L’économie – et l’emploi – à Bruxelles évoluent depuis longtemps vers la tertiarisation des activités avec ses ouvriers en cols plus gris que blancs. La transition se faisait cependant, largement, à l’intérieur d’un cadre inchangé avec, à l’autre bout de la table, un employeur quasi identique. C’est une donnée que la "franchisation" est en passe de changer radicalement. C’est le fruit d’une stratégie patronale qui appelle une riposte syndicale, à inventer.

Quelque 615.000 personnes travaillent à Bruxelles, dont une grosse moitié de Bruxellois, environ 360.000 (chiffres de 2004). Elles travaillent où et dans quelles conditions ? Là, le terrain devient plus mouvant. C’est que l’emploi, à Bruxelles, tend à se fragmenter – ni pour un mieux, on s’en doute, ni par hasard, car il y a derrière cette évolution des stratégies patronales.

L’une d’elle, parmi les plus révélatrices de ce mouvement d’affaiblissement des travailleurs vis-à-vis des employeurs, est la franchisation des activités industrielles et commerciales. C’est tendance.

Voici peu, Marc Oursin, l’administrateur délégué de Carrefour, s’en vantait. "Nous avons ouvert une cinquantaine d’Express en 2007 (et une vingtaine en 2006) et nous en ouvrirons 70 de plus en 2008. Ces magasins, tous exploités par des indépendants, sont rentables et gagnent des parts de marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
." [1] Faisons les comptes : sur les 169 GB Express en service en 2008, tous sont franchisés, et c’est le cas de la plupart des supermarchés GB, 310 sur 372, auxquels s’ajouteront, d’ici à la fin de l’année, 80 nouveaux magasins et… autant de nouvelles franchises. Elles sont rentables parce que les travailleurs "ne disposent pas des mêmes avantages que les salariés de Carrefour" et, l’un va avec l’autre, parce qu’il "n’existe pas de représentation syndicale" dans les magasins franchisés, confie Dominique Eeman, qui dirige cette restructuration [2].

 Ilots asociaux

C’est tendance et pas seulement dans la grande distribution. Quelques exemples. En 2004, les bureaux régionaux d’Axa de Liège, Charleroi, Namur, Courtrai et Gand sont franchisés. Sur les 49 garages Auto 5 (groupe français Norauto) en 2002, 11 sont franchisés. Les multinationales américaines ne sont pas en reste. McDo, chez nous, en 2004, c’est 80 salariés en nom propre contre 2.000 employés via les franchisés. Et en 2006, aidé par un bénéfice record de 23 milliards de dollars, Shell annonce la fermeture de 50 de ses 260 stations-service en Belgique, l’automatisation de 60, les 150 restantes passant sous franchise. [3]

Si on cherche à déceler les grandes tendances de l’activité économique à Bruxelles, c’est un bon point de départ. La franchise, c’est la combinaison d’un mouvement de concentration du capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
avec une déconcentration des points de vente et unités d’activités. Et c’est, on l’a vu, une manière de précariser les travailleurs : ils ne bénéficient plus des mêmes avantages et droits sociaux, ni des moyens de s’organiser syndicalement. Abandonnés à eux-mêmes sur des îlots franchisés.

  L’homme invisible

Mais, commençons par clarifier le concept. La franchise, c’est quoi ? La franchise correspond à un contrat qui lie un franchiseur (une entreprise propriétaire d’une marque ou d’une enseigne – et donc des bénéfices du système) et des franchisés qui, tout en étant des opérateurs indépendants les uns des autres, font partie d’un même “réseau“. Le franchisé exploite pour compte propre son affaire. Il a risqué du capital Capital dans le partenariat avec le franchiseur. Mais il n’est pas libre de faire ce qu’il veut. C’est un indépendant … dépendant. Il en va plus ou moins de même de ses travailleurs : ils sont employés par leur petit patron franchisé mais alimentent les bénéfices du franchiseur, avec lequel ils n’ont plus aucun rapport, il est devenu invisible. A tel point que certains parlent, dans ce contexte, "d’entreprises sans patron".

Le patron (franchiseur) reste naturellement omniprésent. C’est lui qui met à disposition une marque, lui qui assure une surveillance permanente et, lui encore, qui impose des méthodes d’exploitation adaptées et contrôlées en permanence. C’est le franchiseur qui dicte ses conditions. C’est lui qui possède tous les droits liés à la marque. C’est lui qui répond de sa gestion devant les actionnaires. Et c’est parce que ce capitaliste a étouffé une partie de la concurrence sur le marché qu’il peut vassaliser des indépendants – et par ricochet les travailleurs – afin de déployer les tentacules de son réseau de franchises.

Peut-on apprécier l’ampleur du phénomène ? D’évidence, les indices sont assez nombreux pour qu’on puisse affirmer que la franchise se développe et prend de l’extension, à Bruxelles comme ailleurs. En France, il y a eu multiplication par sept du nombre du réseau d’enseignes franchisées : "Il faut attendre les années 70 pour voir se développer réellement ce mode de distribution de franchise de commerce. En une dizaine d’années, le nombre de réseaux d’enseignes de magasins en franchise passe d’une trentaine à plus de 200. Les années 80 voient le nombre de réseaux d’enseignes de magasins en franchise plus que tripler." [4]

L’absence de statistiques en la matière, à Bruxelles, est cependant criante. Impossible de connaître le nombre exact d’activités franchisées, idem pour le nombre et le statut des travailleurs concernés. Pour tenter d’y voir clair, il nous faudra procéder comme le faisaient auparavant les marins en haute mer, en prenant appui sur les rares repères à portée du sextant…

  Premier repère : les travailleurs indépendants

Les franchisés entrent dans la catégorie des indépendants. A défaut de connaître les premiers, jetons donc un coup d’œil sur les seconds. A Bruxelles, selon l’Observatoire bruxellois de l’Emploi [5], fait notable, on compte en effet de plus en plus d’indépendants depuis une dizaine d’années.

En 1995, la Région bruxelloise comptait ainsi 62.969 personnes assujetties au statut social d’indépendants. En 2005, ce chiffre s’élève à 72.886. On a donc une progression de l’ordre de 17% – et sensiblement plus forte qu’en Flandre (16 %) et qu’en Wallonie (8,7 %). Si on prend en outre la peine de comparer l’évolution des postes indépendants avec l’emploi salarié à Bruxelles, on s’aperçoit qu’elle est, là aussi, sensiblement plus forte puisque, sur la même période, l’emploi salarié n’augmente que de 10,8% (de 555.549 postes en 1994 à 615.578 en 2004 [6]) et seulement de 10,3% si on restreint le calcul aux travailleurs salariés domiciliés à Bruxelles (1992-2004).

Donc, un emploi "indépendant" en progression largement supérieur à celle de l’emploi salarié et, avec lui, sans doute, du secteur franchisé.

 Deuxième repère : le secteur de la distribution

Grâce une enquête menée par le bureau de consultants Ernst and Young mandaté par la fédération des franchiseurs (FDF), nous savons que les franchisés se retrouvent majoritairement dans la distribution.

C’est ce que montre le tableau [7] de la ventilation des franchises par type d’activités en Belgique en 2007.

Distribution 66%
Services 18%
Production 7%
Cinq autres catégories retenues 9%

L’indigence des données statistiques disponibles nous oblige une fois de plus à raisonner par analogie. On pointera ainsi l’importance des commerçants à Bruxelles à l’intérieur de la catégorie des indépendants. En 1995, ils représentent 40 % des indépendants à Bruxelles, et cette proportion monte à 42,4 % en 2005 : les commerçants constituent la catégorie d’indépendants la plus importante en Région bruxelloise. Les professions libérales et les métiers de l’industrie ne représentent respectivement que 32,5% et 18,5%.

On peut dès lors formuler l’hypothèse que l’augmentation des commerçants à Bruxelles est indicatif d’une croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
du nombre des franchisés, ceux-ci étant majoritairement actifs dans ce segment socioprofessionnel.

 Troisième repère : l’échelle des volumes

L’étude déjà citée d’Ernst and Young indique que la taille des établissements tenus par les franchisés est assez modeste. 53% des établissements ont moins de 250m2 et, si l’on ajoute la part comptant entre 250 et 400 m2, soit 12%, on arrive à 65% d’établissements dont la surface est inférieure à 400 m2. Dit autrement, on a essentiellement affaire à des PME. Plus il y a de PME dans le secteur des commerces pour une région déterminée, plus on pourra supputer, à titre de probabilité, que la part des franchisés y est importante.

Qu’observe-t-on pour Bruxelles ? En compulsant les données en provenance de l’Union des classes moyennes (UCM), on s’aperçoit que la progression, entre 1999 et 2005, des établissements commerciaux de petite taille, comptant de 5 à 9 et de 10 à 19 travailleurs salariés, a été la plus forte, avec des augmentations de 23 % pour les premiers et de 28 % pour les seconds. Cela correspond, assez typiquement, au profil des magasins franchisés, et conforte l’hypothèse d’une extension tendancielle de la restructuration des grandes entreprises en unités déconcentrées. D’autant que les établissements n’employant pas de travailleurs salariés sont en diminution (de 6.756 unités en 1999 à 6.335 en 2005).

 Quatrième repère : la concentration du capital

En termes de contexte macro social, on notera que la montée des franchises est corrélable à un autre phénomène, la concentration du capital. Avec les franchises, en effet, on a affaire, en termes de processus, à un couplage entre déconcentration et concentration. Ce processus procède du principe qui veut que plus le capital est concentré, plus il a les moyens de se reproduire et de démultiplier les points d’ancrage de son réseau. Qu’en est-il pour Bruxelles ?

Nous en trouvons un indice à Bruxelles où, d’après les données [8] présentées par l’Union des classes moyennes, le nombre d’employeurs dans le commerce de détail tend à diminuer (de 9.962 en 1995 à 9.805 en 2005) alors que le nombre d’établissements, lui, est en augmentation (3.941 en 1995 contre 4.422 en 2005).

En un mot comme en cent, en une décennie à Bruxelles, on constate qu’il y a moins d’employeurs dans le secteur du commerce et plus d’établissements. C’est, selon nous, un indice de concentration croissante du capital à Bruxelles, un contexte somme toute concomitant à la montée de la franchise.

Remontons le système des poupées russes que constituent ces quatre repères pour constater, primo, qu’il y a augmentation du nombre des indépendants à Bruxelles, secundo, qu’ils sont, tout comme les franchisés, majoritairement actifs dans le commerce de détail, tertio, qu’ils opèrent principalement dans des petites structures de type PME et, quarto, que dans l’ensemble l’évolution conduit à un plus grand nombre de magasins pour un nombre décroissant d’employeurs, donc à une fragmentation de ce secteur économique sous l’effet d’une stratégie de franchisation par déconcentration.

  En guise de conclusion

L’évolution esquissée pose plusieurs défis. Celui, d’abord, d’une insidieuse invasion du code du travail par le code du commerce, comme le relevait Gérard Filoche dans sa critique des projets de réforme du code du travail en France : "La nouvelle rédaction de la partie législative du code met en œuvre la directive Bolkestein et montre bien que l’alignement par le bas des conditions de travail des salariés européens passera sans doute autant par l’emploi de faux "travailleurs indépendants" que de salariés. Et déjà, en Belgique, des boîtes d’intérim proposent même des "travailleurs indépendants" venus des pays de l’Est".

Celui, ensuite, des ripostes syndicales devant un phénomène qui, d’évidence, ne se limite pas au seul cas des franchises, comme le dossier de la chaîne de magasins de parfumeries Planet Parfum l’a récemment rappelé : bien que propriétés à 100% d’un holding Holding Société financière qui possède des participations dans diverses firmes aux activités différentes.
(en anglais : holding)
unique (Albert Frère), les 61 magasins de la chaîne ont été morcelés en autant de "mini-sociétés" de moins de 49 personnes pour bloquer la constitution d’une représentation syndicale. Les franchises, d’évidence, s’inscrivent dans ce mouvement qui, à entendre le patron de leur fédération, ne cesse de gagner du terrain avec, rien qu’en 2006, ouverture de 500 nouveaux magasins franchisés. Le chiffre d’affaires Chiffre d’affaires Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
du secteur "pèse" déjà 8 milliards d’euros, soit 3% du PIB PIB Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
. [9]

D’évidence, il y a à cela de bonnes raisons, comme l’indiquait le journal Le Soir voici peu : "Dans un supermarché intégré faisant partie d’un grand groupe de la distribution et chez un franchisé, géré par un indépendant, les conditions de travail sont radicalement différentes. Dans un Delhaize ou un Carrefour, les caissières et employés travaillent 35 heures par semaine, ont un contrat longue durée, voient leurs frais de transport remboursés, peuvent travailler le dimanche avec un salaire à 300% et sont rémunérés à 150 % après 18 heures, à 200 % le samedi. Tout cela grâce à la présence de délégations syndicales dans les supermarchés intégrés. Ce n’est pas le cas dans les supermarchés franchisés." [10]

Cela suppose une riposte adaptée à ces nouvelles formes d’organisation du travail et, sans doute, au préalable, la mise en œuvre d’une radioscopie socioéconomique à basse altitude du secteur, détaillant avec précision quels en sont les acteurs, les capitaux, les salariés, les constructions juridiques et montages financiers. Ceci n’en est qu’une première esquisse.