étude économique jusqu’alors –, mais elle évacue généralement la question des limites (de régénération de nos écosystèmes et en termes de ressources disponibles).

 Méthodes et instruments

La plupart des instruments de l’économie environnementale consistent à recourir au marché pour parvenir à l’équilibre entre offre et demande, entre un minimum de dégradations environnementales et une maximisation de la production économique. Pour ce faire, il a fallu trouver des moyens de fixer une valeur monétaire à la nature [12]. Les économistes ont dès lors dû passer par des « détours » pour calculer la valeur monétaire d’un environnement sain ou de l’eau potable, principalement en tentant de déterminer ce que seraient prêts à payer les individus pour un environnement non dégradé.

La méthode des préférences révélées tente par exemple d’estimer la valeur d’un bien de deux manières : celle dite des couts de transport et celle des prix hédoniques. La première, aussi appelée « méthode des couts de déplacement », consiste à estimer ce que les consommateurs payent (couts de déplacements, temps de trajet, fréquence des visites…) pour accéder à une ressource ou à un lieu. Pour estimer la valeur monétaire d’une réserve naturelle, on demande à des automobilistes combien ils déboursent pour s’y rendre. On estime ainsi un prix d’accès et, par extension, on attribue une valeur monétaire au « bien environnemental » qu’est la réserve naturelle. Cette méthode qui repose sur des questionnaires souffre de plusieurs biais qui peuvent conduire à sous-estimer ou surestimer ces valeurs [13]. Généralement, seules les personnes qui visitent les sites sont interrogées, alors que d’autres ne s‘y rendant pas pourraient donner une valeur différente à ce même site. Par ailleurs, on ne demande aux individus que ce qu’ils payent et pas ce qu’ils seraient prêts à payer.

La seconde méthode, celle des prix hédoniques, est souvent utilisée pour évaluer des prix immobiliers en fonction de différents critères, notamment environnementaux. En fonction de la situation d’un bien, près d’une autoroute ou d’un aéroport, on demande à d’éventuels acquéreurs combien ils seraient prêts à débourser pour habiter à cet endroit. On compare ensuite avec des biens de même type dans des zones moins polluées et on en déduit un cout des nuisances environnementales et/ou un prix pour ne pas y être exposé. Là encore, le choix des variables choisies pour effectuer la comparaison influence fortement les résultats, rendant la méthode très imprécise. Dans les deux cas, il s’agit d’évaluer, indirectement, la valeur de biens environnementaux par l’étude des comportements des individus.

Les tenants de l’économie de l’environnement utilisent aussi la méthode des préférences déclarées. Elle consiste, par des questionnaires et des enquêtes, à demander au public combien il serait prêt à payer pour des biens et services environnementaux ; ou bien quelle somme il considèrerait convenable pour réparer un dommage environnemental. On parle aussi d’« évaluation contingente ». Cette méthode, inventée dans les années 1950 aux États-Unis, a fini par devenir la règle pour de nombreuses politiques publiques. Elle a été plusieurs fois déclarée valide par des tribunaux pour évaluer des dommages environnementaux, créant ainsi une forme de jurisprudence. Elle a par exemple été mise en œuvre en 1989 lors de la catastrophe de l’Exxon Valdez, un navire pétrolier ayant causé une marée noire près des côtes de l’Alaska. Après la plainte du gouvernement américain et de l’État d’Alaska, ce dernier a commandé une étude pour chiffrer les dommages de la catastrophe, recourant à la méthode d’évaluation contingente.

L’étude s’est déroulée comme suit : un échantillon de 1.000 personnes a été sélectionné pour répondre à une enquête. Les participants devaient estimer leur consentement à payer pour qu’une telle catastrophe ne se (re)produise pas. Résultat : en moyenne, les participants étaient prêts à payer 30 dollars pour éviter de telles catastrophes [14]. Ce chiffre a ensuite été extrapolé à la population totale, aboutissant à la somme totale de 2,8 milliards de dollars, que les pouvoirs publics ont réclamés à la firme. De son côté, Exxon finança une contre-expertise utilisant la méthode des couts de transport, et parvint à la conclusion d’un dommage de 5 millions de dollars, 600 fois moins que l’enquête commandée par l’État ! Finalement, Exxon déboursera 2,1 milliards de dollars après divers arrangements avec l’État d’Alaska et l’État fédéral. Cet exemple nous montre les différences auxquelles il est possible de parvenir selon les méthodes utilisées. Par la suite, cette méthode d’évaluation contingente a été utilisée pour d’autres catastrophes, comme celle de l’Erika en 1999.

Outre les méthodes des préférences révélées et déclarées, un autre outil lié à l’approche « cout-bénéfice » est le taux d’actualisation. Ce taux est utilisé afin de faire des projections dans le temps. Le rapport Stern, présenté en 2006 au gouvernement britannique, s’en est par exemple servi. Il s’agit ici d’estimer combien couteraient les mesures contre le changement climatique comparées au cout de l’inaction. Ne pas prendre de mesures contre le changement climatique immédiatement risque de provoquer des catastrophes dont le cout sera bien supérieur à celui d’une remédiation de ces problèmes aujourd’hui. Mais il demeure très difficile d’estimer précisément ces couts futurs.

Pour ce faire, les économistes utilisent le taux d’actualisation. Schématiquement, on attribue un taux d’intérêt Taux d’intérêt Rapport de la rémunération d’un capital emprunté. Il consiste dans le ratio entre les intérêts et les fonds prêtés.
(en anglais : interest rate)
fictif aux dépenses environnementales futures afin d’estimer le cout que devront supporter les générations futures. Là encore, les choix faits sur les taux peuvent conduire à des résultats tout à fait différents. Des primes de risque sont également incluses dans le calcul : par exemple en estimant le cout d’une montée du niveau des océans de x centimètres ou l’extinction d’espèces animales… Là encore, les résultats dépendront toujours fortement des hypothèses que les auteurs font sur les différents risques. Stern était parvenu à la conclusion que l’inaction couterait quatre à cinq fois plus qu’une action immédiate. Il avait par la suite reconnu que son étude sous-estimait les couts environnementaux futurs.

Ces mêmes méthodes – évaluation contingente et prix hédoniques – sont aussi utilisées dans d’autres champs que l’environnement, notamment dans le domaine médical et la gestion des hôpitaux, afin « de déterminer la valeur accordée par une communauté à la préservation d’une vie anonyme désignée généralement sous le nom de " vie statistique " » [15].

 Mise en œuvre politique malgré les critiques

Ces différentes méthodes ont évidemment fait l’objet de nombreuses critiques. La première concerne les origines utilitaristes de ces évaluations. En effet, les individus n’agissent pas seulement pour satisfaire leurs intérêts Intérêts Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
personnels par des calculs cout-bénéfice, mais se conforment aussi à des injonctions morales ou éthiques. Pour le philosophe Mark Sagoff [16], la valeur de l’environnement est essentiellement non marchande, ce qui la rend complètement incompréhensible pour la plupart des économistes.

Des questions se posent aussi sur la fiabilité des études et enquêtes visant à donner une valeur à une marée noire ou à l’utilisation de pesticides par exemple. La critique se porte ici sur le fait que les réponses données par les répondants aux enquêtes sont fortement influencées par le contexte, et que ceux-ci peuvent surévaluer ou sous-évaluer leur réponse en fonction de leur intérêt personnel, ou parce qu’ils veulent « punir » le pollueur. Derrière ces méthodes repose l’idée que les couts économiques sont équivalents aux couts environnementaux. Malheureusement, ces derniers sont irréversibles. Contrairement à la dette comptable, la dette environnementale ne peut s’effacer.

Cette marchandisation de l’environnement correspond aussi à une volonté de ne proposer aucune remise en cause du fonctionnement de nos économies, mais bien à renforcer une version axée sur le marché plutôt qu’à réfléchir à d’autres modes de production plus inclusifs et respectueux des écosystèmes dans lesquels nous évoluons.

Ces méthodes, bien que souffrant de nombreuses critiques, sont largement employées. En Belgique, une étude [17] avait par exemple tenté, en reprenant la méthode utilisée par des chercheurs étatsuniens dans les années 1960, de calculer la valeur récréative des forêts wallonnes (autour de deux milliards d’euros) en estimant le consentement à payer des populations pour pouvoir se promener dans la forêt !

Ces méthodes d’évaluation de la valeur de la nature, dont les limites sont connues de longue date, ont pourtant été largement promues et utilisées par de grandes institutions comme l’OCDE OCDE Organisation de Coopération et de Développement Économiques : Association créée en 1960 pour continuer l’œuvre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de suivre l’évolution du plan Marshall à partir de 1948, en élargissant le nombre de ses membres. A l’origine, l’OECE comprenait les pays européens de l’Ouest, les États-Unis et le Canada. On a voulu étendre ce groupe au Japon, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, l’OCDE compte 34 membres, considérés comme les pays les plus riches de la planète. Elle fonctionne comme un think tank d’obédience libérale, réalisant des études et analyses bien documentées en vue de promouvoir les idées du libre marché et de la libre concurrence.
(En anglais : Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD)
, qui plaide pour le principe du pollueur-payeur et les instruments de l’économie de l’environnement depuis les années 1970.

Dans les années 1980, la Banque mondiale Banque mondiale Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
a expérimenté la méthode d’évaluation contingente (MEC) dans les pays en développement. Sa première utilisation se déroule à Haïti en 1986, à propos d’une étude sur la demande en eau en milieu rural. Plutôt que de considérer a priori l’eau comme un bien commun ou public, la Banque mondiale préféra mesurer le consentement à payer des populations pour avoir accès à la ressource et ainsi estimer les dépenses d’une éventuelle politique publique. En 1988, l’USAID, l’agence de la coopération au développement étatsunienne, publiait un guide de mise en œuvre de la MEC pour les pays en développement. Comme l’explique Julien Milanesi : « Marquée par la même confiance dans les modes de régulation marchands que l’administration américaine, la Banque mondiale a développé l’usage de la MEC afin de rapprocher les projets d’adduction d’eau d’une certaine « vérité des prix », gage de meilleure efficacité. » [18]

En Europe, la diffusion de cette méthode fut plus lente et débuta sans surprise par la Grande-Bretagne. Dès la fin des années 1990, l’Union européenne Union Européenne Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
, non sans certaines résistances, adopte également l’analyse cout-bénéfice et la méthode d’évaluation contingente. Le 5e programme communautaire pour l’environnement, qui régit la politique européenne de l’environnement entre 1992 et 2000 précise : « L’évaluation, la monétarisation et les mécanismes comptables ont un rôle pivot à jouer pour atteindre l’objectif de développement durable. L’évaluation économique peut aider les agents économiques à prendre les impacts environnementaux en compte », encourageant « le développement de méthodologies d’analyse cout-bénéfice et de directives concernant les politiques et actions qui mettent en danger les ressources naturelles et l’environnement » [19]. Comme le montre Boris Fronteddu dans ce numéro, les propositions du Pacte vert présentées en 2019 et 2020 semblent entériner la même logique.

En 2010, le rapport TEEB (the economics of ecosystems and biodiversity), présenté lors de la COP10 sur la biodiversité de Nagoya, reprend les mêmes conclusions selon lesquelles il faudrait donner une valeur à la nature et à la biodiversité pour empêcher sa destruction. Ici encore est entretenue l’idée que la nature pourrait être mise sur le même plan que des actifs financiers.

 Marchandiser l’environnement

Comme nous venons de le voir, de nombreuses politiques environnementales mises en œuvre lors des dernières décennies sont basées sur une approche de marché et des instruments économiques. D’aucuns parlent de mise en économie de l’environnement [20]. Pour Dominique Pestre, historien des sciences et des techniques, cette mise en économie s’est faite au travers de trois types d’instruments.

Le premier type a trait aux compensations financières pour les dommages causés à l’environnement. Le calcul de ces compensations a souvent reposé sur les méthodes d’évaluation des dommages évoquées plus haut. Ces compensations peuvent faire l’objet d’indemnisations négociées, d’amendes ou de dédommagement par les assurances. Leur point commun : « la compensation permet de s’absoudre du dommage, de maintenir la paix sociale – et de continuer à produire » [21].

Un second type d’instrument regroupe les normes, standards, règlementations et procédures d’évaluation : gestion et évaluation des risques (à l’instar de la loi française sur le devoir de vigilance des multinationales – bien que sa portée soit plus large que l’environnement puisqu’elle concerne les atteintes aux droits de l’Humain), études d’impact environnemental, etc. Cette catégorie inclut aussi les règlementations contraignantes, allant des normes d’émission sur les véhicules thermiques aux interdictions de l’utilisation de certains produits (pesticides, gaz fluorés aérosols nuisibles à la couche d’ozone, mercure dans les thermomètres…). À ce jour, ces normes sont les outils les plus efficaces, malgré certaines fraudes de la part des industriels comme dans le cas du dieselgate. Les industriels tentent régulièrement d’influencer la rédaction des normes par du lobbying ou de s’y soustraire en mettant en avant leurs propres labels et codes de conduite volontaires. Ces règlementations sont devenues un véritable marché dont les grands cabinets d’audit Audit Examen des états et des comptes financiers d’une firme, de sorte à évaluer si les chiffres publiés correspondent à la réalité. L’opération est menée par une société privée indépendante appelée firme d’audit qui agrée légalement les comptes déposés. Quatre firmes dominent ce marché : Deloitte, Ernst & Young, KPMG et PricewaterhouseCoopers.
(en anglais : audit ou auditing)
sont les acteurs majeurs.

La troisième catégorie, celle des instruments économiques, inclut le principe du pollueur-payeur, les taxes et les redevances. Leur objectif est de donner un signal-prix aux pollueurs ou aux utilisateurs des ressources afin qu’ils modifient leurs comportements. C’est le cas de la taxe carbone ou des écotaxes, sur les emballages en plastique ou les canettes en aluminium. On augmente par exemple le prix de l’essence à la pompe pour décourager l’automobiliste de trop consommer. Autre idée : en augmentant les couts de production pour les entreprises qui polluent, les économistes de l’environnement font le pari théorique que la demande diminuera ou que les entreprises seront incitées à mettre en œuvre des changements technologiques pour réduire leurs pollutions. Dans les faits, les entreprises ne se comportent pas de la sorte. Et il n’existe pas de solution technologique environnementalement efficace pour tous types de productions. Ces instruments fiscaux s’inscrivent dans la lignée des travaux de Pigou. Ils visent uniquement à remédier aux défaillances du marché. Leur mise en place repose sur l’idée implicite que les problèmes environnementaux peuvent se régler en incluant des taxes aux prix du marché. Selon les tenants de l’économie de l’environnement, le marché atteint alors le « niveau de pollution optimal », c’est-à-dire permettant la viabilité économique de l’activité [22].

Dominique Pestre évoque aussi la « technique de la bulle », qui consiste à compenser les émissions d’un site de production à un autre. L’entreprise pollue un peu trop d’un côté et compense en polluant un peu moins de l’autre. On se rapproche ici des marchés des droits à polluer mis en place au niveau européen à partir de 2005. Environ 11.000 entreprises ont reçu des droits à émettre du carbone jusqu’en 2012. Les entreprises faiblement émettrices de CO2 peuvent revendre ces droits, et celles polluant plus peuvent en acheter. Problème, le cout de la tonne de carbone est demeuré bien trop bas depuis la mise en place de ce système pour provoquer les changements de comportement suffisants de la part des entreprises.

Fin 2020, Artur Runge-Metzger, directeur du département de l’action Action Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
climatique de la Commission européenne, a proposé de délivrer des certificats aux agriculteurs et sylviculteurs pour comptabiliser la quantité de carbone absorbée par les sols et la végétation [23]. Selon ce principe, chaque arbre se trouvant sur une propriété agricole pourra faire l’objet d’un certificat. À terme, ces certificats pourront être échangés au sein du système communautaire d’échange de quotas d’émission. Une cimenterie ou un producteur de pétrole pourra ainsi acquérir des droits à polluer, et éviter des sanctions financières pour avoir émis trop de carbone dans l’atmosphère.

Ce système de comptabilité du carbone absorbé est également indispensable pour permettre à l’UE UE Ou Union Européenne : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
d’atteindre son objectif de « neutralité carbone », au moins dans les discours. En estimant ce que la végétation absorbe, l’UE pourra « compenser » les gaz à effet de serre émis par ailleurs et se déclarer neutre en carbone.

Ces outils économiques de politique environnementale sont déjà à l’œuvre depuis au moins deux décennies, et n’ont pour l’heure fourni aucun résultat tangible. Pire, les émissions de gaz à effet de serre et la dégradation de l’environnement n’ont cessé de s’amplifier. En fait, l’intérêt de ces mesures demeure bien plus théorique que pratique. Les économistes de l’environnement s’obstinent à penser que les seules incitations financières vont modifier les comportements des entreprises et des agents économiques. Ceci relève au minimum de la naïveté, au pire de l’obsession idéologique.

Concrètement, la taxe carbone, aveuglément imposée à l’ensemble de la population sans considérations sociales, a été l’étincelle du mouvement des gilets jaunes en France. La mise en place évoquée d’une telle taxe sur les billets d’avion n’aura que peu de conséquences sur les habitudes de la minorité aisée qui compte pour l’essentiel des voyages effectués en avion [24].

De son côté, le système de titre Titre Morceau de papier qui représente un avoir, soit de propriété (actions), soit de créance à long terme (obligations) ; le titre est échangeable sur un marché financier, comme une Bourse, à un cours boursier déterminé par l’offre et la demande ; il donne droit à un revenu (dividende ou intérêt).
(en anglais : financial security)
carbone échangeable n’a pas permis de réduire les émissions de CO2. Tout au plus a-t-il permis à des entreprises de verdir leur image en achetant des quotas de droit à polluer ou a-t-il incité des entreprises à délocaliser ou à sous-traiter leurs activités dans des pays moins regardants, dans un contexte de libre-échange et de libre circulation des capitaux.

 Mise en économie de l’environnement

Au regard du tableau dressé concernant l’évolution de la pensée, des méthodes d’évaluation économique, ainsi que des politiques mises en œuvre, une question demeure : comment et pourquoi ces méthodes ont-elles été finalement adoptées par les autorités politiques ? Des travaux d’historiens apportent des éclaircissements sur les choix opérés en matière d’analyse cout-bénéfice dans les politiques publiques [25].

Dès le XIXe siècle, les politiques « environnementales » ont veillé à ne pas contraindre l’économie. Cette centralité de l’économie dans la politique environnementale s’est en fait accélérée dans la seconde moitié du XXe siècle avec un recours de plus en plus fréquent aux économistes pour traiter la problématique. Plus récemment, la protection de l’environnement est même présentée comme un levier de la croissance verte, par la technologie, notamment dans les politiques européennes et le discours des multinationales. Dans les 28 pages du plan d’action sur l’économie circulaire de l’UE, présenté début 2020, les termes « numérique » et « numérisation » apparaissent 16 fois, toujours pour expliquer que la numérisation va permettre de mieux gérer les ressources, sans évoquer à aucun moment que cette numérisation est déjà responsable de plus de 3% des émissions de gaz à effets de serre et que sa croissance risque de rendre l’industrie numérique encore plus néfaste pour l’environnement que le transport automobile au cours de la prochaine décennie.

Pour Soraya Boudia, la mise en économie – ou l’économicisation – de l’environnement s’est développée par la conjonction de plusieurs logiques au cours de l’histoire [26]. Elle n’est pas simplement le fait du néolibéralisme Néolibéralisme Doctrine économique consistant à remettre au goût du jour les théories libérales « pures ». Elle consiste surtout à réduire le rôle de l’État dans l’économie, à diminuer la fiscalité surtout pour les plus riches, à ouvrir les secteurs à la « libre concurrence », à laisser le marché s’autoréguler, donc à déréglementer, à baisser les dépenses sociales. Elle a été impulsée par Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Mais elle a pris de l’ampleur au moment des gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis.
(en anglais : neoliberalism)
depuis les années 1980, bien que ce dernier ait joué un rôle non négligeable, mais a des origines plus lointaines.

Dans un premier temps, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la convocation de l’économie pour résoudre des conflits environnementaux est liée à une volonté d’instaurer de la rationalité [27] par des méthodes quantitatives, appuyées par les idées néoclassiques. À ce moment, les sociétés occidentales ont confiance dans les méthodes quantitatives et leur capacité à définir les politiques publiques. L’analyse cout-bénéfice est invoquée dès 1902 aux États-Unis. Il est demandé aux administrations de justifier les grands travaux par leurs bénéfices pour les activités économiques. C’est le cas pour les politiques de l’eau (River Harbor Act, Flood Control Act). Ce principe est réaffirmé dans le New Deal de Roosevelt en 1936. L’évaluation économique des politiques – notamment liée à l’environnement – fait son irruption au début du XXe siècle, mais ne se généralise pas immédiatement. Chaque administration ou agence fédérale reste libre d’utiliser ses propres méthodes. Celles-ci seront rediscutées après la Seconde Guerre mondiale afin de les harmoniser. L’université de Harvard, celle de Chicago, l’organisation Resources for the future (RFF) [28] et la RAND Corporation [29] travaillent chacune de leur côté sur ces sujets. Les conclusions qui ressortent de leurs travaux appuient l’idée que l’eau doit être considérée comme un bien marchand. La plupart des économistes impliqués se réclament de l’héritage de Pigou et sont d’ardents promoteurs du marché. Leur influence sera considérable dans l’instauration d’outils économiques définissant les politiques publiques.

Cette recherche de rationalité dans les décisions publiques va se traduire par un recours croissant aux méthodes de gestion des entreprises privées par l’État. L’idée sous-jacente est de « fonder scientifiquement la prise de décision et optimiser aussi bien les investissements financiers que les comportements sociaux et politiques » [30]. Les décisions sont ainsi dépolitisées, car ne relevant que des « experts ». Il n’est donc plus nécessaire d’en débattre. Là encore, la RAND Corporation est à la manœuvre. Ses économistes s’attachent à rationaliser les dépenses de l’armée et imposent le management des budgets par projet, au travers du Planning-programming-budgeting System (PPBS) qui s’impose dans les années 1960. Chaque dépense peut ainsi être analysée séparément et faire l’objet d’une analyse cout-bénéfice.

Nous sommes en pleine guerre froide et l’enjeu de la démonstration de la supériorité du capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
sur la planification Planification Politique économique suivie à travers la définition de plans réguliers, se succédant les uns aux autres. Elle peut être suivie par des firmes privées (comme de grandes multinationales) ou par les pouvoirs publics. Elle peut être centralisée ou décentralisée.
(en anglais : planning)
socialiste est un enjeu majeur. Robert Mc Namara [31], le secrétaire à la Défense du président Kennedy, prend pour adjoint Charles Hitch, chef du département d’économie de la RAND. Les deux hommes ont une vision assez similaire de ce qu’est une « gestion rationnelle ». À ce moment, il ne s’agit pas encore de privatiser les services publics, mais bien de leur imposer une gestion basée sur l’optimisation des ressources. L’idée d’une gestion de l’État sur le modèle privé s’impose alors comme un impératif, peu à peu appliqué à d’autres domaines comme la santé, l’éducation, les questions sociales puis à l’ensemble des politiques publiques. Cette idée ne tarde pas à s’étendre à l’OCDE et au reste des pays industrialisés. Tandis que le monde s’imprègne de la gestion publique par l’analyse cout-bénéfice, le PPBS est vivement critiqué aux États-Unis, notamment après la débâcle américaine au Viet Nam. Le PPBS est finalement abandonné en 1971 aux États-Unis. Cet abandon ne signifie nullement la fin de l’analyse économique dans les politiques publiques.

Dans un troisième temps, la mise en économie de l’environnement va être parachevée avec l’avènement du néolibéralisme. Soraya Boudia, historienne et sociologue des sciences, évoque une « offensive conservatrice qui cherche à faire du marché le seul horizon politique de manière à étouffer toute alternative au capitalisme » [32]. Le contexte des années 1970 est marqué par la montée de mouvements de contestation environnementalistes, avec la création d’ONG comme Greenpeace ou Friend of the Earth, mais aussi par la publication du rapport Meadows – The limits to growth. La prise de conscience que la pollution cause des effets irréversibles, que certaines ressources pourraient venir à manquer ou encore que les décisions technoscientifiques ne font l’objet d’aucun débat démocratique, progresse dans la société. Comme conséquence, de nouvelles législations environnementales sont promulguées : National Environment Policy Act, Clean Air Act, Clean Water Act, etc. L’agence de protection de l’environnement (EPA) est créée aux États-Unis en 1970.

La contre-offensive des milieux industriels ne tarde pas, appuyée par des think tanks comme la Commission trilatérale ou l’Heritage Foundation [33]. Leur critique porte sur les politiques publiques – notamment environnementales – qui pénalisent l’économie et l’emploi alors que les Trente Glorieuses Trente glorieuses Période des trente années suivant la dernière guerre, entre 1945 et 1975, au cours de laquelle la croissance économique a atteint dans les pays occidentaux des taux très élevés, beaucoup plus élevés que dans les périodes antérieures. Ce taux élevé de croissance est essentiellement dû à la conjonction de plusieurs catégories de facteurs comme le progrès de la productivité, la politique de hauts salaires, la régulation par les pouvoirs publics, etc.
(En anglais : The Glorious Thirty)
se terminent et que la croissance ralentit inexorablement. Le lobbying est intense et les affirmations scientifiques illustrant les dégâts environnementaux de l’économie sont vivement combattues par ces mêmes milieux industriels, notamment par le financement d’études contradictoires. Parallèlement, les opposants aux nouvelles politiques environnementales réclament, avec succès, que ces législations fassent l’objet d’évaluations incluant des analyses cout-bénéfice. L’idée sous-jacente est de contraindre les promoteurs des politiques environnementales à prouver que leurs propositions ne nuisent pas à l’économie – et accessoirement aux intérêts des industriels. L’EPA va dès lors consacrer de plus en plus de moyens à l’analyse économique, pour justifier du bien-fondé de ses propositions et ainsi contribuer à légitimer l’analyse économique des politiques environnementales.

Paradoxalement, de nombreux partisans de la protection de l’environnement vont devenir les promoteurs des solutions de marché, dont les méthodes demeurent imparfaites et souffrent pourtant de nombreuses critiques. Cet état de fait est toujours à l’œuvre de nos jours dans le discours de certaines agences environnementales et ONG. L’administration Carter va encourager ces pratiques en réclamant la preuve que les politiques environnementales ne sont pas nuisibles à l’économie, ce que renforcera encore Reagan dès son accession au pouvoir. Les politiques environnementales, mais c’est le cas pour de nombreuses politiques publiques, se sont vu imposer une exigence d’efficacité économique et gestionnaire par l’obligation de mesure permanente des couts et des bénéfices engendrés. Avec les résultats que nous connaissons…


Article paru dans le Gresea Échos 105, Peut-on concilier économie et écologie ?, mars 2021.


Pour citer cet article : Romain Gelin, "L’environnement encastré dans le marché", Gresea, juin 2022.


Photo : Manchester from Kersal Moor William Wylde (1857), Flickr.

Notes

[1. Nous ne traiterons pas ici d’autres courants de pensée, par exemple des socialistes utopiques comme Fourier qui ont développé une critique écologique des dérives de la société industrielle et capitaliste dès le début du XIXe siècle ou des intuitions de Proudhon qui avait aussi pressenti le lien entre la propriété moderne capitaliste et les dégâts environnementaux. Bien que ces penseurs aient pu avoir une pensée précoce sur ces questions, elle est bien souvent restée marginale dans leur œuvre et n’a pas été déterminante par la suite dans les politiques environnementales.

[2. Boutillier, S. et Matagne, P. « Une histoire asynchrone de l’économie et de l’écologie, et de leurs " passeurs " », VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Volume 16 Numéro 1 | mai 2016.

[3. Cité dans Abdelmalki L., et Mundler, P. (2010) Économie de l’environnement et du développement durable. De Boeck Supérieur.

[4. Audier, S. (2017), La société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation. Paris, La découverte. p.631. Jevons introduit le concept d’utilité marginale et l’idée que la valeur ne dépend pas du travail (comme chez Smith ou Marx) mais de l’utilité des biens.

[5. Audier (2017) Ibid.

[6. Spash, C., « The development of environmental thinking in economics », Environmental Values, Vol. 8, No. 4 (November 1999), pp. 413-435.

[7. Laurent, E. et Le Cacheux, J. (2015). Économie de l’environnement et économie écologique. Les nouveaux chemins de la prospérité, Armand Colin, 2e édition.

[8. Godard, O. (2004). « La pensée économique face à la question de l’environnement », Cahier du laboratoire d’économétrie n°2004-025, CNRS et Polytechnique.

[9. Sandmo A. (2015), The early history of environmental economics, Review of Environmental Economics and Policy : 9(1) : 43-63.

[10. Ce numéro ne s’attardera pas sur la définition des différents types de biens collectifs ou sur la notion de communs. Sur les communs, nous renvoyons par exemple le lecteur à l’article de Combes, J-L., Combes-Motel, P. et Schwartz, S. « Un survol de la théorie des biens communs », Revue d’économie du développement, vol. 24, no. 3-4, 2016, pp. 55-83.

[11. Par exemple, Smith, R. T. (1981). « Resolving the tragedy of the commons by creating private property rights in wildlife ». CATO Journal, 1(2) : pp. 439-468.

[12. Pour une description plus détaillée de ces méthodes, voir Laurent & Le Cacheux, 2015, op. cit. ou Pearce, D. (2002). « An Intellectual History of Environmental Economics ». Annual Review of Energy and the Environment.

[13. Scherrer, S., (2001), « Méthodes des coûts de transport, des prix hédoniques, d’évaluation contingente. Transfert des estimations ». Série Méthodes n° 01-M01, Ministère de l’Environnement (France), Direction des études économiques et de l’évaluation environnementale.

[14. Willinger, M., (1996), « La méthode d’évaluation contingente : de l’observation à la construction des valeurs de préservation », dans Nature, sciences, sociétés, 4 (1).

[15. Solignac, M. (2009). « Évaluer le prix de la vie », Regards croisés sur l’économie, vol. 5, no. 1, pp. 50-53.

[16. Sagoff, M. (2004). Price, Principle, and the Environment. Cambridge, Cambridge University Press, évoqué dans Milanesi, J.(2011), " Une histoire de la méthode d’évaluation contingente ", Genèses, vol. 84, no. 3, 2011, pp. 6-24.

[17. Colson & al. (2009), « La fonction récréative de la forêt wallonne : évaluation et pistes de réflexion pour son intégration optimale dans l’aménagement intégré des massifs », dans Forêt wallonne n°101, juillet-aout 2009.

[18. Milanesi 2011, op.cit.

[19. Commission européenne, COM (92)23, cité dans Milanesi, J. (2007) La méthode d’évaluation contingente en question. Critique, requalification et illustration par la mesure de la demande en assainissement à Moshi (Tanzanie). Economies et finances. Université de Pau et des Pays de l’Adour.

[20. Pestre, D. (2016). « La mise en économie de l’environnement comme règle. Entre théologie économique, pragmatisme et hégémonie politique », Écologie & politique, vol. 52, no. 1, 2016, pp. 19-44.

[21. Ibid.

[22. Beder, S. (2011) « Environmental economics and ecological economics : the contribution of interdisciplinarity to understanding, influence and effectiveness », Environmental conservation, 140-150.

[23. Euractiv.com, « Official : EU taking first steps to bring forestry into carbon market », 22 octobre 2020.

[24. Novethic.com, « Seule 1% de la population mondiale est responsable de la moitié des émissions de l’aviation », 1er dec. 2020.

[25. Boudia, S. « 7. Gouverner par les instruments économiques. La trajectoire de l’analyse coût-bénéfice dans l’action publique », dans Pestre, D. (2014). Le gouvernement des technosciences. Gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945. Paris, La Découverte, pp. 231-259.

[26. Boudia, S. « Des instruments pour mettre en économie l’environnement. L’économicisation par approximation et occultation », Écologie & politique, vol. 52, no. 1, 2016, pp. 45-61.

[27. Nous parlons ici de « rationalité » au sens de l’économie dominante, c’est-à-dire une rationalité essentiellement basée sur la maximisation sous contrainte budgétaire, qui vise à minimiser les couts et maximiser les profits.

[28. RFF est un think tank fondé à la demande du président Truman et initialement financée par la fondation Ford, dont le but est d’analyser l’approvisionnement du pays en ressources naturelles. La plupart des chercheurs de la RFF sont des économistes dont les travaux seront influents dans la conception des politiques environnementales et l’évaluation économique des ressources naturelles.

[29. La RAND Corporation est un think tank fondé par des membres d’agences fédérales américaines (War department, Air Force, bureau de recherche et développement) et des industriels (Douglas Aircraft Company), le tout financé par la Ford Foundation. Son but est de lier recherche opérationnelle et recherche fondamentale et d’influer sur la définition des politiques publiques. Elle emploiera pas moins de 32 prix Nobel, principalement en économie (Arrow, Nash) et en physique et de nombreuses personnalités politiques ou du monde des affaires, y compris européennes.

[30. Boudia, 2016, op. cit.

[31. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Mc Namara avait été embauché par Ford pour renforcer sa gestion en temps de guerre, et avait mis en œuvre les techniques d’Alfred Sloan chez General Motors. Sloan est connu pour la mise en place d’une gestion où chaque division de l’entreprise est jugée par sa rentabilité au regard du capital investi.

[32. Boudia, 2016, op.cit.

[33. Boudia, 2016, ibid.