Internet nuit gravement à la santé (de votre cerveau). La thèse, documentée par les plus récentes découvertes en neurologie, forme le fil conducteur du bouquin de Nicholas Carr. La mort annoncée – programmée par les monopoles – de la civilisation du livre, voire de la civilisation tout court (la faculté de penser), mérite sans doute une cérémonie des adieux. Ou une entrée en résistance.

Cette analyse a été publiée dans le n°3 de Mauvais Sang (Hiver 2011), une des rares revues de qualité belges qu’on ne trouvera jamais en librairie : elle est vendue, par son créateur, les éditions Aden, uniquement par abonnement. Pour plus d’information, voguer du côté de www.aden.be

Il existe en général plusieurs raisons d’écrire sur un bouquin qui font qu’on abandonne ensuite l’idée. Après tout, il se diffusera bien tout seul. Et les gens sont grands assez pour se former une opinion par eux-mêmes. Ici, c’est différent. Le bouquin, qui date de 2010 et qui a déjà connu une édition grand public en format de poche, n’est pas dans les rayons. C’est une façon de parler : en français, il n’existe pas. Saperlipopette !

La surprise est toute récente. Au début du mois de juillet 2011, après en avoir achevé la lecture, au Gresea, demande est aussitôt faite au centre de documentation de notre petit centre de recherche tiers-mondiste : "Cherche sur Internet qui a traduit cela. C’est de Nicholas Carr, cela s’appelle The Shallows et c’est vraiment une analyse rigoureuse des effets dévastateurs d’Internet sur nos cerveaux. Procure-nous en d’ailleurs plusieurs exemplaires afin que chacun puisse le lire sans crainte de gribouiller dans les marges." La douche froide tombera assez vite. Pas traduit. Pas en français en tous les cas. [1]

Sous-titré "Comment Internet change notre façon de lire, de penser et de mémoriser", le livre "The Shallows" (Eaux sans profondeur) de Nicolas Carr exige du lecteur francophone de connaître l’anglais – ou le néerlandais puisqu’un éditeur à Amsterdam, sans doute plus ouvert sur le monde, l’a édité dans cette langue .

 Revoilà l’industrie culturelle

Fil conducteur : la mort annoncée – programmée par les monopoles – de la civilisation du livre, voire de la civilisation tout court (la faculté de penser). Elle mérite bien une cérémonie des adieux. Ou une entrée en résistance. Un résumé en langue française, donc, s’impose. Car l’intérêt du bouquin ne réside pas tant dans sa critique des contenus que la nébuleuse Internet implante dans notre conscience que – comme l’indique bien son sous-titre – dans l’analyse de l’influence que cette forme de transmission de connaissances (relativement récente, donc peu étudiée) exerce sur l’intellect, au sens neurologique du terme. Le problème des contenus, bien sûr, on connaît.

Quiconque a été formé "à l’ancienne" se heurte et s’énerve sans cesse devant l’à-peu-près des bribes irréfléchies et narcissiques qui se déversent sur la "toile", souvent sous une forme anonyme (règne de l’information cagoulée) et non datée, voire carrément manipulée à distance par des logiciels conçus pour exploiter le potentiel contre-insurrectionnel des réseaux dits sociaux. Carr aborde cet aspect par la bande lorsqu’il rappelle à quel point Google, d’abord une machine à fric (22e valorisation boursière mondiale dans le classement 2011 des entreprises non financières du Financial Times), monopolise les incursions des internautes sur Internet et, à chacun de leur clic, savamment téléguidé, leurs données personnelles.

D’autres avant lui ont exprimé des inquiétudes du même ordre. On pense à Paul Valéry qui, en 1935, lors d’une conférence à l’université des Annales, invitait l’auditoire à s’interroger sur l’accélération que les avancées techniques (électricité, avions, radio, TV) font subir à la perception du monde. Il parlait, alors, d’une "manie de la hâte", de "scintillation fantastique" (des événements) et "d’excitations psychiques ou sensorielles" inoculées de l’extérieur qui n’ont "aucune racine dans notre vie physiologique profonde". Au final, dit-il, tout cela aboutit à faire de l’homme un être qui "s’enivre de dissipation" [2]. C’est à garder en mémoire car, à plus de septante années de distance, Nicholas Carr va développer la thèse, cette fois sur des bases médicales. Mais on pense aussi, naturellement, au philosophe Adorno qui, avec Horkheimer en 1944, disséquaient l’avènement d’une mort cérébrale collective programmée et planifiée par "l’industrie culturelle", pour des motifs purement économiques, trusts et co., marchandisation intégrale de l’humanité, pensée et culture incluses [3].

En général, cependant, les raisonnements mettent l’accent sur la modification substantielle des contenus, transmis et reçus, par les nouvelles techniques de communication. Ils s’attachent moins à leur forme, moins à l’influence que le médium de la "e-culture", en tant que tel, exerce sur nos facultés mentales d’appréhender le monde. Influence qu’on peut presque qualifier de pathogène et, comme souvent lorsqu’on a affaire à des sales maladies, ce sont les symptômes émeuvent. Là, Nicholas Carr frappe fort.

 Le pavillon des cancéreux

D’emblée, il campe la scène. Autour de lui, parmi ses amis, fervents utilisateurs d’Internet comme lui, il note qu’ils ont de plus en plus difficile à se concentrer sur un texte d’une longueur moyenne. Il cite l’aveu d’un professeur d’université : "Je n’arrive plus à faire lire un livre à mes étudiants." Lui-même, à force de réviser ses écrits par traitement de texte, se dit incapable d’encore rédiger quoi que ce soit à la main sur une feuille de papier. Pour résumer, c’est un peu la situation que décrit Bob Dylan dans une de ses chansons : "Quelque chose se trame mais tu ne sais pas quoi." [4] La révolution des pratiques intellectuelles depuis qu’elles sont "connectées" à Internet n’a qu’une vingtaine d’années et, poursuivant sa marche foudroyante, demeure très peu étudiée. Avant de lancer un nouveau médicament, il y a des tests cliniques, des procédures d’évaluation sophistiquées, santé publique oblige. Avec Internet, rien de cela. Le marché a eu carte blanche, advienne que pourra.

Avec quels effets ? A nouveau, le verdict de Nicholas Carr n’est pas pour rassurer. Résumons avec un choix de fusées éclairantes. Internet, dit-il, "promeut une lecture sommaire, une pensée hâtive et distraite et une formation de l’esprit superficielle". Il "attire l’attention dans le seul but de l’éparpiller". Par sa "cacophonie de stimuli", il "court-circuite la pensée tant consciente qu’inconsciente". Par sa conception même, il est un "système interrupteur" de l’attention qui présente l’information sous la forme "d’un pot-pourri venant fragmenter la concentration". Il n’est jusqu’aux innovations soi-disant pédagogiques consistant à émailler d’hyperliens les textes produits en ligne qui ne participent à l’œuvre de crétinisation : ils obligent le cerveau à papillonner, à abandonner toute maîtrise de la lecture, elle est guidée et orientée par la "machine". Le portrait craché de Big Brother ?

On dira sans doute que, là, ce sont les États-Unis. Un professeur qui s’enorgueillit publiquement de ne plus lire de livres autrement que sur tablette, comme raconte Carr, cela ne peut se passer que là-bas. Au rayon crétinisation, ils ont une longueur d’avance. Il n’y a pas si longtemps de cela, on avait même créé un vocable pour s’en prémunir. On parlait d’américanisation [5] (on en trouve encore trace chez les Britanniques cultivés dans l’expression "The fuckization of everything") et pas pour s’en réjouir. Cela se passe outre-Atlantique, au pays des monopoles et des trusts, puis cela traverse l’océan.

 Tout ça c’est dans votre tête

L’analyse de Nicholas Carr s’appuie sur deux parcours scientifiques, longuement développés. Le premier, autour du produit de culture qu’est le livre, sur l’apprentissage du lire-écrire-apprendre. Le second, qui lui est étroitement lié, sur le fonctionnement du cerveau. Prenons dans l’ordre.

Le livre comme agent civilisateur a jusqu’ici, dans l’histoire de l’humanité, une existence relativement brève. Si l’écriture alphabétique apparaît en Grèce vers 750 avant JC, il faudra attendre Gutenberg, en 1445, pour que la pratique de vivre avec l’écrit se répande. Logique. Longtemps l’écrit s’est présenté sous la forme de la "scripta continua" qui agglomérait tous les mots en des lignes interminables et quasi illisibles. On avait recours à un scribe pour écrire et à un domestique lettré pour en lire à haute voix le contenu. Ce n’est qu’au 14e siècle qu’on a commencé à scinder en paragraphes et en chapitres. Lire était carrément pénible. L’imprimerie va révolutionner. Explosion de la production de livres dont le rôle sera capital dans l’avènement des Lumières, puis de la Révolution française. La connaissance du monde, philosophique et politique est devenue accessible au grand nombre. Chacun pouvait l’interpréter à sa manière, et puis le transformer, pour paraphraser la formule célèbre de Marx. Grâce, donc, au livre, à sa diffusion.

Là, c’est le lieu de faire la transition vers la seconde partie du développement auquel convie Nicholas Carr. C’est que vivre avec le livre comme guide et compagnon a eu des conséquences sur la "biologie de l’intelligence humaine", appelons-la comme cela. Comme rappelle Carr, autant les facultés de parler et de se faire comprendre oralement sont relativement naturelles chez l’homme, autant celles qui rendent possible de traduire ces paroles en des écrits et puis, d’en prendre connaissance par la lecture, sont le résultat d’un apprentissage "contre nature". Le cerveau a dû s’y faire. Il a dû faire violence à ses automatismes neurologiques. Il a dû y frayer des nouveaux chemins. Il a dû y créer les connexions de la "pensée profonde", celle qui lit, qui analyse et assemble les choses lues, qui les stocke en mémoire, qui les range avec logique.

Le rapport intime entre lecture et capacité de pensée profonde est étayé par des découvertes récentes sur ce qu’on nomme dans le jargon neurologique la "plasticité" du cerveau : il est sans cesse ouvert à de nouveaux acquis mais, à l’inverse, il a tendance à s’ossifier autour des routines les plus habituelles, donc à se fermer aux pratiques qui ne sont pas quotidiennement exercées. C’est grave docteur ? Un peu, oui.

 Avec un F comme dans fast-food

De multiples expériences montrent que l’usager de textes en ligne voit ses capacités de lecture réduites, mais aussi ses facultés d’analyse et de raisonnement. Cela tient en partie au dispositif cérébral de mémorisation qui suppose un transfert de la mémoire "courte" (de travail) vers la mémoire à long terme longue (mémoire au sens courant du terme). La première a une très faible capacité, elle traite des blocs successifs comprenant au maximum cinq à neuf éléments d’information : ils ne seront réellement intégrés dans la mémoire qu’au terme d’un procès délibéré de reconsidération et de répétition. Le texte en ligne, avec ses hyperliens, y fait obstacle. Comme Jakob Nielsen l’a joliment exprimé en 2006 au terme d’un test clinique sur 232 usagers d’Internet, ceux-ci lisent typiquement sur le "mode F" : graphiquement, l’oeil parcoure les premières lignes d’une page sur toute leur longueur puis il chute d’un cran pour, aux paragraphes suivants, ne les lire qu’à moitié jusqu’à ce que, enfin, il se contente de grignoter les premiers mots situés à gauche dans la partie inférieure de la page. F pour "fast" en anglais, comme dans fast-food, lecture "rapide", fragmentée et superficielle.

Une autre enquête réalisée à l’université de San José en 2003 confirme. L’échantillon était cette fois composé de 113 personnes entre 30 et 45 ans, toutes issues de l’enseignement universitaire. Pas moins de 85% d’entre elles déclaraient qu’elles passaient plus de temps à lire des documents en ligne. De quelle manière ? 81% vont répondre que, de plus en plus, elles "butinent et survolent" ("browse and scan") et 82% qu’elles s’adonnent à de la "lecture non linéaire". Une autre recherche de 2008 évalue l’impact progressif de l’utilisation de sources électroniques dans la production d’articles érudits sur la base de 34 millions de textes parus entre 1945 et 2005 dans des revues scientifiques.

On aurait pu croire que, le volume de texte en ligne ne cessant de croître, notamment grâce à la digitalisation de documents anciens, le champ de vision des chercheurs allait s’élargir. Que du contraire. Au fil du temps, ce sont les textes les plus récents qui vont être cités. L’expansion des informations accessibles, conclut l’étude, a conduit à "un rétrécissement de la science et de la recherche académique".

 Pas mourir idiot ?

Au cœur du problème, pour qui s’y intéresse, il y a comme une illusion optique. Pour la plupart, d’instinct, un texte en ligne ne diffère guère d’un texte imprimé. Des deux côtés, ce sont des mots, des lignes, des paragraphes et des pages. Seul le mode d’appropriation change. Pas de quoi fouetter un chat. D’autant que, argument massue, Internet met à disposition, par un simple clic, une foule d’informations précieuses qui, auparavant, exigeaient des heures voire des jours et semaines pour être consultées physiquement à l’endroit où elles sont "domiciliées". C’est un plus, sans aucun doute.

Sauf que : le texte en ligne se présente, dans la plupart des cas et pour la plupart des utilisateurs [6], sous une forme qui n’a rien à voir avec le texte imprimé. Il privilégie l’information courte, colorée, prémâchée et préformatée par des "scripts" (hyperliens & co.) sur lequel le lecteur n’a aucun contrôle : l’inversion est totale. Là où, avant, le lecteur reposait le livre pour prendre une note, vérifier une information dans un autre livre (de son choix), consulter un dictionnaire (dont l’orientation correspond à ses propres goûts), voire sautait à l’index, feuilletait le livre pour retrouver un passage, annoté en marge (de sa propre main), qui éclaire la page dont il vient de suspendre la lecture, tout cela, avec le texte en ligne, sombre corps et biens.

Le texte qui apparaît sur l’écran résulte, neuf sur dix, de scripts invisibles conçus par Google et, neuf fois sur dix, il obéit – au mieux ! – à une mise en page (adjonction de photos, d’hyperliens, de "pop-ups" soi-disant pédagogiques venant définir tel ou tel terme, voire de commentaires parasites de type "forum") complètement téléguidée par des mains non moins invisibles. Le texte en ligne, comme y insiste Nicholas Carr, est conçu pour distraire l’attention – et ce d’autant plus que le lecteur "connecté" sera sans cesse sollicité par des "alertes" diverses (fil RSS), le flux incessant d’arrivées dans sa boîte de messagerie et le coin-coin couiné par sa page Facebook.

L’héritage laissé par la civilisation du livre, la faculté patiemment acquise de réfléchir un écrit en éduquant le cerveau à manier la "pensée profonde", pour reprendre l’expression heureuse de Carr, est très exactement ce que l’e-culture démolit.

Il faut lire Nicholas Carr. Et puis, au minimum, déconnecter l’appareillage pendant une (longue) partie de la journée.

Notes

[1Version néerlandaise (De Ondiepte : Hoe onze hersenen omgaan med internet) chez Maven Publishing (327 pages, 20 euros). Cela est vrai au moment d’écrire ces lignes : le livre a été entretemps publié sous le titre "Internet rend-il bête ?" chez Robert Laffont.

[2Paul Valéry, "Le bilan de l’intelligence", réédité aux "mini-éditions" Allia, 2011, 61 pages, 3 euros.

[3Adorno et Horkheimer, "La dialectique de la raison", coll. Tel, Gallimard, 2004. Même constat par Jacques Brel dans une émission radiophonique de 1962 : "Tout est tombé dans l’industrie."

[4Ballad of A Thin Man, 1965.

[5Si on n’en parle plus, c’est peut-être tout simplement parce que le processus est achevé : en Europe, tout le monde est américanisé. Adorno ["Modèles critiques", 1965, éditions Payot, 2003) est à cet égard un guide assez sûr : expatrié en 1938 aux USA, il notait avec curiosité l’usage de concepts tels que "projet" et "méthodologie", insolites et étrangers pour un Européen – depuis, le "projet" (de vie, de société, etc.) est entré dans les mœurs et malheur au chômeur qui n’a pas une "méthodologie" made in USA (de réinsertion, d’intégration, etc.).

[6En 2009, estime une étude, la plupart des Américains passent en moyenne huit heures et demie par jour devant un écran (TV, ordinateur, GSM).