La santé, un de nos biens les plus précieux. Au jour d’aujourd’hui, précieux égale marché. La "santé" florissante de l’industrie pharmaceutique est là pour le rappeler. La santé est un secteur économique et cela se travaille, par marketing, par recherche scientifique téléguidée et, au besoin, par de savantes falsifications. Plongée dans une économie... malsaine.

L’opacité organisée autour de l’information économique prend de multiples formes qui toutes ont pour conséquence de rendre plus difficiles aux citoyens la compréhension et la maîtrise du monde dans lequel ils vivent, les citoyens et bien sûr, en première ligne, les travailleurs et leurs organisations représentatives dans la négociation des salaires et des conditions de travail. C’est un aspect des choses.

Il y a aussi la manipulation de l’information. Elle dispose d’états-majors, les départements marketing des entreprises, toute la logistique mise en place pour séduire et influencer les choix de l’opinion publique dans ses idées et dans ses achats.

  Info égale marketing

On n’abordera pas ici le statut étrange de la publicité dans nos sociétés, où mobiliers urbains et productions télévisées se voient de plus en plus envahis par des messages commerciaux dont l’omniprésence ne diffère de la propagande des régimes autoritaires que par son emballage, commercial ici, politique là-bas, c’est à chaque fois de l’idéologie et de l’endoctrinement, véhiculés par les entreprises ici, par les États là-bas. Mais, donc, parenthèse.

Dans la manipulation de l’information par les entreprises, on dispose de plusieurs secteurs de choix. Le cas de l’industrie du tabac est à cet égard un classique. Chacun a entendu parler des procès menés aux États-Unis qui ont révélé les manœuvres que cette industrie a déployées pour cacher ses propres recherches sur le caractère nocif du tabac. Même chose avec le champion monopolistique de l’agriculture génétiquement modifiée, Monsanto, qui n’a eu de cesse d’exercer des pressions sur les scientifiques mettant en garde contre la consommation et, donc, la diffusion d’aliments issus de ces techniques de génie génétique. [1]

Avec Monsanto, on est presque dans la pharmacologie et, donc, dans un secteur industriel – celui de la santé et de sa marchandisation – où tous les coups sont permis. Voyons de plus près.

 Un médecin, ça s’achète

Séduire le "malade qui s’ignore" pour le conduire à acheter des produits de "santé" (médicaments ou aliments) est au cœur du métier du pharma-business. Dans sa rubrique hebdomadaire "confit de canards", une des rares à en dénoncer les mille et une pratiques douteuses (d’aucuns diront : mafieuses), le Canard Enchaîné fait à cet égard œuvre de contre-information salutaire. Exemple récent que cet "enseignement scientifique" dispensé au titre de formation continue aux médecins généralistes à Paris du 11 au 13 mars 2009 sur le sujet de "la place du fast-food dans l’alimentation des enfants" [2]. C’est inventé ? Non, c’est une affaire tout ce qu’il y a de plus officiel, organisée dans le cadre du salon annuel de la Medec. Où accourent quelque 17.000 médecins. Où figure parmi les "formateurs" la vice-présidente de McDonald’s France. Où les participants reçoivent un badge siglé Sanofi-Aventis et une attestation que ces médecins peuvent faire valoir comme "points de formation continue" (rendue obligatoire par loi en 1996). Et où... la plupart des formations sont sponsorisées par les laboratoires pharmaceutiques et les géants de l’agroalimentaire, qui rétribuent les médecins-intervenants : environ 1.500 le laïus, précise le Canard Enchaîné. Qui ajoute : en France, l’industrie finance 98% de la formation médicale continue.

On pourrait traduire : en matière de santé marchandisée (médicaments et aliments), 98% de l’information est manipulée.

 Dr Strangelove, je présume

On exagère ? A peine. L’affaire Scott Reuben, du nom de l’anesthésiste américain qui a récemment défrayé la chronique sous l’appellation "Dr Madoff de la pharmacie", a mis le problème sur la place publique. Car voilà un "scientifique" qui, pendant plus de dix ans, a publié des travaux bidon préconisant l’usage de certains médicaments sans que personne ne s’en aperçoive, à commencer par les revues scientifiques qui conféraient autorité à ses études [3] et, donc, diffusion commerciale aux médicaments vantés à la grande joie de leurs producteurs, les multinationales de la santé marchandisée, dont Pfizer, Merck et Wyeth. Tests cliniques, analyses de laboratoire, Scott Reuben avait tout inventé. Les revues scientifiques qui ont publié n’y avaient vu que du feu. C’est un (petit) aspect des choses : le dévoiement de la recherche scientifique. Comme signale Le Monde dans le même article, une analyse récente conduite par des chercheurs de l’université du Texas a identifié 212 articles scientifiques qui étaient, à hauteur de 82%, du coupé-collé tandis que, en Grande-Bretagne, une autre analyse portant sur 274 articles scientifiques sur les vaccins grippaux aboutissait à la conclusion que... les articles sponsorisés par l’industrie pharmaceutique, et leurs auteurs "scientifiques", avaient plus de chance d’être publiés dans les revues de haut rang. Pour une raison très simple. L’industrie place des publicités dans ces revues, elle commande des tirés à part : qui paie décide.

Une "science" commandée, payée et orientée par le pharma business. C’est, nota bene, un secteur dominé par quelques oligopoles. Fin 2006, les sept champions du médicament contrôlaient 60% des ventes (221 milliards de dollars sur 370) réalisées par les dix-huit poids lourds du secteur avec, en tête, Pfizer (47,3 milliards), suivi de Glaxo-Smith-Kline (36,2), Novartis (30,8), Sanofi-Aventis (30,2), Astra-Zenecca (25,9), Johnson & Johnson (25,9) et Merck (25,5) [4]. Secteur concentré égale puissance de feu concentrée, pour convaincre, pour séduire, pour acheter les scientifiques et en faire des représentants de commerce...

 La science, ça s’achète aussi

L’argent corrompt ? Il corrompt avec méthode dans la recherche scientifique médicale. Les liens incestueux entre l’industrie pharmaceutique et la sphère académique ont été, dans le cas des Pays-Bas, analysés au scalpel par Trudy Dehue, professeur à l’université de Groningen [5].

Comme point de départ à sa démonstration, elle prend l’exemple célèbre du marketing organisé par GlaxoSmithKline pour étendre aux enfants – marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
en pleine expansion – la prescription de son antidépresseur Seroxat. Normalement, cela n’aurait jamais dû marcher. Les recherches menées par la multinationale Multinationale Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
ont en effet mis en évidence que ce médicament, bien toléré chez les adultes, déclenche chez les enfants des effets secondaires pour le moins inquiétants : tendance au suicide et accès d’agressivité violente. Sauf que... Comme ces recherches réalisées par des scientifiques ont été commandées par GlaxoSmithKline, elles ne seront pas rendues publiques.

Un cas isolé ? Que du contraire. La recherche scientifique médicale indépendante, souligne Trudy Dehue, perd sans cesse du terrain et les "soi-disant « organisations de recherche commerciales » (CRO, commercial research organisations) se sont développées au point de devenir des entreprises multinationales millionnaires cotées à la Bourse Bourse Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
au même titre que les entreprises pharmaceutiques pour lesquelles elles travaillent. D’une estimation réalisée en 2003, il ressort qu’elles réalisaient alors 64% des tests, tandis que les chercheurs universitaires, eux, se voyaient de plus en plus rémunérés par l’industrie pharmaceutique." Conséquence, comme notait en 2005 l’ancien rédacteur en chef du British Medical Journal : "Les revues médicales sont devenues une excroissance des départements de marketing de l’industrie pharmaceutique."

Les États-Unis ont, dans ce domaine comme en tant d’autres, montré l’exemple, ouvert la voie. Dans une analyse de cette forme de corruption légalisée de l’information, Marcia Angell, ancienne rédactrice en chef du New England Journal of Medecine, a dressé un portrait vitriolé de la commercialisation de la recherche scientifique [6].

Passons sur les frasques de nos élites en blouse blanche. Passons sur Alan Schatzberg, président du département de psychiatrie de l’université de Stanford en Californie ainsi que de l’American Psychiatric Association, dont on révélera qu’il détient 6 millions de dollars d’actions dans une société pharmaceutique qui vend des pilules pour traiter la dépression Dépression Période de crise qui perdure, avec une croissance économique lente et un chômage important. C’est l’équivalent d’une crise structurelle.
(en anglais : depression).
– et que Schatzberg a vanté dans trois articles "scientifiques". Passons sur Charles Nemeroff, président du département de psychiatrie de l’université Emory à Atlanta et auteur d’un influent "Manuel de psychopharmacologie", dont le laboratoire était grassement financé par GlaxoSmithKline, tout comme Nemeroff himself : il a reçu 500.000 dollars pour une douzaine de conférences de promotion des médicaments produits par son bienfaiteur. Ce ne sont là que l’écume d’un phénomène structurel.

 La censure est un business

Une étude réalisée en 2003, rappelle Angell, indique que, aux États-Unis, "environ deux tiers des centres de médecine universitaire détenaient des actions dans les entreprises finançant la recherche en leur sein". Mieux, une autre étude, 2007, montre que deux tiers des chaires de médecines perçoivent des fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
des firmes pharmaceutiques pour leur département et, trois sur cinq, des rémunérations à titre personnel.

On ne s’étonnera guère, dès lors, si les essais "universitaires" financés par l’industrie et publiés dans les revues médicales soient "systématiquement favorables aux médicaments fabriqués par ceux qui les paient." On ne s’étonnera pas plus d’apprendre que "les résultats négatifs ne sont souvent pas publiés ou sont présentés sous un jour positif"...

Exemple chiffré : passés au peigne fin en 2008, 64 essais cliniques d’antidépresseurs mettront en évidence qu’ils ont connu un sort fort différent selon qu’ils donnaient des résultats positifs (comprendre : positifs pour l’industrie) ou des résultats négatifs. Sur les 74, il y en avait 38 avec des résultats positifs et – miracle ! – 37 d’entre eux seront publiés et diffusés dans la communauté médicale. Des 36 essais qui débouchaient sur des résultats négatifs et, donc, apportaient de mauvaises nouvelles à l’industrie, 33 ne seront – re-miracle ! – jamais publiés ou alors "sous une forme faisant ressortir un résultat positif".

C’est assez logique. Logique en ce sens que la logique de l’argent est celle qui prévaut. L’industrie pharmaceutique dépense globalement près de 60.000.000.000 de dollars par an dans le marketing de ses produits, le double de ce qu’ils investissent en recherche et développement [7]... Sans commentaire. La santé, une marchandise Marchandise Tout bien ou service qui peut être acheté et vendu (sur un marché).
(en anglais : commodity ou good)
comme une autre. L’information médicale s’y est adaptée.

Notes

[1Voir là-dessus "Le monde selon Monsanto" de Marie-Monique Robin, Editions La Découverte/Arte, 2008.

[2Le Canard Enchaîné du 11 mars 2009. Autre info délicieuse : celle où, dans son édition du 30 avril 2008, le Canard révèle que le plan interne de marketing de Sanofi-Aventis pour son médicament anti-obésité Acomplia (décrié entre autres par la Food and Drug Administration aux Etats-Unis) donnait comme première priorité : "Neutraliser la presse Grand Public". Noir sur blanc.

[3Hervé Morin, "Un ’Dr Madoff’ de la pharmacie", Le Monde du 21 mars 2009.

[4Les Echos du 13 mars 2007.

[5Trudy Dehue, "Onderzoekers die afhankelijk zijn van de farmaceutische ruïneren onze gezondheid", NCR Handelsblad du 21 février 2009.

[6Marcia Angell, "Drug companies & doctors : a story of corruption", The New York Review of Books, vol. 56, daté du 15 janvier 2009 http://www.nybooks.com/articles/22237 Article traduit en français (sans indication de date...) par la revue Books, n°4, d’avril 2009. Exemples, également, sur l’Observatoire des entreprises http://www.gresea.be/spip.php?rubrique3 du Gresea en cherchant sous les noms de GlaxoSmithKline et Eli Lilly.

[7Shirley S. Wang, "A celebrity patient’s support turns sour for drug company", Wall Street Journal du 15 mai 2009.