Pour brosser la toile de fond des heurts à répétition entre forces de l’ordre et population en Grèce, pour éclairer la clameur populaire qui s’élève en Espagne et ailleurs, il peut être utile de se mettre à l’écoute du Tiers-monde. Le message sera abrupt. Lors d’un séminaire en avril 2011 à Paris consacré au sort fait aux peuples par les hyperpuissances de l’argent dans un monde globalisé, Firoze Manji s’est tourné vers la salle et, le sourire en coin, lui a adressé ses condoléances. Manji est un vétéran africain de la mise sous coupe réglée du continent noir et il sait de quoi il parle. Là, tout à trac, il s’est dit heureux de voir les Européens en faire à leur tour l’expérience. « Vous vous demandiez peut-être ce qu’a signifié pour nous les fameux plans d’ajustements structurels imposés par l’Occident. Mes amis, vous allez vivre cela en direct. »

Il y a en effet plus qu’un air de ressemblance. A commencer par cette « troïka » qui dicte désormais la politique d’austérité que se voit imposée Athènes. D’aucuns, jusqu’ici, jugeaient peu légitimes – d’une faible assise démocratique – les choix que, de manière fort opaque, la Commission européenne édictait au nom et en lieu et place des États membres. Ce reproche paraît presque dérisoire depuis que, formant triumvirat, la Commission s’est vue épaulée dans sa tâche par la Banque centrale Banque centrale Organe bancaire, qui peut être public, privé ou mixte et qui organise trois missions essentiellement : il gère la politique monétaire d’un pays (parfois seul, parfois sous l’autorité du ministère des Finances) ; il administre les réserves d’or et de devises du pays ; et il est le prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales. Pour les États-Unis, la banque centrale est la Federal Reserve (ou FED) ; pour la zone euro, c’est la Banque centrale européenne (ou BCE).
(en anglais : central bank ou reserve bank ou encore monetary authority).
européenne et le Fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
Monétaire International, l’une et l’autre réputés pour leur imperméabilité à tout contrôle démocratique.

Cette réorganisation autoritaire de la chose publique a reçu un nom officiel : « gouvernance économique ». Comme le plan d’ajustement structurel Plan d’ajustement structurel Ensemble de mesures imposées par les instances internationales - notamment par le FMI - à un pays, afin qu’il sorte de sa situation de crise financière et de déficit des comptes extérieurs. Cela passe généralement par une dévaluation de la monnaie, une réduction des dépenses publiques (administration, enseignement, santé…), des baisses de revenus, la suppression des limitations au commerce international et aux investissements étrangers, le transfert de propriété de ressources nationales à des firmes étrangères, la privatisation de monopoles publics… Les apports de fonds, indispensables à la survie du pays, ne sont livrés qu’au compte-gouttes, par tranches, après vérification des institutions internationales de la réalisation des mesures imposées. L’effet de ces plans est très discutable et très discuté. En Amérique latine, on appelle les années 80, après que Mexique, Brésil et Argentine ont fait appel au FMI pour résoudre le problème de la dette extérieure, la décennie perdue. L’intervention du FMI en 1997 pour faire face à la crise asiatique a été ressentie dans cette région comme un crime de lèse-majesté, organisant à la fois la pauvreté généralisée et l’atteinte à la souveraineté nationale.
(En anglais : Structural adjustment policies)
, son frère cadet conçu dans les années quatre-vingt pour le Tiers-monde, il prend prétexte d’une « crise de l’endettement » pour imposer un traitement de choc fait de coupes claires dans les budgets des États et – la chose est neuve en Europe – dans la formation des salaires.

 Collusion frontale

C’est neuf et c’est inédit. Le président de la Commission, José Manuel Barroso, l’a exprimé ainsi en juin 2010, cela vaut d’être cité en entier : « Ce qui se passe actuellement est une révolution silencieuse – une révolution silencieuse, à petits pas, vers une gouvernance économique plus forte. Les États membres ont accepté – et j’espère qu’ils l’ont bien compris – d’octroyer aux institutions européennes d’importants pouvoirs en matière de surveillance, et un contrôle beaucoup plus strict des finances publiques. » Cette « petite phrase » insolite qui n’a pas eu le don de faire la manchette des journaux a été exhumée par Bérangère Dupuis, du service d’études de la CSC. Aux côtés d’Anne Dufresne, sociologue, professeur à l’UCL, elle en a recadré la machinerie politique et légistique au cours de la conférence-débat organisée sur le sujet par le réseau Éconosphères le 23 septembre 2011.

De cette révolution silencieuse, de cette machinerie portée par un paquet de six directives approuvé (et durci) par le Parlement européen voici peu, on ne retiendra ici que l’élément le plus inquiétant, celui qu’Anne Dufresne qualifie sans ambages d’ « attaque frontale contre les salaires » et de « déclaration de guerre aux syndicats ».

C’est que la formation des salaires serait désormais subordonnée à des objectifs dits de compétitivité qui imposent de contenir les coûts salariaux nominaux, non corrigés de l’inflation Inflation Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
, dans les limites des gains de productivité Productivité Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
, sous peine de fortes amendes (jusqu’à 0,1% du Produit intérieur brut Produit intérieur brut Ou PIB : Richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
, en Belgique, cela fait environ 400 millions d’euros). Et cela sous couvert de lutte contre les « déséquilibres macroéconomiques » dans la zone euro et bétonné par une censure cette fois préalable des budgets nationaux soumis à la Commission européenne par les gouvernements des États membres. C’est véritablement, comme les deux oratrices y insistent, une première. Jusqu’ici, pour l’Europe, les salaires étaient complètement « hors champ », chose que d’ailleurs consacre le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne Union Européenne Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
puisque, en son article 135(5), il énonce que les salaires ne sont pas de la compétence de l’Union. Exclus du champ de sa compétence mais, donc, ciblés par la bande.

Voilà qui, sur papier, met hors jeu toutes les constructions du « compromis social », de la négociation collective entre interlocuteurs sociaux jusqu’aux conventions de l’Organisation internationale du travail Organisation internationale du Travail Ou OIT : Institution internationale, créée par le Traité de Versailles en 1919 et associée à l’ONU depuis 1946, dans le but de promouvoir l’amélioration des conditions de travail dans le monde. Les États qui la composent y sont représentés par des délégués gouvernementaux, mais également - et sur un pied d’égalité - par des représentants des travailleurs et des employeurs. Elle regroupe actuellement 183 États membres et fonctionne à partir d’un secrétariat appelé Bureau international du travail (BIT). Elle a établi des règles minimales de travail décent comprenant : élimination du travail forcé, suppression du labeur des enfants (en dessous de 12 ans), liberté des pratiques syndicales, non-discrimination à l’embauche et dans le travail… Mais elle dispose de peu de moyens pour faire respecter ce qu’elle décide.
(En anglais : International Labour Organization, ILO)
, dont le droit de négocier, de conclure et de mettre en œuvre des conventions collectives est un des axes fondateurs. La révolution silencieuse mérite bien son nom.

 Vice de forme ?

Par un glissement progressif du langage, les salaires ont évolué de « variables d’ajustement » laissées à la libre appréciation des États vers, comme le dit si bien Bérangère Dupuis, de simples « leviers économiques » de compétitivité encadrés par la Commission européenne. Passé à la trappe, le « dialogue social » se mue – concept en cours de construction ? – en monologue économique.

Ce n’est pas tout à fait pour surprendre. Comme rappelle Anne Dufresne, ce n’est pas par hasard qu’on trouve ici la Banque centrale européenne dans les habits du grand modérateur salarial, elle a préparé le terrain en demandant aux services statistiques de l’Union européenne de calculer et de lui fournir régulièrement des données sur l’évolution du « coût salarial Coût salarial Montant de la rémunération réelle et totale versée par le patron ou l’entreprise aux travailleurs actifs. Le terme « coût » est en fait impropre et est considéré uniquement du point de vue de la firme. Il comprend deux éléments : le salaire direct ou salaire poche et le salaire indirect ou différé. Le premier est ce que le travailleur reçoit en propre, sur son compte ou en liquide. Le second comprend les cotisations à la Sécurité sociale (ouvrières et patronales) et le précompte professionnel (voir ce terme). C’est ce que le travailleur reçoit lorsqu’il est en période, momentanée ou non, d’inactivité. En réalité, cet argent sert à payer les inactifs du moment. Mais si le travailleur tombe lui-même dans cette situation, il sera financé par ceux qui restent en activité à cet instant. C’est le principe de solidarité. Le salaire différé fait donc bien partie de la rémunération totale du travailleur.
(en anglais : total labour cost ou, de façon globale, compensation of employees)
unitaire ». Libre à chacun, ensuite, de chercher à quel moment ce qu’Anne Dufresne nomme le « vice de forme initial » a fait dérailler le projet européen : le Traité de Maastricht de 1992-1993 qui a jeté les bases de la monnaie Monnaie À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
unique et de la Banque centrale européenne, « pure production de la finance triomphante » pour reprendre l’expression de François Chesnais [1] ?

Ou l’Acte Unique de 1986 qui, avec ses quatre « libertés » (circulation sans entraves des biens, des services, des personnes et des capitaux), a instauré la primauté absolue du marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
 ? Voire encore le « Marché commun » himself dont on voudra bien se rappeler que Jean Monnet, père fondateur de l’Union européenne, le décrivait en 1953 comme un espace de « libre concurrence » économique censé faire jaillir, sur cette base-là, les « États-Unis d’Europe », fédération « indispensable à la sécurité et à la paix du monde libre » [2] ? Déjà, c’était l’axe Washington-Bruxelles.

 Rebondir...

On peut s’interroger sans pour autant lâcher des yeux la « révolution » en cours. Les arguments pour contester le mouvement généralisé d’écrasement des salaires et des dépenses publiques ne manquent pas, à commencer dans la presse économique qui, pour qualifier la position de la Banque centrale européenne parle, ici, d’une politique monétaire « souvent absurde, entraînant un ‘génocide’ de notre industrie » et, là, d’une « obsession pour l’inflation qui n’est que le énième exemple de généraux livrant une bataille du passé » – mieux : le dernier rapport annuel de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement ou CNUCED : Institution des Nations unies créée en 1964, en vue de mieux prendre en compte les besoins et aspirations des peuples du Tiers-monde. La CNUCED édite un rapport annuel sur les investissements directs à l’étranger et les multinationales dans le monde, en anglais le World Investment Report.
(En anglais : United Nations Conference on Trade and Development, UNCTAD)
(Cnuced CNUCED Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement : Institution des Nations unies créée en 1964, en vue de mieux prendre en compte les besoins et aspirations des peuples du Tiers-monde. La CNUCED édite un rapport annuel sur les investissements directs à l’étranger et les multinationales dans le monde, en anglais le World Investment Report.
(En anglais : United Nations Conference on Trade and Development, UNCTAD)
) ne vient-il pas de rappeler que le « niveau d’endettement public est une conséquence de la crise et non sa cause », qu’avant de devenir des déficits publics, ces derniers étaient largement des dettes privées (bancaires et spéculatives) et qu’une sortie de l’impasse exige non pas plus d’austérité, mais au contraire « une politique budgétaire de soutien à la croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
 » [3] ?

Reste, bien sûr, à définir les formes de la riposte. Pour Anne Dufresne, le diktat de « gouvernance économique » pourrait avoir l’effet salutaire de provoquer un sursaut syndical transnational, le simple fait d’introduire les salaires dans l’arène européenne et, donc, le loup dans la bergerie, obligeant les syndicats à répondre du tac au tac en « européanisant » le combat salarial. Mais ce combat peut aussi, à l’inverse, réaffirmer le droit démocratique consacré par l’Organisation internationale du travail, celui de négocier, conclure et mettre en œuvre des conventions collectives au niveau que le rapport de forces va considérer comme approprié. Le débat est ouvert.

Rendre en quelques lignes la richesse des exposés et des débats de ce "Midi d’Éconosphères" (sous peu en transcription intégrale sur le site du Réseau www.econospheres.be ) oblige d’être partial et partiel. Une traduction est toujours un peu traître…

P.-S.

Cette analyse a été publiée dans la revue Politique n°72 (http://politique.eu.org/spip.php?article2137 ), datée de novembre-décembre 2011.

Notes

[1Dans son petit ouvrage lumineux « Les dettes illégitimes – Quand les banques font main basse sur les politiques publiques », éditions Raisons d’agir, juin 2011 – lequel fait sienne la double revendication de mobilisation populaire d’une annulation des dettes publiques européennes et, pour en identifier l’origine privée, de leur audit.

[2Jean Monnet, « Les États-Unis d’Europe ont commencé », 1955, (Discours et allocutions 1952-1954).

[3Les citations sont respectivement d’Yves de Kerdel, chroniqueur au journal Les Échos (23 novembre 2010), de Samuel Brittan du Financial Times (13 mai 2011) et, pour le rapport Cnuced, du journal L’Écho (7 septembre 2011) – et, gourou de la finance, Martin Wolf de surenchérir dans le Financial Times du 30 septembre 2011 : « Le temps est venu de refaire fonctionner la planche à billets ».