Présentée comme un outil au potentiel formidable pour le développement des pays du Sud, l’intelligence artificielle (IA) en renouvelle plutôt, à l’heure actuelle, les conditions historiques d’exploitation et de domination. Le tout sur fond de rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine, qui force de plus en plus d’États à choisir leur camp. Dans ces conditions, difficile d’imaginer une intelligence artificielle au service Service Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
des peuples et de la planète sans une rupture radicale avec l’ordre géopolitique et géoéconomique dominant.

« Imaginez que vous soyez le ministre de l’agriculture d’un pays en développement, chargé d’identifier rapidement la cause des dégâts foliaires dans un certain nombre d’exploitations agricoles afin de détecter la présence de parasites susceptibles de menacer la sécurité alimentaire de votre pays. (...) L’intelligence artificielle (IA) est le moteur de solutions innovantes pour résoudre ce type de problèmes, et plus vite les gouvernements soutiendront et adopteront l’IA dans le cadre d’une stratégie numérique plus large, mieux ils seront positionnés pour répondre rapidement à leurs propres défis de développement. » [1] L’extrait qui précède est tiré d’un projet de recherche de la Banque mondiale Banque mondiale Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
intitulé « Mettre l’intelligence artificielle au service Service Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
du développement ».

Dans une veine typiquement « solutionniste » [2], cette institution – et beaucoup d’autres – s’efforce de montrer en quoi l’IA pourrait être mise au service du développement, à condition que les gouvernements du Sud adoptent la « bonne approche » pour « maximiser les opportunités et limiter les risques ». Ce faisant, non seulement ces organisations dépolitisent des enjeux fondamentalement sociopolitiques en les ramenant à des dimensions étroitement techniques susceptibles de faire l’objet d’un traitement automatisé. Mais surtout, elles passent sous silence les nombreuses menaces structurelles que font peser les actuels développements de l’IA sur les pays du Sud.

 Une double concentration économique et géographique

Des menaces qui s’éclairent si on ne considère pas uniquement l’IA du point de vue de ses effets, mais d’abord et avant tout du point de vue de ses conditions de production [3]. On rejoint alors le constat formulé par l’experte indienne du numérique Anita Gurumurthy, selon laquelle : « L’économie basée sur l’IA que nous connaissons n’est pas un accident. Depuis l’Internet relativement innocent des années 90 jusqu’à Cambridge Analytica, en passant par Snowden et la montée en puissance des GAFAM, nous avons assisté au développement d’une culture des données profondément liée à la tendance du capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
à se déplacer, à s’étendre et à tout engloutir
 » [4]. Il ne suffit donc pas de corriger des « biais » ou des « abus » pour que l’IA se mette subitement à servir les intérêts Intérêts Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
des pays du Sud, puisque ces biais et ces abus sont précisément l’expression même des contraintes structurelles qui pèsent sur le développement de l’IA, à commencer par les contraintes de la concurrence et de l’accumulation Accumulation Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
de profits inhérentes au capitalisme.

Car c’est bien le capitalisme qui oriente et alimente aujourd’hui une course mondiale à l’IA dont seule une poignée d’entreprises géantes originaires pour la plupart des États-Unis et de Chine sortent gagnantes. Comme l’expliquait la CNUCED CNUCED Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement : Institution des Nations unies créée en 1964, en vue de mieux prendre en compte les besoins et aspirations des peuples du Tiers-monde. La CNUCED édite un rapport annuel sur les investissements directs à l’étranger et les multinationales dans le monde, en anglais le World Investment Report.
(En anglais : United Nations Conference on Trade and Development, UNCTAD)
dans un rapport paru en 2021 : « À l’échelle des pays, les États-Unis sont en tête du développement de l’IA, mais la Chine rattrape rapidement son retard. Ces deux protagonistes ont représenté à eux seuls près de 94 % de l’ensemble du financement des startups dans ce domaine entre 2016 et 2020. Pour leur part, l’Union européenne Union Européenne Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
est à la traîne dans le développement de l’IA et les pays en développement, notamment africains et sud-américains, ne figurent pas non plus en bonne position
 » [5].

La raison est assez simple, plus vous voulez développer des systèmes d’IA complexes, plus vous avez besoin a) de puissance de calcul phénoménale ; b) de quantités astronomiques de données ; et c) d’ingénieurs et de développeurs de talents. Autant de ressources concentrées aujourd’hui entre les mains des GAFAM et de leurs équivalents chinois [6], lesquels en profitent, en retour, pour accroître leur avance et creuser encore davantage l’écart avec le reste du monde.

 Un extractivisme et une exploitation renouvelés

Dans une telle configuration, si l’on suit l’influent homme d’affaires et informaticien chinois Kai Fu Lee : « Les pays qui sont en mauvaise posture sont ceux qui ont peut-être une population importante, mais pas d’IA, pas de technologies, pas de Google, pas de Tencent, pas de Baidu, pas d’Alibaba, pas de Facebook, pas d’Amazon. Leurs populations seront essentiellement des points de données pour les pays dont le logiciel est dominant dans leur pays. Si un pays d’Afrique utilise principalement Facebook et Google, il fournira ses données pour aider Facebook et Google à gagner plus d’argent (…) » [7].

Plus précisément, à l’heure actuelle, les pays du Sud (avec évidemment des variations importantes entre eux) ont tendance à occuper les positions les moins enviables dans les chaînes de valeur de l’IA. On les retrouve tout d’abord massivement dans un rôle de fournisseur de matières premières et de main-d’œuvre pour la production de l’infrastructure matérielle de l’IA. Que l’on songe à l’extraction des minerais tels que le lithium Lithium Métal blanc, alcalin, le plus léger de tous les métaux. au Chili ou le cobalt en RDC, ainsi qu’aux immenses usines d’assemblage de l’entreprise Foxconn, en Chine, qui travaille comme sous-traitant pour la plupart des grandes entreprises d’informatique de la planète [8]. À l’autre bout de la chaîne, ce sont également des pays africains ou du Sud-Est asiatique qui ont aujourd’hui le triste privilège d’accueillir la majeure partie des quantités colossales de déchets numériques que l’économie mondiale (et en particulier les pays riches) génère chaque année [9].

Mais à ces formes « classiques » d’extractivisme et d’exploitation s’ajoutent désormais également des formes inédites d’extractivisme et d’exploitation proprement « numériques ». Il s’agit ici notamment du pillage des données extraites de ces pays gratuitement ou presque, et qui nourrissent le développement de services à haute valeur ajoutée Valeur ajoutée Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
qui leur seront ensuite revendus au prix fort, dans le cadre de ce que la CNUCED décrit comme une sorte « d’échange inégal 2.0 » [10]. Il s’agit aussi des millions de « travailleurs du clic » issus du Sud global, et payés une misère pour entraîner les algorithmes ou pour nettoyer la toile des contenus offensants ou illégaux, à l’image de ces travailleurs kényans payés 2$/heure par OpenAI pour apprendre à son célèbre robot conversationnel Chat-GPT à ne pas tenir des propos racistes ou sexistes [11].

 Du « laissez-faire » néolibéral à la « guerre froide numérique »

Naturellement, de nombreux gouvernements du Sud cherchent à modifier cet état de fait, mais les options pour y parvenir ne sont pas légion. Elles peuvent même se révéler contre-productives, en particulier pour les États qui pensent pouvoir faire cavaliers seuls sans remettre en cause les règles du jeu. C’est du moins l’avis d’Anita Gurumurthy, selon laquelle : « le désir de construire des infrastructures de données locales semble aller de pair avec des "partenariats en matière d’IA", un euphémisme pour faciliter l’accès aux données des citoyen·nes ou aux données publiques à des entreprises multinationales, avec peu ou pas de normes institutionnelles globales. (...) Les partenariats technologiques pour la prestation de services publics dans les pays en développement comportent donc d’énormes risques. S’ils peuvent apporter des gains d’efficacité, ils pourraient bien conduire à un exode des données - en transférant les données des citoyen·nes, souvent avec très peu de garanties de protection de la vie privée, vers les laboratoires d’IA des multinationales étrangères » [12].

Un risque d’autant plus grand que ces mêmes entreprises tentent depuis plusieurs années de faire adopter des règles commerciales internationales qui limiteraient encore plus les marges de manœuvre des pays du Sud en matière de souveraineté et d’industrialisation numériques [13]. Impulsées sous les présidences Obama à la demande des Big Tech américains et de leurs lobbys, ces règles incluent des dispositions comme la « libre-circulation des données à travers les frontières » ou encore la « protection des codes sources ». Des dispositions taillées sur mesure pour défendre les intérêts des GAFAM et qui ont été incluses dans un nombre croissant d’accord de libre-échange, à l’image du Partenariat Trans-Pacifique (TPP) ou encore du nouvel Accord États-Unis-Mexique-Canada (USMCA) qui a remplacé l’ALENA ALENA Accord de Libre-Échange Nord-Américain : Pacte signé en 1992 entre les États-Unis, le Canada et le Mexique visant à favoriser le commerce, les échanges et les investissements entre les trois pays. Il est entré en vigueur le 1er janvier 1994. Il dispose d’une clause permettant à des firmes privées de poursuivre les pouvoirs publics d’un des trois États pour non-respect des règles de libre concurrence.
(En anglais : North American Free Trade Agreement, NAFTA)
en 2020.

Heureusement, dans une surprenante volte-face, les États-Unis viennent d’annoncer qu’ils ne soutiendraient plus l’inclusion de ces dispositions litigieuses dans de nouveaux accords, à commencer par celui qui est en discussion à l’OMC OMC Organisation mondiale du Commerce : Institution créée le 1er janvier 1995 pour favoriser le libre-échange et y ériger les règles fondamentales, en se substituant au GATT. Par rapport au GATT, elle élargit les accords de liberté à des domaines non traités à ce niveau jusqu’alors comme l’agriculture, les services, la propriété intellectuelle, les investissements liés au commerce… En outre, elle établit un tribunal, l’organe des règlements des différends, permettant à un pays qui se sent lésé par les pratiques commerciales d’un autre de déposer plainte contre celui-ci, puis de prendre des sanctions de représailles si son cas est reconnu valable. Il y a actuellement 157 membres (en comptant l’Union européenne) et 26 États observateurs susceptibles d’entrer dans l’association dans les prochaines années.
(En anglais : World Trade Organization, WTO)
depuis 2019 [14]. Mais si l’argument invoqué – ne pas brider les volontés de régulation interne des États, notamment sur des sujets comme l’IA – fait écho aux intérêts des pays du Sud, une autre raison, officieuse, est plus problématique. Il faut en effet voir aussi dans la décision américaine une volonté de se donner les moyens de poursuivre une stratégie de découplage technologique avec Pékin qui aurait été rendue plus difficile avec l’adoption d’un accord de libre-échange incluant la Chine [15].

Une logique de guerre froide numérique promue par Washington qui impose de plus en plus aux pays tiers – notamment du Sud – de choisir leur camp, les rendant de facto encore plus dépendants d’une des deux superpuissances numériques mondiales. Pour éviter ce piège, un premier pas consisterait à défendre un « non-alignement numérique » et la promotion d’une architecture de gouvernance mondiale du numérique décidée dans le cadre des Nations Unies [16]. Mais ce n’est qu’un premier pas. À l’image d’Anita Gurumurthy, on pourra difficilement imaginer une « IA au service des peuples et de la planète » sans une rupture radicale avec le fonctionnement actuel du capitalisme numérique [17]...


Pour citer cet article : Cédric Leterme, "L’IA ne sauvera pas le Sud", Agir par la culture, le 26 février 2024.

Notes

[1World Bank, « Harnessing Artificial Intelligence for Development », Washington, janvier 2020.

[2La Revue européenne des médias et du numérique définit le « solutionnisme » comme un « Courant de pensée originaire de la Silicon Valley qui souligne la capacité des nouvelles technologies à résoudre les grands problèmes du monde, comme la maladie, la pollution, la faim ou la criminalité ». Voir la définition détaillée sur leur site : https://la-rem.eu/2015/04/solutionnisme/.

[3Une position défendue notamment par le philosophe Nick Srniček dans un entretien récent : « Par-delà l’engouement médiatique, ce que je propose est d’opérer un geste marxiste tout à fait classique : plutôt que de se concentrer sur les craintes et les conséquences de l’usage de l’intelligence artificielle, il faut s’intéresser à ses conditions de production  ». Voir : Nick Srniček, entretien avec Maud Barret Bertelloni, « On peut imaginer un agenda radical en matière de nouvelles technologies », AOC, 15 juillet 2023.

[4Anita Gurumurthy, « In a new world order driven by AI, we need to rewrite the rules of data capitalism », Open Democracy, 3 mars 2020.

[5« Rapport sur l’économie numérique 2021 », Genève, CNUCED, 2021.

[6Amba Kak, Sarah Myers West, Meredith Whittaker, « Make no mistake—AI is owned by Big Tech », MIT Technology Review, 5 décembre 2023.

[7Cité dans : Dave Gershgorn, « The list of countries that will benefit from the AI revolution could be exceedingly short », Quartz, 26 mars 2018.

[8Lire à ce propos : Sibo Chen, « « Immatérielle », l’expansion mondiale des TIC ? », Alternatives Sud, vol. XXVII, n°1, 2020.

[9Lire par exemple : Florence Lenoir, « De nos maisons aux décharges à ciel ouvert des pays du Sud Global, quel parcours pour nos déchets électriques et électroniques ? », Justice & Paix, 15 novembre 2021.

[10« Rapport sur l’économie numérique 2021 », op. cit.

[11Miguel Allo, « ChatGPT : des travailleurs kényans payés 2 $ de l’heure pour rendre le robot plus sûr, selon une enquête du Time », RTBF, 19 janvier 2023. Sur le « travail du clic » en général, lire notamment : Antonio Casilli, En attendant les robots – Enquête sur le travail du clic, Paris, Le Seuil, 2019.

[12Anita Gurumurthy, « In a new world order driven by AI… », op. cit.

[13Sur ce point, lire : Cédric Leterme, « Bataille autour des données numériques », Le Monde diplomatique, novembre 2019.

[14Pour une analyse critique de cette décision : Cédric Leterme, « Volte-face des États-Unis sur le commerce électronique », Le Vent Se Lève, 19 décembre 2023.

[15À ce propos, lire : Parminder Jeet Singh, « The U.S.’s signal of a huge digital shift », The Hindu, 10 novembre 2023.

[16Parminder Jeet Singh, « Bras de fer États-Unis-Chine : nécessité d’un non-alignement numérique », Alternatives Sud, XXVII, n°1, 2020.

[17Anita Gurumurthy, « How to make AI work for people and planet », Open Democracy, 10 mars 2020.