Le "grand machin" disait avec dédain de Gaulle pour désigner les Nations unies. La formule est restée – et va comme un gant au Marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
commun, aujourd’hui Europe des 27. Debray décrira le machin en des termes plus appropriés mais à peine plus charitables : "Prenez la place du Prisunic, flanquez le magasin d’une banque et d’un parking, rasez l’Hôtel de Ville, l’église et le cinéma, et appelez cela « le grand chantier européen »." [1] L’Europe ne soulève pas l’enthousiasme des foules. Les dépliants publicitaires que la Commission européenne imprime à grands frais pour chanter ses propres louanges paraissent à cet égard au mieux pathétiques.
L’Europe n’est pas un sujet sexy. On jugera Perry Anderson d’autant plus téméraire pour avoir produit sur le marché des idées cette brique de quelque cinq cents pages, The New Old World [2], qu’un éditeur français, à supposer qu’il se trouve, signalera sans doute en respectant l’ironie du titre original : un portrait de l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
sous les traits d’un "vieux monde" qui se veut nouveau. On en trouvera ici, renouant avec une tradition de critique d’ouvrages en langue étrangère, un résumé des lignes de force.
Pourquoi ? Il faut peut-être commencer par là. Pourquoi attirer l’attention sur le regard qu’Anderson porte à l’Europe ? Il y a une vieille règle de presse non écrite voulant qu’on ne divulgue pas les choix partisans qui ont conduit à publier un texte, à lui donner une certaine forme et un certain contenu. Cela s’explique. Si chaque texte de presse, chaque produit culturel de consommation devait se voir accompagné, rédigé par son auteur, d’une justification où serait expliqué le cheminement (choix du sujet, matériau utilisé, éléments écartés, etc.) qui a abouti au produit fini, la fonction idéologique s’en trouverait grandement ébranlée, jusqu’à flirter avec le ridicule. Jetons cette règle cachottière par-dessus bord, bébé, bain et baignoire. Cartes sur table.
Anderson est alors une vieille connaissance, une référence sûre qu’on peut consulter les yeux fermés. Dans le panthéon des "mille marxismes", son œuvre enjambe aujourd’hui près d’un demi-siècle sans prendre une ride, qu’il s’agisse de ses essais sur l’ultra-colonialisme portugais (1963), sur le marxisme
Marxisme
Théorie et doctrine économique, politique et sociétale, fondée par les penseurs allemands Marx et Engels, appelant à la création d’une société plus juste, le communisme ; selon eux, la lutte de classes menée par les travailleurs permettrait de sortir du capitalisme et concrétiserait le besoin de développement technique et social de l’humanité.
(en anglais : marxism)
occidental ou sur Gramsci (tous deux en 1976), de sa critique multidisciplinaire du postmodernisme (1998), de son pamphlet polémique sur la "pensée tiède" distillée par l’intelligentsia embourgeoisée de France (2004) ou, non encore traduit, "Spectrum" (2005), sa somme sur les figures marquantes de la bataille des idées contemporaine : Hayek, Rawls, Habermas, Bobbio, Thompson et Hobsbawm pour ne citer, de droite à gauche, que ceux-là [3]. Ce bref survol l’indique à suffisance. Fréquenter Anderson revient à côtoyer une érudition encyclopédique, curieuse de tout ce qui émerge à la surface conflictuelle de la conscience collective. D’office, donc, il vaut la peine d’être lu et discuté. CQFD.
Mais c’est peut-être le lieu d’élargir. C’est qu’on ne compte plus, sur le marché de l’édition à emballage contestataire, "retour de Marx" aidant, les écrits qui se pressent à l’audimat de la pensée critique, confuse ou convenue, souvent les deux, dépolitisation générale oblige. Devant cette coulée continue marquée par la multiplication des "petits récits" (à chacun sa petite théorie au salon des inventeurs), et pour ne pas perdre son temps, on fera œuvre d’hygiène mentale en divisant en deux tas. Dans le premier, on rangera les bouquins qui font avancer la pensée et dans le second, ceux qui la font reculer, ou piétiner sur place, qui divertissent l’attention, l’entraînent dans des culs-de-sac, l’ensevelissent sous un fatras de pseudo-concepts qui n’aident en rien à s’émanciper de la pensée dominante, que du contraire. Anderson, d’évidence, appartient au premier groupe. On peut lire sans crainte d’en sortir plus idiot qu’avant. (Ce n’est pas fréquent. Pour un Losurdo, combien de Negri, Michéa et Gauchet...)
Constat d’échec économique
Il est historien et l’économie n’est pas son angle d’attaque. Il n’empêche. A propos du refrain faisant de l’Europe un projet valant gage de prospérité, il rétablit les faits dans leur brutale incorruptibilité. L’Allemagne, instituteur modèle de l’européenne zone de libre-échange ? Dans l’ex-République démocratique, rappelle-t-il, 200.000 emplois industriels ont été détruits depuis 1989 et le chômage frôle les 20% (p. 227) – tandis que, sur le territoire entier, la priorité donnée à la santé financière des entreprises s’est traduite, entre 2003 et 2007, par une croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
des profits de 37%, six fois plus que les salaires (4%) tirés vers le bas par le quart des travailleurs les moins bien payés dont le revenu réel a chuté de 14% depuis 1995 (p. 257). La France ? A peine mieux. Son économie crapahute, un quart des jeunes sont sans travail et l’enseignement, "auparavant un des meilleurs d’Europe, ne cesse de se détériorer" (p. 145). Et ce ne sont là que des symptômes.
Comparée aux États-Unis, l’Europe fait, socialement, triste mine : le coefficient de Gini, mesure classique des disparités de revenus, "y est actuellement plus élevé qu’aux États-Unis, le pays légendaire des inégalités" (p. 62). Le bilan économique du traité instituant le Marché unique (1986) n’est guère plus encourageant. Ses promesses d’ajouter entre 4,3 et 6,4 pour cent de croissance ont dû faire amende peu honorable car la progression sera en réalité plus que mollassonne, 2,4% en moyenne durant les cinq ans précédant l’introduction de l’euro et 2,1% dans les cinq ans qui l’ont suivie, une performance médiocre que ne viendra pas améliorer le traité de Lisbonne (2000) imaginant par sortilège [4] de faire de l’Europe "l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde" : son taux de croissance reste bien inférieur à celui des États-Unis et de la Chine – et des pays qui ont décliné de rejoindre l’union monétaire, la Suède, le Danemark et la Grande-Bretagne (p. 50). Il n’est jusqu’au "modèle social européen", la feuille de vigne dont d’aucuns se parent pour justifier leur adhésion au projet européen, qui ne tombe chez Anderson sur la table de dissection : mort et enterré depuis 1983, année de la volte-face de Mitterrand dont la présidence, "cynique et creuse en idées", cède alors aux logiques du marché, un coup de barre sur lequel aucun parti socialiste ne reviendra par après (p. 169).
Mais l’analyse économique n’est donc pas, chez Anderson, le bâton de marche qui va ouvrir le chemin. Il est historien et ce qui retient surtout son attention est l’évolution des idées, dont il cherche à identifier, rythmés par les heurs et malheurs des hommes et des partis qui les portent, les jalons. C’est une histoire politique de l’Europe. S’il fallait la résumer à très grands traits, elle comporterait trois sections, trois méditations. Une première autour de l’idée européenne, une seconde qui analyse le panorama institutionnel au départ de cinq nations embarquées dans cette nouvelle "internationale" et une troisième, plus prospective, sur quelques-uns des dossiers chauds dont l’Union européenne cherche vaille que vaille extraire une position, le plus souvent ambiguë. Prenons dans l’ordre.
Sources troublantes
L’idée européenne va trouver son point de gravitation en la figure de Jean Monnet. Personnage fantasque. Son mariage rocambolesque avec l’élue de son cœur, une Italienne empêchée de divorce, le conduira en 1934 à régler cette délicate question avec le Vatican à Moscou, où sa dame, accédant à la citoyenneté soviétique, s’estimera enfin libre de sceller leur union. En tant que "père fondateur" de la chose européenne, le profil du personnage n’est pas moins symbolique. Banquier habitué des chancelleries et des élites politiques américaines, il n’a jamais dû s’abaisser à chercher les suffrages de l’électeur, ni à s’encombrer de considérations démocratiques. Depuis ses premiers pas en 1950, en pleine guerre froide [5], l’Union européenne en porte la marque. Alors comme aujourd’hui, note Anderson, "les structures foncières de l’Union européenne consistent effectivement à transporter les délibérations publiques des parlements dans le monde clos des chancelleries" (p. 62). Donner forme théorique à ce mode de "gouvernance" élitiste, compte tenu des contraintes invitant à lui conférer les apparences de la légitimité, n’est pas une simple affaire. Dans le panorama bibliographique qu’Anderson dresse de la recherche académique sur la construction européenne, majoritairement produite dans les universités états-unisiennes, le caractère élitiste et technocrate de la "méthode communautaire" est au cœur de l’analyse, tantôt pour la faire converger avec les théories du management (Morasevik, Princeton), tantôt pour chercher son inspiration chez l’anti-étatisme de Hayek (Gillingham, Saint-Louis), tantôt encore pour estimer que les foules, en raison de leur ignorance congénitale, doivent se laisser guider par plus éclairés et avisés qu’eux, le marché et les grandes entreprises, main dans la main avec la Commission européenne (Eichengreen, Berkeley). La manière de résoudre le "problème" de la légitimité démocratique chez ces auteurs trouve sans doute sa plus belle expression chez Majone (Harvard et Yale) qui a forgé, pour caractériser l’essence du montage européen, le terme de "démocratie non majoritaire" (p. 111).
C’est le lieu de relever une faiblesse dans l’exposé d’Anderson. Il développe en longueur, susceptible de fournir un schéma explicatif, le procès de sédimentation de l’idée européenne. Cela va du Traité d’Utrecht de 1713 esquissant une "république chrétienne", reprise en 1751 par Voltaire, jusqu’aux envolées lyriques en faveur du concept des États-Unis d’Europe dues à Novalis (1789), Saint-Simon (1814) et Victor Hugo (1849). Mais, là-dessus, la parenthèse des deux guerres mondiales (contre-modèle de "dés-Union européenne") se referme, sans transition, par l’entrée en scène providentielle de Monnet. Chez Anderson, entre Hitler et Monnet, il y a comme un chaînon manquant. Le "Nouvel Ordre" européen proclamé par l’Allemagne nazie ? Il est évacué en deux lignes : "trop éphémère et instrumental, il ne laissera pas de traces profondes" (p. 498). C’est faire peu de cas des travaux de Christian Joerges et d’autres juristes critiques qui discernent ici une continuité et, dans certains traits déterminants du droit public européen, la marque des théoriciens fascistes [6].
C’est par exemple la doctrine de l’anti-formalisme qui tient pour secondaires, car inutilement encombrantes, les procédures et sources de droit constitutives de la démocratie parlementaire, tels le respect des formes légales, la légitimité élective ou la séparation des pouvoirs. Idem avec la doctrine du "grand espace" (Großraum) cher au théoricien nazi Carl Schmitt qui voit les progrès techniques rendre obsolètes les Etats-nations – de même que leurs dispositifs démocratiques. Le projet de constitution européenne ou le traité de Maastricht en paraissent des émanations : illisibles au sens politique du terme, ils sont rédigés dans une langue qui n’est pas – ne doit pas – être comprise de l’homme de la rue. Ce mépris pour le "bas peuple" est tout sauf une curiosité du passé. Il forme l’armature des justifications théoriques de la "méthode communautaire", que des experts rétribués par la Commission européenne décrivent comme une "procéduralisation" de la décision politique rendue nécessaire par – no comment – "l’incapacité croissante des parlementaires à dominer l’ensemble des paramètres à prendre en compte pour élaborer de nouvelles lois" [7]. Et il alimente, avec les mêmes arguments, les raisonnements de petits maîtres à penser de l’establishment comme Pierre Rosanvallon, qui préfère la "légitimité" compétente des experts à celle des élus, "susceptibles de parti pris", ou Jacques Julliard qui assimile le système représentatif à un "pieux mensonge" et le monopole des parlements sur la fonction législative à une "volonté générale totalitaire" qu’il faudrait briser [8]. Place aux experts. A la machinerie européenne, lubrifiée par mille et un groupes d’intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
, il ne manquait que ce vernis de respectabilité. La voilà servie sur un plateau d’argent. Chypre, c’est une autre affaire.
Le Vietnam chypriote
Avec le dossier chypriote, on change de registre. C’est l’Europe au travers des lunettes du fait national. Anderson en examine cinq, l’Italie marquée par l’hara-kiri de la gauche, la France déclinante, devenue désert intellectuel, l’Allemagne triomphante, unifiée et unifiante, la Turquie, ultime trophée convoité par une politique d’élargissement qu’Anderson attribue au "rôle sub-impérial" (p. 544) que Washington assigne à l’Union européenne (l’extension à l’est sera à chaque fois précédée par celle de l’Otan, les États-Unis ouvrent à chaque fois la voie) – et puis, cerise sur le gâteau, le cas de Chypre. Il mérite qu’on s’y attarde. Il a été le théâtre d’une des rares guerres de libération nationale sur sol européen, il a représenté la menace intolérable (et intolérée) d’un "Cuba" tiers-mondiste aux portes de l’Europe et, marionnette victime des visées géopolitiques des grandes puissances, le sort fait à cette petite nation, une des dernières à avoir rejoint l’Union européenne (1er mai 2004), ne manque pas d’être révélateur.
Pour la facilité, on peut diviser en quatre périodes l’histoire moderne de cette île qui, depuis 1878, a eu l’insigne honneur d’avoir été détaché de l’Empire ottoman pour devenir possession britannique et, à partir de 1945, entamer un difficile parcours européen. La première période, 1945-1958, voit se former un puissant mouvement d’indépendance nationale qui, fort d’un référendum par lequel 96% des Chypriotes réclament le rattachement à la Grèce, va se heurter aux corps expéditionnaires britanniques, 28.000 hommes au plus fort du conflit. Naturellement, le moment est mal choisi. Churchill vient d’écraser la Résistance (de gauche) en Grèce et, partant, tout soutien au seul mouvement de masse dans l’île, incarné par AKEL, le parti communiste chypriote. Et c’est, déjà, un scénario de type irakien. Accorder l’indépendance est impensable, dira le Premier ministre Anthony Eden : "Perdre Chypre serait perdre des moyens de protéger notre approvisionnement en pétrole. Perdre le pétrole signifierait chômage et famine en Grande-Bretagne. C’est aussi simple que cela." (p. 358) Donc, longues années de guerre d’usure, guérilla, attentats, sabotages. Le tournant viendra en 1958. Faute de pouvoir imposer à Chypre un État policier, la Grande-Bretagne mettra en œuvre une technique éprouvée en Inde, diviser pour régner, et jouera la carte turque. Elle est sans doute "hasardeuse", comme on notera à Londres, mais à portée de main. 20% de la population chypriote est d’origine turque et, bien agité devant les yeux d’Ankara, ce fait a de quoi justifier une intervention. Londres va agiter. La Turquie entrera en scène.
D’où deuxième période, 1958-1967. Durant ces dix années, qui verront le charismatique président chypriote Makarios se profiler aux côtés des leaders brandissant la bannière tiers-mondiste de Bandung (Nehru, Chou En-lai, Nasser, Tito), c’est le projet de partition de l’île qui va s’imposer dans les chancelleries pour anéantir les velléités indépendantistes de Chypre. Une "constitution" entérinant le fait accompli turc lui sera taillée sur mesure à Zürich et les Etats-Unis bloqueront systématiquement Makarios au Conseil de sécurité : une indépendance formelle, passe encore, mais un droit souverain à l’autodétermination, ne rêvons pas. Cela ne suffira pas à "pacifier" la donne entre communautés grecques et turques, délibérément dressées l’une contre l’autre par Londres et Ankara. En 1963, les casques bleus débarquent. D’évidence, comme notera l’envoyé états-unien George Ball, "Ce fils de pute devra être liquidé avant que quoi que ce soit ne bouge à Chypre." (p. 370) Il visait Makarios, la bête noire de Washington, qui ne craignait rien de plus que de voir Chypre devenir un Cuba européen. Là-dessus, 1967, le putsch des colonels à Athènes.
Là, Chypre perd tout soutien de la Grèce, y compris, lorsque l’invasion par l’armée turque devient imminente en 1974, de "l’internationale social-démocrate" puisque, réunis à la veille de l’assaut, ses membres britanniques, Wilson et Callaghan, ne lèveront pas le plus petit doigt pour empêcher leur "collègue" turc Ecevit de passer à l’action. Elle conduira à une occupation de 37% du territoire chypriote sans que personne ne bronche. Kissinger y veillera : les États-Unis bloqueront la condamnation de l’agression au Conseil de sécurité. En 1983, la Turquie proclame la République turque de Chypre du Nord. La partition de l’île est devenue pour longtemps irréversible.
Elle fournira, durant la dernière période, 1990-2004, un ballet diplomatique tenant de la mascarade. Car Chypre, pays occupé, est désormais candidate à une Union européenne qui ne sait comment résoudre le nœud sans fâcher la Turquie, candidate elle aussi, d’autant que la Grèce menace d’opposer son veto à tout élargissement de l’Europe si Chypre n’est pas de la partie. Pour s’en extraire, Bruxelles s’en remettra courageusement à la décision du G8
G8
Groupement des huit pays considérés comme les plus industrialisés (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon et Russie). Réunis pour la première fois en 1975 à l’initiative du président français Valéry Giscard d’Estaing, les chefs des États qui composaient à l’époque le G7 se retrouvent une fois par an vers la fin juin. Depuis 1995, ces réunions s’ouvrent régulièrement à la participation du président de la Fédération de Russie. C’est un groupe informel, dont les décisions éventuelles n’ont aucune valeur juridique.
(En anglais : G8)
qui refile le dossier au secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan. L’homme doit son poste à Washington dont il se fera, qualités de ventriloque aidant, le double obligeant. De ce tandem sortiront successivement cinq "plans" de pacification censés être agréables aux deux parties qui se regardent en chiens de faïence à Chypre. Le dernier, surréaliste, prévoit entre autres choses l’abolition de Chypre, drapeau et hymne national inclus, la suppression de son armée, l’interdiction d’exercer son droit d’appel à la Cour européenne des droits de l’homme et l’obligation de voter pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Il sera, sans surprise, rejeté en 2004 par 73% des Chypriotes grecs lors du référendum organisé en 2004 – mais acclamé par 65% de la minorité des Chypriotes turcs. Sans surprise mais ponctué d’un ultime sketch bouffon puisque le vote négatif provoquera une crise d’hystérie chez le commissaire européen Verheugen dont l’engagement en faveur du plan sera totalement snobé – même réaction dans la presse internationale, d’ailleurs, du Financial Times à l’Economist, scandalisée par le refus de Chypre de se plier aux diktats du Big Brother européen [9]. Ici, renversement des rôles. Peu après le vote, le 1er mai 2004, Chypre est membre de l’Union européenne – avec droit de veto sur l’entrée de la Turquie, précisément ce qu’on voulait éviter à Bruxelles...
Si ce compte rendu s’est attardé sur le dossier chypriote, c’est parce qu’il est né et a mûri dans le sillage de la construction européenne sans qu’aucune des promesses de paix éternelle et de respect du droit international attachées à cette dernière ne lui soient étendues, que du contraire. Putschs militaires, invasions en règle, violations répétées du principe de souveraineté, opérations de purification ethnique, envois de barbouzes, établissement de bases militaires étrangères, rien ne sera épargné au peuple de Chypre sans que, jamais, l’Europe n’y trouve à redire. La politique étrangère de l’Union européenne a cette griffe-là, elle est quasi inexistante, elle est le fait des plus puissants de ses membres, à commencer par son "28e Etat" qui a, passager peu clandestin, pignon sur rue à Washington. On peut sur ce point refermer la boucle. L’Europe n’a en la matière qu’un rôle sub-impérial, c’est particulièrement patent aux Moyen-Orient.
Parmi les tares génétiques qui forment la matière de la dernière partie de l’ouvrage, l’absence de politique étrangère n’est qu’un des boulets entravant la marche du Vieux Monde dans ses habits nouveaux. Tour à tour, Anderson examine ici le fameux "déficit démocratique", pierre angulaire du régime communautaire, les politiques d’immigration et de cohabitation "ethnique" mal ou peu pensées, dont les semences sont autant de bombes à retardement et, du point de vue géopolitique, la valse-hésitation vis-à-vis de la Turquie.
Problèmes existentiels
Construit dès sa conception comme un appareil dirigé par une strate éclairée peu encline à soumettre ses décisions au suffrage des populations dont elle va façonner le quotidien, l’Union européenne s’est employée au fil du temps à parfaire un mode de fonctionnement où le terme de "déficit" – qu’il soit démocratique, de légitimité ou de transparence – tient du contresens. Parler de déficit, en effet, ne se justifie que si ce dont il signale l’absence faisait partie intégrante du projet. Avec l’Europe, ce n’est pas le cas. Il n’a jamais été question d’être démocratique, légitime ou transparent.
Sur ce point, Anderson n’apporte rien que l’on ne sache pas déjà. Ce sont par exemple les délibérations du Conseil des ministres européen, l’organe "législatif" de l’Union européenne, tenues "secrètes et dont la plupart des décisions sont élaborées à un étage bureaucratique inférieur pour ensuite s’imposer aux parlements nationaux" (p. 22). Trois quarts de ces mêmes décisions, "approuvés sans discussion, ont été préfabriqués dans les recoins obscurs du Coreper" (le comité des ambassadeurs permanents), "tandis que, à un cran plus bas, caché des regards, se multiplient les connexions souterraines entre les bureaucraties nationales et la machinerie européenne", un tableau qui serait incomplet si on en omettait la constellation de lobbies et groupes d’intérêt qui gravitent autour de l’Europe, dont 99% des porte-parole du big business [10] (p. 516). La concordance entre l’imposant corpus réglementaire produit par l’Union européenne et les objectifs poursuivis par les lobbies industriels mériterait en soi une étude.
Cette façon de gouverner, qualifiée par Stefano Bartolini de "démocratie collusive", consiste, pour les élites qui en forment la clé de voûte, "à s’assurer que l’électorat soit dans l’impossibilité de prendre position sur les questions auxquelles il n’a pas accès" (p. 517). Tel est le cas, de manière flagrante, avec le problème d’absorption des populations immigrées que le discours sur le multiculturalisme (importé des États-Unis) et la "diversité" (synonyme publicitaire) va s’efforcer de dépolitiser. Fidèle à la "méthode communautaire" oblige, ce discours se veut toujours consensuel, il ne connaît ni les clivages politiques (droite et gauche ? obsolètes) ni ce que les différences culturelles peuvent avoir d’irréductible (tous "citoyens" européens). Le résultat, comme souligne Anderson, est une "répression massive des réalités de la nouvelle immigration" et que, à l’aube du nouveau millénaire, "l’Europe culbute comme par inadvertance dans un problème politique explosif susceptible de devenir d’autant plus aigu que le poids des immigrés dans la population augmente." (p. 532).
Achevons le tour d’horizon avec l’épineuse question turque. Comme Anderson le rappelle, l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne est passée, depuis la présidence Clinton, "en priorité haute pour Washington en vue d’ancrer cet allié clé des États-Unis dans le comité des nations occidentales pour renforcer la puissance de feu militaire d’une Europe loyale – l’armée turque pèse deux fois plus que celle de n’importe quel pays de l’UE
UE
Ou Union Européenne : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
– et construire une barrière à tous les dangers anti-impérialistes du monde arabe." (p. 545). Le raisonnement stratégique n’est pas neuf. Dans la balance des pouvoirs, il s’agit de faire pencher la Turquie vers l’Ouest et éviter qu’elle succombe à l’autre orbite, que surplombe Moscou. Culturellement, historiquement, la Russie est un membre naturel de l’espace européen, tout le contraire de la Turquie qui garantit son exclusion : ceci explique cela, CQFD. Bruxelles propose, Washington dispose [11].
Comment en est-on arrivé là ? L’inventaire d’Anderson veut voir dans la "métamorphose générale du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
" qui jette les bases dans les années quatre-vingt un nouvel ordre mondial de dérégulation
Dérégulation
Action gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d’exercer un contrôle, une surveillance des activités d’un secteur, d’un segment, voire de toute une économie.
(en anglais : deregulation).
financière, l’élément d’ensemble qui dévie et dénature tout ce que le projet d’intégration européenne pouvait avoir, à l’origine, de singulier. Modèle social, services publics, économie mixte, tradition de concertation sociale, tout cela sera progressivement balayé sous la poussée du néolibéralisme
Néolibéralisme
Doctrine économique consistant à remettre au goût du jour les théories libérales « pures ». Elle consiste surtout à réduire le rôle de l’État dans l’économie, à diminuer la fiscalité surtout pour les plus riches, à ouvrir les secteurs à la « libre concurrence », à laisser le marché s’autoréguler, donc à déréglementer, à baisser les dépenses sociales. Elle a été impulsée par Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Mais elle a pris de l’ampleur au moment des gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis.
(en anglais : neoliberalism)
triomphant. Voilà qui fait de l’Europe un fétu sans boussole dont le cap sera déterminé par les vents dominants : l’idée même de l’Union européenne, conclut Anderson, "semble à la dérive aux yeux de beaucoup" (p. 547). A un autre endroit, Anderson caractérise l’Union européenne de "dernière grande réalisation historique mondiale de la bourgeoisie" (p. 78). C’est peut-être faire mouche. L’affaire reçoit par là une assise théorique plus solide, on en comprend mieux la genèse, les déterminants, l’évolution et, dérive aidant, peut-être déjà le déclin…