Economie sociale de marché est un des termes majeurs utilisés par les autorités communautaires pour qualifier le régime politico-économique en place au sein de l’Union européenne . Cela se trouvait même parmi les valeurs défendues en Europe dans le défunt traité constitutionnel européen. Que signifie exactement cette notion ? Est-elle réellement une combinaison entre économie de marché et dimension sociale ?


Dans le rapport des cinq présidents, rédigé en 2015, les auteurs appellent les acteurs européens à faire de l’Union « un lieu de prospérité reposant sur une croissance économique équilibrée et la stabilité des prix, une économie sociale de marché compétitive poursuivant le plein emploi et le progrès social » [1]. L’économie sociale de marché est un thème récurrent des autorités communautaires. Il semble vouloir dire que le système économique européen est fondé à la fois sur le marché, d’une part, et sur une redistribution des richesses permettant au plus grand nombre d’en profiter aussi, la dimension sociale de l’Europe.

Comme l’écrit Serge Le Quéau sur le site d’Attac France, le terme « économie sociale de marché » est un faux ami [2] C’est un concept fondamental de la théorie économique appelée ordolibéralisme. Cette théorie s’est développée dans les années 1930 en Allemagne en réaction au nazisme et au marxisme. Ses pères fondateurs se nomment Walter Eucken, un économiste, et Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth, deux juristes. Ils publient leurs opinions à partir de 1948 dans une revue intitulée Jahrbuch für die Ordnung von Wirtschaft und Gesellschaft‚ soit Revue annuelle pour l’ordre économique et social. En termes plus restreints, on la nomme Ordo, d’où la qualification du courant dont elle diffuse les idées, l’ordolibéralisme.

Son principe fondamental repose sur la libre existence et le fonctionnement indépendant de l’économie de marché. Mais, dans les années d’après-guerre, le territoire allemand est occupé. Il faut redresser le pays. Les forces armées franco-américano-britannique laissent se développer à l’ouest des théories libérales. Mais il faut les ancrer dans la réalité germanique de l’époque, après des années de nazisme.
Pour les partisans de l’ordolibéralisme, il s’agit donc de mettre en place un État fort qui a pour objectif principal de créer les institutions qui permettront d’une part de fonder un marché qui doit prospérer librement et d’autre part de soutenir l’entrepreunariat. Cela indique la différence essentielle avec le capitalisme néolibéral qui s’épanouit au même moment dans les pays anglo-saxons. Ces derniers prônent au contraire un État minimum dans tous les domaines socio-économiques.
Selon l’ordolibéralisme, une fois ces institutions établies, les pouvoirs publics doivent s’abstenir de quasiment toute intervention. Les piliers sur lesquels repose cette certitude sont la politique monétaire et le respect de concurrence.
En ce qui concerne la politique monétaire, l’État doit fonder une banque centrale indépendante dont la mission majeure est la lutte contre l’inflation. Ce sont de Jean-Claude Juncker, Donald Tusk, Jeroen Dijsselbloem, Mario Draghi et Martin Schultz, « Compléter l’Unio Serge Le Quéau, « Économie sociale de marché : un faux ami », site Attac France, 4 avril 2005 : https://france.attac.org/archives/spip.php?article4578.n économique et monétaire européenne », Bruxelles, 22 juin 2015, p.4 : https://ec.europa.eu/commission/sites/beta-political/files/5-presidents-report_fr.pdf.s experts qui doivent décider des orientations monétaires du pays. Les tenants de l’ordolibéralisme veulent éviter toute intrusion des pouvoirs publics ou même des citoyens dans la définition des politiques monétaires. C’est le marché et lui seul qui doit pouvoir déterminer le prix des marchandises. La monnaie doit jouer un « rôle neutre ». C’est pourquoi elle doit être gérée uniquement d’une façon technique.

Au niveau de la concurrence, il s’agit d’empêcher qu’un acteur puisse agir sur la formation des prix. Il faut donc prohiber toute formation de monopole, y compris public. C’est la libre concurrence qui doit prévaloir sur toute autre règle économique. Pour cela, des organes anti-trust doivent pouvoir interdire la constitution de firmes ayant une position hégémonique. En fait, cette politique concurrentielle devient de fait l’orientation économique fondamentale du gouvernement, puisque tout autre type d’intervention est, par définition, proscrit.
Contrairement à de nombreux États européens qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, adoptèrent des principes keynésiens basés sur l’intervention régulière de l’État, l’Allemagne, du moins ses dirigeants, s’est très tôt convertie à l’ordolibéralisme. Son principal adepte était Ludwig Erhard, ministre de l’Économie de la RFA [3] de 1949 à 1963, puis chancelier [4] de 1963 à 1966. Il a été l’artisan de la réforme monétaire du pays en 1948. Puis, en 1957, la Bundesbank a été créée selon les règles émises ci-dessus, en succession de la Bank deutscher Länder (BdL), fondée en 1948 par les Alliés. Elle ne doit suivre aucune injonction fournie par les pouvoirs publics. La même année, l’Office fédéral des cartels est installé, chargé de surveiller le respect strict de la concurrence.
L’économie allemande s’étant redressée de façon spectaculaire, les partisans de l’ordolibéralisme se sont appropriés ces succès et ils ont promu leurs théories au niveau international. En 1959, le parti social-démocrate abandonnant toute référence au marxisme se rallie, en fait, également à cette doctrine [5]. Progressivement l’establishment germanique tente de faire adopter les mêmes principes à l’ensemble de la construction européenne.

La conception de ce courant est clairement libérale. Walter Eucken a fait partie à ses débuts, en 1947, de la Société du Mont Pèlerin, cette organisation d’économistes et d’intellectuels défendant le libéralisme à outrance face au keynésianisme ambiant [6]. A l’époque, il en est même le seul représentant universitaire allemand vivant dans son pays [7]. Il en va de même de Wilhelm Röpke, émigré à Genève, autre père de l’ordolibéralisme, qui en sera même le président en 1961 et 1962 et qui conseille le gouvernement Adenauer dans les années 1950 [8].
L’optique de cette doctrine est d’établir les institutions permettant le fonctionnement « efficient » du marché, essentiellement la banque centrale indépendante et l’organe anti-trust, puis de laisser le marché fonctionner. L’entrepreneur privé est totalement libre. La décision sur les investissements nécessaires, en ce compris les biens collectifs, est complètement privatisée. [9]
On observe les effets de cette théorie économique dans les institutions européennes. La Banque centrale européenne (BCE) a adopté la même philosophie que la Bundesbank : indépendance de la direction ; pas de compte à rendre aux citoyens et aux élus ; une seule tâche : lutter contre l’inflation. La politique économique est centrée sur la lutte contre les monopoles. D’où de nombreuses libéralisations de secteurs et son corolaire, la privatisation d’entreprises publiques. La DG Concurrence [10] est sans doute le plus influent et le plus puissant instrument de la Commission, pouvant tout autant décréter le droit communautaire en la matière, l’exécuter et faire office de juge lorsqu’une règle de concurrence n’est pas respectée. Les structures sociales sont les parents pauvres de cette construction. Elles sont à la fois peu développées, sans moyens et sans pouvoirs réels.

Mais le concept d’économie sociale de marché n’est pas seulement trompeur, il est tout bonnement impossible. Il suggère qu’il y aurait des mécanismes autorégulateurs pour corriger les effets socialement néfastes de la concurrence.
En fait, il n’en est rien. Le marché n’a pas pour but de résoudre les problèmes sociaux de la société. Il agit normalement de manière implacable : les entreprises qui ne sont pas suffisamment efficaces (au sens strict de l’adéquation à la demande), celles qui ne sont pas assez solides, celles qui ont pris un risque trop élevé avant le retournement de la conjoncture sont impitoyablement éliminées. On en arrive à ce paradoxe : la concurrence tue les concurrents jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un seul, un monopole.

Cela n’a rien de social. Au contraire, cela entraîne une exigence patronale ininterrompue pour que les salariés acceptent des rémunérations moindres, une flexibilité (ou une précarisation) accrue, des temps de travail effectifs plus longs… De sorte à être compétitif, c’est-à-dire en concordance avec la demande solvable. Avec le risque important que cela ne suffise pas et que donc la firme restructure quand même, qu’elle ferme plusieurs ateliers, départements, usines, bureaux, qu’elle doive même mettre la clé sous le paillasson et donc licencie en masse.
Le terme « social » ne désigne en fait aucunement le travailleur européen dont elle fait peu de cas. La démocratie sociale de marché s’adresse aux consommateurs. En effet, ce sont eux qui, selon l’ordolibéralisme, doivent faire jouer la concurrence et, par là, participer au bon fonctionnement du marché et à la détermination des prix. Ce rôle du « client » ne se vérifie pas dans les faits. Rares sont les personnes qui changent d’opérateur téléphonique ou de fournisseurs d’électricité chaque semaine. En outre, lorsqu’une personne tend à faire baisser les prix en jouant son rôle de consommateur, on pourrait imaginer qu’elle participe à la compression de son propre salaire, compris dans le prix des marchandises, sans trop y prêter attention. Le travailleur collectif européen est actuellement nié.

Contre ces restructurations, les travailleurs peuvent seulement lutter pour obtenir soit l’arrêt des mesures de pertes d’emploi, ce qui est souvent difficile, surtout dans le contexte actuel de crise, soit pour obtenir un plan social plus avantageux permettant aux nouveaux chômeurs de s’en sortir momentanément ou des plans de formation professionnelle afin de s’adapter sans cesse aux besoins des entreprises. Enfin, les pouvoirs publics nationaux sont souvent appelés à la rescousse pour socialiser les pertes du privé engendrées par les conséquences désastreuses de cette politique. Ils peuvent alors apparaître comme ceux qui défendent le « social », qui corrigent les « dérives » du marché.

Même face à des licenciements collectifs d’ampleur le commissaire allemand de l’Entreprise et de l’Industrie de la Commission Barroso, Günter Verheugen [11] a défini clairement la manière avec laquelle les autorités européennes doivent réagir. Lors d’une intervention au parlement européen à propos de la fermeture de l’usine portugaise de General Motors à Azambuja en 2006 et le millier de licenciements qu’elle entraînait, il a dit : « Les décisions de fermeture ou de délocalisation des entreprises leur appartiennent et aucun État ni l’Union européenne ne peut ni ne doit intervenir dans l’affaire – même dans le cas d’Azambuja » . On se trouve ici devant une réponse politique purement ordolibérale : il faut laisser le marché agir et surtout, pour les pouvoirs publics, ne pas intervenir. C’est aux décideurs économiques – ici les dirigeants d’une puissante multinationale américaine - de prendre leurs responsabilités.
Il ajoute lors de cette même explication : « Une politique pour la croissance et l’emploi ne peut être qu’une politique favorable aux entreprises (…). Nous [12] pouvons cependant faire quelque chose – mener une politique, qui crée les conditions cadres, permet aux entreprises d’exercer leur mission – à savoir croître, investir et créer des emplois. Voilà ce que signifie une politique favorable aux entreprises. »
De nouveau, ces propos concordent parfaitement avec le libéralisme à l’allemande. Le rôle de l’État est de créer le cadre dans lequel les firmes pourront évoluer et, dans l’esprit du commissaire, accroître leur compétitivité. Cela veut dire élaborer une législation qui soit adéquate pour que les compagnies puissent accumuler du capital, investir et gagner encore davantage d’argent à l’avenir. Ce n’est qu’à la suite de cet effort que les emplois pourront être conservés et peut-être augmentés. Dans cette conception, le salarié ne doit sa survie qu’au capitaliste, comme par le passé le serf dépendait de son seigneur, l’esclave de son maître.
Selon Cécile Barbier : « Depuis l’application du Traité de Lisbonne [13] l’un des objectifs de l’Union européenne consiste à réaliser une « économie sociale de marché hautement compétitive ». Alors que beaucoup d’analystes ont accentué la dimension sociale du modèle européen de développement, la référence de l’Union européenne est davantage en conformité avec l’ordolibéralisme » [14]. C’est-à-dire l’inverse d’un modèle social.

P.-S.

Cette analyse est extraite du Gresea échos N°91 pp.9-12

Notes

[1Jean-Claude Juncker, Donald Tusk, Jeroen Dijsselbloem, Mario Draghi et Martin Schultz, « Compléter l’Union économique et monétaire européenne », Bruxelles, 22 juin 2015, p.4 : https://ec.europa.eu/commission/sites/beta-political/files/5-presidents-report_fr.pdf.

[2Serge Le Quéau, « Économie sociale de marché : un faux ami », site Attac France, 4 avril 2005 : https://france.attac.org/archives/spip.php?article4578..

[3République fédérale d’Allemagne, soit l’Allemagne de l’ouest

[4Premier ministre en Allemagne

[5Cécile Barbier, « Ordolibéralisme et économie sociale de marché : la voie allemande de l’Europe ? », Observatoire social européen, Paper series, n°10, juillet 2012, p.6

[6Serge Le Quéau, op. cit.

[7Stefan Kolev, “F. A. Hayek as an Ordo-Liberal”, Hamburg Institute of International Economics Research Paper, août 2010, p.7 :http://www.hwwi.org/uploads/tx_wilpubdb/HWWI_Research_Paper_5-11.pdf.

[8Konrad Adenauer est le premier chancelier d’Allemagne fédérale, de 1949 à 1963

[9Aujourd’hui, les syndicats sont représentés à des organes de gestion dans les entreprises. Mais ce système s’est mis en place petit à petit. La première forme de cogestion date de 1951 et concerne les firmes de plus 1.000 salariés dans le charbon, l’acier et les mines. La généralisation ne voit le jour qu’en 1976, sous la chancellerie d’Helmut Schmidt, un social-démocrate : toutes les sociétés de plus de 2.000 salariés doivent avoir un organe de cogestion.

[10La Commission fonctionne à partir de 28 commissaires, ayant à charge une ou plusieurs directions générales (ou DG)

[11,Günter Verheugen, « La compétitivité – la réponse à la restructuration et la concurrence », Débat au parlement européen sur la restructuration de l’industrie de l’Union européenne, Bruxelles, 4 juillet 2006

[12Le « nous » désigne ici les instances européennes.

[13,Qui a succédé au traité constitutionnel bloqué par les référendums en France et aux Pays-Bas en 2005

[14Cécile Barbier, op. cit., p.4