Je tiens avant toute chose à remercier Oxfam d’avoir invité le Gresea à participer à ce séminaire à l’occasion de ses 40 années d’existence. Le plaisir est d’autant plus grand que nous-mêmes fêterons le 28 mai notre premier quart de siècle sur l’arène Nord-Sud, et ce, autour d’un séminaire sur un thème voisin à celui-ci - c’est une convergence, une expression d’affinités électives qui n’a rien d’étonnant puisque la Gresea a été créé, en 1978, grâce à l’appui d’Oxfam, un centre de recherche qui, en ces premières années pionnières, portait le nom de "centre de recherches GRESEA-OXFAM". C’est de l’histoire ancienne, mais de celles qui donnent un sens au moment présent.
Il m’a été demandé de parler du couple investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
et développement, d’en indiquer l’éventuelle valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
, d’en dessiner les effets en termes de création d’emplois et, enfin, de broder un peu, dans ce cadre, sur le concept de développement. En effet, lorsqu’on dit que l’investissement est un facteur de développement, et c’est un des dogmes dominants aujourd’hui, de quel développement parle-t-on ? Les statistiques mentent, dit-on souvent, les mots aussi.
Trois "anecdotes"
Je commencerai par deux ou trois anecdotes, deux ou trois "faits divers" économiques récents qui situent, mieux que les grands panoramiques clé sur porte, le rôle que jouent les investissements dans la vie des nations.
La première concerne les embarras au Brésil du président Lula, dont la réputation prestigieuse, Forum social mondial et espoir d’un nouveau tiers-mondisme aidant, n’est plus à faire. Son pays, cependant, s’enfonce dans le désespoir : une économie en panne, un chômage en hausse constante, des intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
maintenus à des niveaux astronomiques pour freiner l’inflation
Inflation
Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
et une réduction drastique des dépenses publiques afin de limiter la progression de la dette. Il y a pourtant ici un mystère car, renseigne l’article qui rapporte ces faits déprimants, "Quinze mois d’austérité budgétaire ont fait du Brésil le chouchou des marchés financiers" [1]. Les malheurs du peuple, manifestement, font le bonheur des investisseurs...
La seconde a trait à la Hongrie et c’est un autre cercle vicieux. On a affaire ici à un de ces anciens pays du glacis soviétique en Europe centrale où se redéployent aujourd’hui bon nombre de multinationales, grâce aux bas salaires et politiques d’accueil des investissements que ces pays ont su tourner en un très attrayant avantage comparatif. Tout a un prix cependant. En Hongrie, confronté à un déficit budgétaire
Déficit budgétaire
Différence négative entre ce que les pouvoirs publics dépensent et ce qu’ils reçoivent comme recette durant une période déterminée (souvent un an). Ce déficit peut être compensé par des revenus supplémentaires, par une réduction des dépenses ou par un nouvel emprunt (mais qui se traduira à l’avenir par des charges financières accrues qui grèveront les comptes budgétaires des années suivantes).
(en anglais : general government imbalance, public fiscal imbalance ou deficit spending)
important, le gouvernement a annoncé qu’il comptait réduire de 15% le remboursement de certains frais médicaux coûteux, qui a conduit à l’explosion de ces dépenses. La riposte du groupe britannique pharmaceutique GlaxoSmithKline, l’un des plus grands du monde, sera instantanée. Si le gouvernement persiste dans ses intentions, GlaxoSmithKline menace, ouvrez les guillemets, de "retirer ses investissements en Hongrie" [2], ce qu’on traduira ainsi : le groupe fermera l’usine de vaccins qu’il a implantée près de Budapest (un investissement de 15 millions d’euros) et renoncera à son projet de l’agrandir (un investissement de 60 millions d’euros).
La dernière anecdote nous vient, si on peut dire, d’Angola. Là, comme en Hongrie, le gouvernement n’a pas bien compris que la souveraineté des nations est un principe très relatif. Son intention d’interdire l’importation d’aliments génétiquement modifiés s’est en effet aussitôt heurtée à un avertissement des Nations unies dont les aides alimentaires urgentes sont à 77% composées de produits agricoles américains et, donc, largement d’aliments génétiquement modifiés. Lorsqu’on est un pays assisté, on n’a pas intérêt à se montrer trop difficile, sera en substance le message de l’agence onusienne responsable de l’acheminement de ces aides [3]. Ici, nous ne sommes plus vraiment dans le cadre des investissements, ce qui est tout naturel : le développement ne vit pas que d’investissements, mais aussi d’aides, de prêts et de transferts parmi lesquels les fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
que renvoie au pays la diaspora du Tiers-monde représentent un des flux
Flux
Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
financiers les plus importants. Pour se fixer les idées, de ce point de vue, il est temps de brosser à grands traits quels sont ces flux.
Serait-ce affaire d’agrégats ?
Les investissements proprement dits, ceux qu’on appelle les investissements directs à l’étranger (IDE
IDE
Investissement Direct à l’Étranger : Acquisition d’une entreprise ou création d’une filiale à l’étranger. Officiellement, lorsqu’une société achète 10% au moins d’une compagnie, on appelle cela un IDE (investissement direct à l’étranger). Lorsque c’est moins de 10%, c’est considéré comme un placement à l’étranger.
(en anglais : foreign direct investment)
) et qui sont classiquement comptabilisés comme tels lorsque ces capitaux entrent dans les actifs d’une filiale étrangère créée ou contrôlée à hauteur de 10% au moins, ces investissements-là représentaient, en 2000, un flux d’environ mille milliards de dollars [4]. Cela peut paraître beaucoup, ce ne l’est pas. Et d’abord parce que la part du Tiers-monde dans ce carrousel de capitaux voyageurs est dérisoire. Retenons ici deux chiffres : 82% des IDE sortants proviennent de dix pays seulement, tous riches, tandis qu’à l’autre bout, dix pays seulement, tous riches, captent 70% des IDE entrants [5]. L’investissement direct à l’étranger
Investissement direct à l’étranger
Acquisition d’une entreprise ou création d’une filiale à l’étranger. Officiellement, lorsqu’une société achète 10% au moins d’une compagnie, on appelle cela un IDE (investissement direct à l’étranger). Lorsque c’est moins de 10%, c’est considéré comme un placement à l’étranger.
(en anglais : foreign direct investment)
, c’est essentiellement un monopoly pour le club des pays riches. La part du Tiers-monde dans le stock
Stock
Sous sa forme économique, c’est l’ensemble des avoirs (moins les dettes) d’un acteur économique à un moment donné (par exemple, le 31 décembre 2007). Ce qui sort ou qui entre durant deux dates est un flux. Le stock dans son sens économique s’oppose donc au flux. Sous son interprétation comptable, le stock est l’ensemble des marchandises achetées qui n’ont pas encore été produites ou dont la fabrication n’a pas été achevée lors de la clôture du bilan ou encore qui ont été réalisées mais pas encore vendues.
(en anglais : stock ou inventory pour la notion comptable).
des IDE entrants était, en 2000, de 12%, les IDE n’ayant jamais, dans les pays les moins avancés
Pays les moins avancés
ou PMA : Catégorie de nations créée en 1971 par l’ONU, regroupant les pays les moins développés socio-économiquement de la planète. Il existe trois critères pour classer un État dans les PMA : avoir un PIB par habitant inférieur à 900 dollars par an ; être manifestement en retard dans le développement humain ; être vulnérable économiquement. Sur base de ces indicateurs, il y a actuellement 48 pays dans ce groupe (contre 25 en 1971). Les PMA bénéficient normalement de conditions meilleures dans le cadre de l’aide au développement.
(En anglais : Least Developped Countries, LDC)
, les pauvres des pauvres, atteint 5% du total des flux financiers obtenus de l’extérieur [6].
Veut-on encore relativiser ? Faisons-le d’abord en rappelant qu’un investissement direct à l’étranger peut représenter tout et son contraire, tantôt l’implantation d’une usine nouvelle avec création d’emplois, tantôt le rachat d’une entreprise publique soumise à privatisation qui débouchera sur "une diminution de l’emploi, voire à une suppression de l’activité" [7]. Et, ensuite, en soulignant avec Andreff, déjà cité, que "Aucune étude n’a pu mettre au point une méthodologie démontrant systématiquement que les effets positifs ou négatifs l’emportent, ou que les effets sur l’emploi des IDE entrants compensent ceux des IDE sortants pour un pays donné, a fortiori pour toutes les économies nationales concernées [8] ".
Revenons au flux de mille milliards d’IDE sortants de l’an 2000. Un cinquième seulement (217 milliards) prend la direction du Tiers-monde. Cela peut paraître beaucoup, ce ne l’est pas. Car près de 80% de ce montant se réfugiera dans un petit groupe de dix heureux élus ; l’Afrique, par exemple, devra se contenter de 4% de "l’enveloppe IDE-Tiers-monde"...
Nous allons cependant, pour faciliter la comparaison et ne pas mettre à trop rude épreuve nos neurones, nous limiter à ces deux gros agrégats. A la grosse louche : mille milliards d’un côté, deux cent milliards de l’autre, côté Tiers-monde, et là, c’est sans tenir compte des IDE qui sortent du Tiers-monde, qui représentent entre un tiers et la moitié des IDE entrants. Si l’on prend les chiffres de 2002, ainsi, on s’aperçoit que le bilan entre IDE entrants et IDE sortants "dégage un solde de seulement 48 milliards" [9]. Oublions les deux cents milliards et retenons cinquante milliards : on a là un ordre de grandeur non seulement tout à fait raisonnable, et raisonnablement comparable aux autres grands flux financiers que le Tiers-monde obtient de l’extérieur.
Ces 50 milliards doivent être comparés, d’une part, aux 43 milliards obtenus en 2001 au titre d’aide publique au développement
Aide publique au développement
ou ADP : Total des prêts préférentiels (à des taux inférieurs à ceux du marché) et des dons budgétisés par les pouvoirs publics des États dits développés en faveur de pays du Tiers-monde. Théoriquement, ces flux financiers devraient être orientés vers la mise en place de projets concrets et durables, comme des infrastructures essentielles, des actions de lutte contre la faim, en faveur de la santé, de l’éducation, etc. Mais souvent il s’agit d’un moyen détourné pour les anciennes métropoles coloniales de conserver les liens commerciaux avec leurs dépendances, en les obligeant à s’approvisionner auprès des firmes métropolitaines. Selon les Nations unies, l’APD devrait représenter au moins 0,7% du PIB de chaque nation industrialisée. Mais seuls les pays scandinaves respectent cette norme.
(En anglais : official development assistance, ODA)
[10] et, surtout, aux 80 milliards rapatriés en 2002 par la diaspora des travailleurs migrants [11].
Ils doivent enfin, d’autre part, être comparés à l’apport réel que ces flux entrants d’investissements représentent en termes de "formation brute de capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
fixe" : l’appellation a de quoi rebuter la plus patiente des grand-mère, elle renvoie néanmoins à une notion capitale puisqu’elle est la mesure des investissements "physiques" d’un pays et n’englobe pas, en principe, les opérations spéculatives. Or, rapporté à la formation brute de capital
Capital
fixe des pays du Tiers-monde, on constate que, bon an, mal an, les IDE entrants ne représentent qu’environ 10% de celle-ci. Dit autrement, ce qui fait la richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
- économique - des PED trouve à près de 90% sa source dans d’autres canaux de financement, à commencer par celui des investissements consentis par les Etats du Tiers-monde eux-mêmes !
Miroir aux alouettes ?
On pourrait se demander, à ce stade, pourquoi on observe partout, mais surtout dans les institutions financières internationales et les grands machins supranationaux, cette insistance monomaniaque sur l’importance des investissements (directs et étrangers, bien sûr) pour le développement du Tiers-monde, sur la nécessité de les promouvoir, de les faciliter, à coups de libéralisations, de dérégulations et de privatisations ?
Pourquoi, en effet ? L’explication deviendra ici, forcément, idéologique. La science économique, en soi une contradiction dans les termes, n’est pas neutre.
Abondamment cité déjà, Andreff, rappelle que les multinationales salariaient quelque 86 millions de travailleurs en 1998 tout en ajoutant que, dans le Tiers-monde, ces entreprises "n’ont néanmoins pas beaucoup contribué à atténuer le problème du chômage" [12] ; résultat mitigé, donc, d’autant que, en termes de développement, il précise en guise de conclusion que "La demande mondiale d’IDE dépasse l’offre : les multinationales mettent en concurrence des Etats qui doivent offrir toujours plus d’incitations. La Cnuced
CNUCED
Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement : Institution des Nations unies créée en 1964, en vue de mieux prendre en compte les besoins et aspirations des peuples du Tiers-monde. La CNUCED édite un rapport annuel sur les investissements directs à l’étranger et les multinationales dans le monde, en anglais le World Investment Report.
(En anglais : United Nations Conference on Trade and Development, UNCTAD)
note qu’il s’agit d’un processus mondial de libéralisation
Libéralisation
Action qui consiste à ouvrir un marché à la concurrence d’autres acteurs (étrangers ou autres) autrefois interdits d’accès à ce secteur.
des politiques d’accueil de l’IDE. (..) Son risque est une surenchère sans fin entre les Etats, la présence des multinationales étant considérées comme créatrices d’emploi et de compétitivité." [13]
Ce constat-là mérite d’être mis en exergue. Les investissements directs à l’étranger, on l’a vu, recouvrent autant des créations de filiales, dans les pays du Sud comme du Nord, que des rachats d’entreprises privatisées dont rien n’assure qu’elles ne seront pas à bref délai restructurées ou carrément fermées. Que l’effet de ces investissements soit positif ou négatif, le trait dominant en demeure une intense mise en concurrence des pays hôtes - et des travailleurs. Voilà qui nous ramène au pourquoi de l’aura magique dont bénéficient ces investissements et à l’interprétation, très orientée cette fois, très idéologique, qu’en donne Jayati Ghosh, professeur à l’université Nehru à New Dehli et intervenante remarquée au Forum social mondial de Mumbai. Que note-t-elle en effet ?
Quel développement au juste ?
Jayati Gosh souligne ainsi que les investissements, et les politiques d’encadrement, notamment médiatiques, qui les accompagnent, correspondent en réalité à des stratégies impériales qui visent à l’appropriation des ressources naturelles du Tiers-monde. Et qu’elles visent à ouvrir les marchés du Tiers-monde et l’ex-bloc soviétique pour répondre à une surcapacité de production mondiale. Et, enfin, que le démantèlement des services publics, au Sud comme au Nord, ne s’explique pas autrement : pour ouvrir de nouveaux marchés, il est évident qu’il faut pouvoir vendre ce qu’auparavant les services publics offraient plus ou moins gratuitement, il est évident qu’il faut tout faire payer, tout transformer en marchandise
Marchandise
Tout bien ou service qui peut être acheté et vendu (sur un marché).
(en anglais : commodity ou good)
.
Ou, pour citer Ghosh dans le texte, lumineux : "La commercialisation forcée d’une vaste gamme de services offre ainsi le plus récent et le plus prometteur des hinterlands à l’expansion du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
[14] ".
Alors, investissement rime avec développement ? Avec quel développement, au juste ? Nous achèverons ce bref survol par le cas éminemment illustratif de l’oléoduc que le consortium
Consortium
Collaboration temporaire entre plusieurs entreprises à un projet ou programme dans le but d’obtenir un résultat.
(en anglais : consortium)
dirigé par la British Petroleum entend construire entre Bakou en Azerbaïdjan et Ceyhan en Turquie, un investissement - nota bene - de quelque 3,6 milliards de dollars.
Il est exemplatif pour notre propos car, ainsi que l’a révélé l’ONG suisse La Déclaration de Berne, ce bel ouvrage est assorti de clauses très particulières : chaque Etat partie au projet s’est en effet engagé à ce que le projet de pipeline "ne comprendra aucun service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
destiné au public dans son ensemble sur son territoire, qui aurait pour but de satisfaire les besoins courants de la population. Sur son territoire, le projet n’est pas conçu ni ne requiert de fonctionner au service ou dans les intérêts du public. [15] "
Qu’est-ce à dire ? Sans vouloir anticiper sur le séminaire que le Gresea organisera bientôt sur le thème voisin des investissements et du droit au développement, ces faits, ces grandes tendances de l’expansion actuelle du capitalisme invitent à nous interroger sur l’analyse que nous en faisons.
Jusqu’ici - je caricature à dessein - les mouvements sociaux, y compris syndicaux, se sont époumonés, voire se sont exténués à demander aux entreprises de bien vouloir, dans leurs agissements, faire preuve d’un peu plus de " responsabilité sociale ", de s’engager, en d’autres termes et le plus souvent sur une base volontaire et participative, à respecter des normes sociales minimales. C’est, me semble-t-il, laisser de côté toute la dimension du développement : peu importe, en effet, si les investissements directs à l’étranger contribuent au développement des pays hôtes, peu importe quelle forme de développement ces investissements induisent, du moment que tout se passe sans trop de casse sociale, sans trop de violations des droits humains. Je caricature, je l’ai dit.
L’autre aspect qui mérite à mon sens réflexion est le cadre à l’intérieur duquel - ce n’est jamais innocent - les mouvements sociaux vont porter leurs efforts d’analyse et d’action par rapport à l’expansion actuelle du capitalisme. Deux problèmes paraissent importants.
Le premier a trait à la "dérive" de la notion de droit au développement, qui en venue, battant en brèche toute la dynamique tiers-mondiste de décolonisation et de ralliement autour du projet d’un nouvel ordre économique international
Nouvel ordre économique international
Ou NOEI : Programme exigé par le mouvement des pays non alignés et signé en 1974 à l’ONU sous la forme d’une charte en vue de combler l’écart entre les États Industrialisés et le Tiers-monde : stabilisation des prix des matières premières et amélioration des termes d’échange, renforcement de la coopération au développement, augmentation de la part du Tiers-monde dans la production mondiale et le commerce international...
(En anglais : New International Economic Order, NIEO)
, à n’être plus qu’un "droit humain", donc un droit des individus devant lequel les nations, quelle que soit leur état de sujétion ou de pauvreté, doivent s’incliner. Ce à quoi on assiste, donc, par le biais du discours sur les droits humains, est à une dépossession du droit des nations à se développer et à déterminer eux-mêmes comment elles entendent se développer. C’est ce droit que l’oléoduc de la British Petroleum foule aux pieds.
Le second problème tient à l’espace, physique et démocratique, dans lequel s’exercera l’action des mouvements sociaux. Elle s’est largement concentrée, jusqu’ici, sur les arènes supranationales - Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
, Organisation mondiale du commerce
Organisation mondiale du Commerce
Ou OMC : Institution créée le 1er janvier 1995 pour favoriser le libre-échange et y ériger les règles fondamentales, en se substituant au GATT. Par rapport au GATT, elle élargit les accords de liberté à des domaines non traités à ce niveau jusqu’alors comme l’agriculture, les services, la propriété intellectuelle, les investissements liés au commerce… En outre, elle établit un tribunal, l’organe des règlements des différends, permettant à un pays qui se sent lésé par les pratiques commerciales d’un autre de déposer plainte contre celui-ci, puis de prendre des sanctions de représailles si son cas est reconnu valable. Il y a actuellement 157 membres (en comptant l’Union européenne) et 26 États observateurs susceptibles d’entrer dans l’association dans les prochaines années.
(En anglais : World Trade Organization, WTO)
, Banque mondiale
Banque mondiale
Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
, Fonds monétaire international
Fonds Monétaire International
Ou FMI : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
, Organisations et agences des Nations unies - qui, toutes, participent largement à cette même dépossession des Etats. Est-ce la bonne voie ?
N’est-ce pas, d’abord, dans le cadre national, à l’intérieur de ses institutions démocratiques, les seules qui jusqu’ici peuvent prétendre à quelque légitimité démocratique, que les résistances doivent s’organiser ?
J’invite, pour clore, à méditer cette phrase, empruntée à Serge Halimi : "Le national obligeait les forces sociales à s’entendre ou à se combattre ; la mondialisation permet aux gagnants du système de ramasser la mise avant qu’elle ne soit taxée et d’utiliser la mobilité qu’on lui a donnée pour jouer cette mise ailleurs [16]." Il serait peut-être temps d’en tirer les conséquences...
Pour citer cet article :
Erik Rydberg, "L’Allemagne se sert en Mongolie", Gresea, mai 2004. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1676