Ce texte constitue une réponse à un édito du magazine Trends-Tendances du 19 juin 2025, qui en appelait à une « thérapie de choc » pour la Belgique. Cet appel reposait en effet sur des constats discutables et, surtout, il banalisait – en la naturalisant – la violence des choix politiques qui se cachent derrière une expression au lourd passif historique.

Photo : fdecomite, CC BY 2.0 - via Wikimedia Commons
Dans un édito publié par Trends-Tendances le 19 juin 2025, le journaliste Olivier Mouton affirme qu’il faut « une thérapie de choc à la Belgique » [1]. Selon lui, le pays souffrirait en effet d’une situation budgétaire et économique catastrophique, comme en témoignent les récentes décisions des agences de notation
Notation
Classification des actifs (titres, monnaie, prêts...) ou des émetteurs de ceux-ci en fonction du risque de défaut de paiement des revenus et du remboursement de ces actifs ou de la part de celui qui les émet. Cette classification est attribuée par une société privée, appelée agence de notation. Les trois plus importantes sont Fitch Ratings, [Moody’s et Standard & Poor’s. Elles contrôlent l’essentiel des évaluations de risque. Mais le fait qu’elles soient privées et qu’elles aient d’autres départements assurant d’autres fonctions vis-à-vis de leurs clients qu’elles notent pose un très sérieux problème d’indépendance, d’impartialité et finalement de légitimité. Les notations dépendent des sociétés qui les allouent. En général, elles ressemblent néanmoins fortement de la classification suivante, allant de l’actif ou de l’entreprise la moins risquée vers celui ou celle qui l’est le plus : AAA, AA, A, BBB, BB, B, CCC, CC, C.
(en anglais : credit rating).
vis-à-vis de Bruxelles et de l’État fédéral [2]. Cette « situation préoccupante » serait « le fruit d’une trop longue attente à prendre le taureau par les cornes, surtout en Wallonie et à Bruxelles ». Certes, depuis les résultats des dernières élections, « on parle de changement », mais toujours selon l’auteur, « cela ronronne encore trop ». D’où la nécessité d’« accélérer les réformes socio-économiques dans notre pays. Oser une thérapie de choc ».
Un constat discutable
On peut toutefois s’étonner du constat selon lequel la Belgique se trouverait dans une « situation préoccupante » parce qu’elle a été incapable de se réformer jusqu’ici. Trop d’insouciance dans les dépenses publiques ? En réalité, depuis les années 1980, nous n’avons connu qu’une suite quasiment ininterrompue de politiques d’austérité, avec une petite exception au début des années 2000 : « redressement » imposé via les pouvoirs spéciaux par les gouvernements Martens-Gol dans les années 1980 [3], « plan global » mis en œuvre par le gouvernement Dehaene la décennie suivante [4], cures d’austérité consécutives à la crise de 2008 sous les gouvernements Di Rupo et Michel [5], suivis des « assainissements » voulus par la Vivaldi et désormais l’Arizona notamment pour faire face aux conséquences supplémentaires de la crise du covid-19 [6].
De moins en moins « compétitifs » en raison du cout et des rigidités du marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
du travail ? Les gouvernements successifs ont pourtant appliqué plusieurs sauts d’index [7], multiplié les aides à l’emploi et autres « tax shift » en faveur des entreprises [8], adopté (et rendu impérative) la loi de 1996 sur le blocage des salaires, sans compter les diverses mesures de « flexibilisation du marché du travail » adoptées via la loi Peeters [9] ou le Jobs Deal [10] pour ne citer que les plus récentes.
Un pays d’assistés ? Depuis 1999, la Belgique se définit comme un « État social actif » qui applique des politiques d’activation de plus en plus sévères vis-à-vis des bénéficiaires du CPAS, des chômeurs, des malades, des personnes âgées ou encore des immigrés [11]. État obèse et inefficace ? On ne compte plus les réformes de l’administration inspirées du « New Public Management » [12], les privatisations et autres libéralisations intervenues dans des secteurs publics historiques (ex. : communication, transport, énergie), tandis que les services publics restants souffrent pour la plupart d’un sous-financement dramatique (cf. la justice, la santé ou l’enseignement) [13].
On voit donc mal avec quelle « inertie » ou quel « refus des réformes » il faudrait désormais rompre, d’autant plus que bon nombre de ces mesures ont été validées – et parfois même directement proposées –par ces mêmes partis de gauche qu’on présente souvent comme s’accrochant coute que coute à leurs « tabous » (mais lesquels exactement ?) [14]. En outre, si la situation belge est « préoccupante », elle ne l’est manifestement pas pour tout le monde. En effet, des dividendes records ont été versés en 2024 en Belgique [15], les marges des entreprises sont historiquement au plus haut depuis une dizaine d’années [16] et les ultra-riches ont vu leur richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
bondir de 9% en un an [17].
Dans une étude parue il y a quelques mois, des universitaires ont également montré que les inégalités de patrimoine
Patrimoine
Ensemble des avoirs d’un acteur économique. Il peut être brut (ensemble des actifs) ou net (total des actifs moins les dettes).
(en anglais : wealth)
étaient bien plus élevées que ce qui était communément admis jusqu’ici dans notre pays, et qu’elles s’étaient creusées ces dernières décennies [18]. Encore plus récemment, c’est désormais la BNB qui vient de tirer le même constat en ce qui concerne cette fois les inégalités de revenus [19]. Et malgré tout, la Belgique continue de taxer bien plus lourdement le travail que le capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
(c’est même de pis en pis, selon le Conseil supérieur des finances [20]) tandis que la précarité et la pauvreté augmentent, sur fond de dégradation généralisée des conditions de travail [21].
Une expression qui n’a rien d’anodin
C’est dans ce contexte que Trends-Tendances publie un édito qui appelle à « accélérer les réformes et à oser la thérapie de choc ». L’emploi de cette expression est toutefois loin d’être anodin. La « thérapie de choc » a en effet été popularisée dans les années 1980 par des penseurs néolibéraux dans le cadre de leur croisade contre l’État social et les formes de « collectivisme » qui s’étaient généralisées à la fin de la Seconde Guerre mondiale [22]. Conscients du caractère profondément impopulaire de leur agenda néolibéral, ils en appelaient dès lors à l’appliquer aussi rapidement et brutalement que possible, en prétextant de sa soi-disant « nécessité économique ». Une illustration parmi d’autres de leur dédain assumé pour la démocratie, perçue au mieux comme un frein et au pire comme un obstacle à la loi du marché [23].
Du Chili à l’ex-URSS en passant par de nombreux pays surendettés du Sud, nombreux sont celles et ceux qui ont gouté à ces « thérapies de choc », avec des conséquences sociales et économiques catastrophiques [24]. Pourtant, pas plus là-bas qu’ici, il n’existe aucune « nécessité » ni « loi » en économie, hormis celles que nous imposent les limites planétaires (les seules que les (néo)libéraux s’obstinent d’ailleurs à nier, ceci dit en passant). À l’intérieur de ces limites, tout est affaire de choix : que produit-on, comment, avec quelle (re)distribution, etc. En Belgique, les choix qui ont été posés depuis trente ans visent très majoritairement à maximiser les gains du capital
Capital
et à minimiser ceux du travail et de l’État (sans même parler des conséquences pour la planète). Invoquer leur « nécessité » n’est qu’une façon de masquer ces choix, de même que les intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
qu’ils servent. En appeler à une « thérapie de choc » pour les appliquer encore plus vite et plus fort pose dès lors de sérieux problèmes de légitimité démocratique.
Cet article est une version longue d’une carte blanche parue sur le site du magazine Trends-Tendances le 24 juin 2025.

