Face à l’urgence et à la gravité de la situation environnementale, il est évident que chaque acteur et secteur d’activité – y compris le secteur socio-culturel – a un rôle à jouer pour (tenter de) limiter le désastre. Mais il est tout aussi évident que les torts et les responsabilités ne sont pas équitablement partagées. Et surtout, que le problème est structurel, ce qui signifie que les solutions doivent l’être aussi. Or, les structures dominantes aujourd’hui ont un nom qu’il faut pouvoir prononcer : le capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
.

Les anglophones utilisent une expression amusante pour désigner un problème manifeste, mais que personne ne souhaite mentionner : « l’éléphant dans la pièce » (the elephant in the room). En matière de lutte environnementale, on peut dire que l’éléphant dans la pièce se nomme « capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
 ». Impossible, en effet, de ne pas voir qu’il est au cœur du problème. C’est que le capitalisme repose, entre autres, sur la propriété privée des moyens de production et sur une exigence d’accumulation Accumulation Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
illimitée. La première se traduit donc par des décisions économiques prises par et en fonction d’une multitude d’intérêts Intérêts Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
particuliers sans considération pour l’intérêt général, tandis que la seconde rejette par définition toute solution qui ne serait pas compatible avec une logique de croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
. Difficile, dans ces conditions, d’espérer ramener notre modèle économique dans des limites compatibles avec la sauvegarde de la vie sur terre, a fortiori si l’on souhaite le faire de la façon la plus démocratique et équitable possible.

Et pourtant, on continue trop souvent de faire comme si « l’éléphant » capitaliste dans la pièce n’était pas là [1]. Cette cécité (volontaire ?) conduit dès lors à mettre en avant des solutions dérisoires et/ou vouées à l’échec.

Il en va ainsi, par exemple, des appels colibristes [2] à ce que chacun fasse sa part, aussi infime soit-elle, pour affronter le désastre. Au risque d’oublier (ou de faire semblant d’oublier) qu’on n’a jamais éteint un feu à coup de gouttes d’eau… a fortiori lorsque certains continuent en même temps de l’arroser d’essence. Un exemple parmi tant d’autres : ces dernières années, le développement de l’aéroport de Liège a annulé à lui seul les efforts de réduction des gaz à effet de serre du reste de la Wallonie… [3]

Plus largement, selon Oxfam, « les 1% les plus riches de la planète émettent maintenant plus de deux fois plus de CO2 que la moitié la plus pauvre de la population mondiale » [4]. Et en 2017, une autre étude a calculé que les 100 plus grosses entreprises du monde étaient responsables de 70% des émissions mondiales de CO2 [5]. Dans ce contexte, la logique – et la décence – voudraient qu’on commence par là avant de demander à Monsieur et Madame tout le monde de faire pipi sous la douche.

 Structures et responsabilités

Il y a toutefois deux écueils à éviter dans ce type de raisonnement. Le premier consiste à confondre responsabilité différenciée et absence de responsabilité. Que le gros des efforts à fournir dépendent d’une minorité d’acteurs ne signifie pas que les autres ne doivent pas agir. Il est parfaitement sain, et à vrai dire nécessaire, que tout le monde s’interroge sur la soutenabilité ou non de ses modes de consommation, de déplacement, de loisirs, etc. C’est d’autant plus vrai dans nos pays riches où une grosse majorité de la population s’est habituée à des modes de vie impossibles à généraliser à l’échelle de la planète [6].

Mais le deuxième écueil consiste aussi (et surtout) à ne pas voir que le problème est structurel, et qu’il appelle donc des solutions qui, précisément, s’attaquent aux structures plutôt qu’aux acteurs et aux comportements qui en sont (largement) dépendants. Pour le dire autrement, même en pondérant et en hiérarchisant les efforts par degré de responsabilité, on n’arrivera à rien si on ne touche pas au cadre dans lequel ces « efforts » se déploient.

 Les parties et le tout

On en trouve un bon exemple dans les plans de « compensation carbone » mis en avant par de nombreuses entreprises ou industries dans le cadre de leur stratégie de « neutralité carbone à horizon 2050 ». Sans même rentrer dans les nombreux problèmes que pose le principe même de la « compensation » [7], Oxfam nous rappelle qu’« il est mathématiquement impossible de planter suffisamment d’arbres pour atteindre les objectifs zéro émission nette cumulés annoncés par les gouvernements et les entreprises, car il n’y a tout simplement pas assez de terres » (c’est nous qui soulignons) [8]. C’est ce qu’on appelle un sophisme de composition : penser (ou faire croire) que ce qui vaut pour une partie vaut pour le tout.

Or, ce sophisme (que l’on retrouve à l’identique en matière d’électrification du parc automobile, par exemple, ou encore de production de « carburants alternatifs ») est l’expression même des contraintes structurelles du capitalisme que nous avons évoquées ci-dessus, à savoir la propriété privée des moyens de production et l’exigence d’accumulation illimitée. Sans une planification Planification Politique économique suivie à travers la définition de plans réguliers, se succédant les uns aux autres. Elle peut être suivie par des firmes privées (comme de grandes multinationales) ou par les pouvoirs publics. Elle peut être centralisée ou décentralisée.
(en anglais : planning)
minimale à l’échelle macroéconomique, rien ne garantit que l’addition de décisions individuelles de la part des entreprises pourra donner des résultats satisfaisants, surtout dans un contexte où ces mêmes entreprises continuent de se faire concurrence pour croître le plus possible…

 L’impasse de la vertu

Dans ce contexte, se contenter de pointer du doigt les gros pollueurs sans mettre en cause les structures qui les soutiennent (et les encouragent) risque donc de ne pas suffire. Pour s’en convaincre, faisons une petite expérience de pensée. Supposons qu’un dirigeant d’entreprise décide spontanément de réduire son activité pour la rendre compatible avec les limites planétaires. Supposons également qu’il accepte de redistribuer la richesse Richesse Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
restante de manière à ce que personne dans son entreprise n’y perde (trop). Dans un contexte où rien ne l’y oblige, et où, au contraire, tout le pousse plutôt à faire exactement l’inverse, on mesure déjà la probabilité d’un tel scénario... Rappelons à ce propos le sort qu’a connu le chantre (pourtant modéré) de la responsabilité écologique et sociale des entreprises, l’ancien PDG de Danone, Emmanuel Faber. En 2021, celui-ci est démis avec fracas de ses fonctions sous la pression d’actionnaires qui lui reprochent, entre autres, ses piètres résultats financiers… Conclusion d’un éditorialiste de la RTBF : « c’est bien d’avoir des projets sociétaux, mais il faut aussi et d’abord s’occuper de sa comptabilité et des rayons alimentaires ». [9]

Mais admettons que ce dirigeant éclairé existe et qu’on le laisse faire(on l’aura compris, si l’entreprise est cotée en bourse Bourse Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
, c’est donc déjà exclu. Alors ses concurrents moins vertueux se jetteront simplement sur les parts de marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
laissées vacantes et le résultat net sera nul d’un point de vue environnemental.

Le fait est que sans reprise en main collective de l’économie pour la mettre au service Service Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
d’autre chose que l’accumulation de profit par et pour une minorité, il n’y aura pas de solution à la hauteur de la catastrophe écologique. Et dans la mesure où une telle reprise en main est en contradiction directe avec les fondements mêmes du capitalisme, il va falloir choisir à relativement brève échéance entre le capitalisme ou la planète. Un choix qui devrait être facile à faire, mais qui se heurte précisément à la puissance acquise par la (re)production structurelle des logiques capitalistes. Un constat qui avait d’ailleurs déjà poussé le théoricien marxiste Fredric Jameson à déclarer en 1994 : « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » [10].

 Desserrer l’étau

C’est que, par définition, nous sommes toutes et tous pris à des degrés divers dans ses contraintes. Quand des travailleurs de l’aéroport de Liège se mettent en grève au nom de l’emploi pour soutenir leur direction contre un durcissement (timide) des contraintes environnementales, par exemple [11], ce n’est pas tant par aveuglement que parce qu’ils dépendent objectivement de ces emplois qui détruisent pourtant la planète (et bien souvent leur propre corps). Mêmes les consommateurs, cette figure mythique de l’individu libre et souverain que l’on convoque trop souvent pour justifier les pires excès – « après tout, si les gens n’achetaient pas, ces entreprises n’existeraient pas ! » -, même ces « consom’acteurs », donc, n’ont bien souvent pas le choix de ce qu’ils consomment, ni même (surtout) le choix de consommer tout court [12].

Encore une fois, s’il est donc nécessaire et salutaire de s’interroger sur nos propres comportements et habitudes, il est tout aussi nécessaire de toujours garder en tête ce que ces derniers doivent au système qui les favorise, voir les impose. Dès lors, plutôt que de viser une exemplarité que tout concourt à rendre difficile – et même largement impossible –, l’enjeu consiste peut-être surtout à desserrer l’étau capitaliste partout où c’est possible, notamment pour se ménager un maximum d’espaces et de moments de réappropriation collective de nos conditions d’existence : sur nos lieux de travail (à travers des assemblées de travailleur·euses ou des mouvements de grève), dans nos quartiers (en y déployant de nouvelles pratiques d’entraides ou d’autogouvernement), dans nos loisirs (en essayant de rompre avec les logiques marchandes et individualisantes)...

On ne pourra toutefois généraliser ces moments et ces espaces qu’en se confrontant collectivement et directement avec les structures dominantes et ceux qui en bénéficient. Ce qui soulèvera, tôt ou tard, la question de la violence Un autre « éléphant dans la pièce » tant celle-ci reste un sujet tabou alors même qu’elle se fait de plus en plus présente dans la répression des mouvements écologistes, ainsi que dans les conséquences plus larges des emballements environnementaux en cours [13].


Pour citer cet article : Cédric Leterme, "L’éléphant dans la pièce", Secouez-vous les idées 127, novembre 2023.


Photo : The elephant in the room, Anokarina, Flickr.

Notes

[1Lire, entre autres : F. Lordon, « Maintenant il va falloir le dire », La pompe à phynance(Blog du Monde diplomatique), 30 novembre 2021.

[2Du nom du « Mouvement colibris » fondé notamment par Pierre Rabhi et qui tire son nom d’une légende amérindienne selon laquelle, face à un terrible incendie ravageant une forêt, « Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! » Et le colibri lui répondit : « Je le sais, mais je fais ma part. » » (cf. le site du mouvement : www.colibris-lemouvement.org). Outre l’authenticité controversée de cette « légende », on lui a surtout beaucoup reproché d’incarner une « écologie des petits gestes » aveugle aux rapports de force et aux déterminants structurels de la crise environnementale. Lire, par exemple : M. Faujour, « Les colibris n’éteindront pas l’incendie », Le Monde diplomatique, octobre 2017.

[3Selon les calculs du climatologue liégeois Pierre Ozer, lire : P. Ozer, « Les émissions de CO2 à Liège Airport explosent et annulent la totalité des efforts wallons de réduction de dioxyde de carbone », ORBi (ULiège), 16 février 2021.

[4« Les inégalités des émissions en 2030 », Note d’information conjointe, Oxfam-IEEP, novembre 2021.

[5« Carbon Majors Report 2017 », Carbon Disclosure Project, 2017.

[6Pour une idée de ce que l’on pourra encore se permettre en termes de consommation matérielle dans une société réellement « durable », lire notamment : P. Bihouix, L’Âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Paris, Seuil, 2014.

[7À ce propos, lire par exemple le dossier « Neutralité carbone – Fuite en avant climatique » du GRESEA Echos (n°110, juin 2022).

[8« Pas si net. Objectifs climatiques « zéro émission nette » : conséquences sur l’équité foncière et alimentaire », Oxfam, août 2021.

[9« C’est l’histoire du PDG de Danone qui vient de perdre la moitié de ses pouvoirs suite à une fronde des actionnaires… », RTBF.be, 4 mars 2021.

[10F. Jameson, The Seeds of Time, New York, Columbia University Press, 1994.

[11« Grève à Liege Airport : près de 1.000 travailleurs se sont rendus devant le Gouvernement wallon pour soutenir l’extension de l’aéroport et « éviter une catastrophe sociale » », Belga, 11 janvier 2023.

[12Lire à ce propos l’excellent ouvrage d’Anthony Galluzzo, La fabrique du consommateur. Une histoire de la société marchande, La Découverte, Paris, 2020.

[13Sur ces questions, lire par exemple : A. Malm, « Théorie et pratique de la violence du carbone », Le Grand Continent, 25 mai 2022.