Un capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
bien géré, bien régulé et harmonieux, aux bénéfices de tous, serait le résultat de politiques orchestrées par des patrons qui auraient un sens social et viseraient le long terme. La preuve en est avec Henry Ford qui aurait imaginé un système où la hausse de productivité Productivité Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
profiterait à tous grâce aux augmentations salariales et à la consommation de masse. Sauf que… cela ne s’est pas passé ainsi.

Il est des mythes qui ont la peau dure. Celui d’un Henry Ford, prenant à cœur la situation sociale de ses ouvriers et qui imagine que ceux-ci vont finir par être son principal marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
pour écouler ses voitures, en est un des plus tenaces. C’est qu’il sert à entretenir la croyance dans des intérêts communs entre capitaines d’industrie et salariés.

L’idée a été remise à l’ordre du jour par l’école de la régulation [1] avec son compromis fordiste : un accord social au lendemain de la Seconde Guerre mondiale permettant à la fois des hausses continues de la production et le partage des gains de productivité Productivité Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
par le biais d’augmentations salariales. Elle est aujourd’hui acceptée comme telle, sans interrogations.

Ainsi, Michel Rocard, ancien Premier ministre (socialiste) sous Mitterrand, retrace les éléments qui ont permis la croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
économique (tant regrettée) après 1945. Il note Lord Beveridge qui a théorisé le système de sécurité sociale que nous connaissons. Puis, il y a Keynes qui initie des politiques d’intervention publique pour gérer les récessions de court terme. Enfin, il y a le dernier larron : « Le troisième régulateur, Henry Ford, est américain. Cet industriel disait : "Je paie mes ouvriers pour qu’ils m’achètent mes voitures. » Avec le New Deal [2], les grands travaux de Roosevelt, cette politique de hauts salaires et de fidélisation des salariés qualifiés a permis à l’économie américaine de repartir très vite après la crise de 1929." [3] Il ajoute que, grâce à cette stratégie, Ford a "contribué à sauver le capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
notamment au moment de la crise de 1929" [4]
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Mais en est-il bien ainsi ? D’autant qu’Henry Ford est connu pour être un mythomane. Il aime travestir la réalité pour se présenter après coup sous un meilleur jour. Ainsi, croyant à la réincarnation, il disait, dans un premier temps, avoir vécu précédemment sous la peau de Léonard de Vinci. Quelques temps plus tard, il affirmait que, réflexion faite, son identité antérieure avait été celle du roi Midas et que, dans ce cadre, il avait bien connu le dieu Bacchus (ou Dionysos en grec), célèbre pour ses orgies. Il en avait éprouvé la plus grande répulsion vis-à-vis des boissons alcoolisées [5].

Ce genre de déclarations faisait les choux gras de la presse de l’époque. Dès que l’industriel achetait une cravate, les journalistes décrivaient le magasin qui l’avait fourni. "Tout ce qui avait un rapport quelconque avec la personnalité ou avec le nom de Ford avait droit à un article" [6]. Et le patron automobile s’en donnait à cœur joie.

Dès lors, quand Ford raconte qu’il augmente les salaires de ses travailleurs pour qu’ils achètent ses véhicules, le premier réflexe devrait être de ne pas le croire du tout. Les raisons ne manquent pas pour être extrêmement méfiant.

 Vendre au plus grand nombre

Une grande confusion existe entre le concept de production de masse et celui de consommation de masse. S’il faut reconnaître une originalité à Ford, c’est surtout d’avoir développé la première à partir des méthodes décrites ci-dessous. Pour passer aux ventes, il faut sans doute fabriquer en grandes quantités, abaisser le prix de l’automobile – ce qui sera obtenu par les coûts d’échelle [7] -, mais également favoriser le crédit pour permettre à ceux dont le revenu immédiat est insuffisant d’acquérir le bien grâce à des mensualités régulières.

Or, Henry Ford est un adversaire acharné de tout ce qui est financier, endettement, etc. Ce ne sera pas sa firme qui initiera le prêt à la consommation, mais General Motors avec sa filiale, GMAC [8]. Celle-ci apparaîtra en 1919 seulement, bien après les événements relatés ci-dessous.

Né en 1863 dans une famille de riches fermiers du Michigan, à Dearborn, qui se trouve près de Detroit, mais en milieu rural à l’époque, Ford est d’abord un ingénieur spécialisé dans la mécanique. Il ne dispose pas du capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
nécessaire au lancement d’entreprises. Il doit composer avec des partenaires qu’il rencontre et dont il ne partage pas toujours les idées. Après deux tentatives infructueuses, il parvient à créer la Ford Motor Company.

En 1906, il veut lancer son grand projet. Il le décrit ainsi en juillet de cette année : "L’idée que j’ai en tête, c’est de fabriquer une voiture pour le plus grand nombre possible de gens" [9]. Il ne parle pas alors d’augmenter les salaires ou de propager l’automobile en monde ouvrier, mais de vendre le plus possible. Or, ses partenaires veulent plutôt profiter du marché de haut de gamme : fournir une clientèle fortunée, certes peu nombreuse, mais prête à dépenser pour acquérir l’objet de toutes les convoitises. Grâce aux bénéfices obtenus lors des années précédentes, Henry Ford reprend les actions de ses opposants et devient complètement maître de la firme.

Il lance le modèle T en 1908. Jusqu’en 1927, moment où il dut se résoudre à le remplacer, il en écoulera plus de 15 millions [10]. Lors de sa sortie, le véhicule est vendu au prix de 825 dollars, soit quasiment l’équivalent du salaire annuel d’un instituteur. Bref, ce n’est pas à la portée de n’importe quelle bourse.

En fait, le public cible semble être alors les fermiers. Ceux-ci doivent se rendre souvent en ville. Leur déplacement est long et coûteux par des chemins cabossés. Un véhicule adapté est pour eux une aubaine, grâce à la flexibilité que cela offre.

Le modèle T est solide, souple et puissant tout à la fois. Il convient aux routes boueuses et pleines d’ornières et de cailloux. "C’était vraiment la voiture idéale pour l’Amérique rurale du XXe siècle : l’équivalent moderne des chariots couverts" [11]. "C’est une voiture robuste, de conception simple et d’entretien facile ; elle plaît à beaucoup d’acheteurs, en particulier aux fermiers, à cause de sa garde au sol qui rend plus aisée la conduite sur les routes de campagne non pavées. Elle possède un rapport poids-puissance relativement élevé si bien qu’elle dure longtemps, car la plupart des conducteurs peuvent en tirer les performances souhaitées sans pousser le moteur au maximum." [12]

On est aux antipodes des déclarations futures d’Henry Ford.

 Abécédaire du fordisme Fordisme Système de production fondé au début du XXe siècle dans les usines Ford. Il est basé sur plusieurs éléments : 1. la standardisation des composants ; 2. la mise séquentielle des hommes, des machines et des outils dans l’ordre chronologique où se réalise la production ; 3. la chaîne de montage. Par extension, l’école de la régulation a appelé fordisme tout le système consistant à augmenter la productivité et à développer la consommation de masse grâce à des hausses perpétuelles des salaires, qui s’est généralisée en Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale.
(en anglais : fordism)

Les idées pour améliorer la production sont davantage précises. A l’époque, la manière de travailler dans l’automobile incorpore de nombreux éléments à caractère "artisanal" :

  • les voitures, ou les éléments à assembler (le châssis par exemple), sont immobiles et posés généralement sur des tréteaux dans une salle énorme ;
  • les ouvriers tournent autour de la voiture, allant prendre les pièces nécessaires disséminées dans l’atelier pour les monter sur le véhicule ou étant fournis par des aides qui cherchaient les composants pour eux ;
  • ils passent un temps fou à adapter les composants sur la voiture car, fabriqués de façon non uniforme par des sociétés indépendantes, ceux-ci n’ont pas les caractéristiques qui correspondent à l’automobile à construire ;
  • les cycles opératoires, c’est-à-dire le temps pendant lequel un ouvrier accomplit une seule “ tâche ”, sont très longs ; chez Ford, un ajusteur-mécanicien met en moyenne 8 heures et 34 minutes entre le moment où il commence une opération et celui où il la termine ;
  • chaque travailleur effectue donc quasiment l’assemblage complet d’un élément de l’automobile ;
  • les salariés sont recrutés parmi les ouvriers qualifiés, capables d’effectuer ces travaux d’ajustement.

Ainsi : "De petites équipes d’ouvriers montaient d’abord les châssis à des postes de travail différents et y ajoutaient ensuite les divers éléments qu’on leur apportait à la main ou sur des chariots. Les monteurs, en général des professionnels qualifiés, avaient à portée de la main de petits établis et des forges sur lesquels ils ajustaient les pièces qui n’étaient pas tout à fait à la bonne taille." [13] Aucune voiture n’était identique à la précédente et donc le prix était généralement très élevé.

Ford décide de changer cette conception à partir d’un point de vue élémentaire : simplifier et standardiser la production. Le premier problème réside dans la fabrication des composants : ils sont fournis par des firmes extérieures pour des utilisations diverses dont l’une peut être le montage automobile (mais pas nécessairement) et ne sont pas uniformes.

L’option de Ford sera de racheter progressivement les entreprises en amont et de leur imposer l’utilisation de machines permettant de sortir des pièces standardisées, s’ajustant directement sur la voiture à assembler. Ainsi, le temps considérable pris pour adapter le composant à son emploi est, en grande partie, éliminé. Ceci va donner une impulsion importante à la productivité et permettre de réduire le coût, donc le prix, de la voiture de façon notable.

Ensuite, le constructeur va placer machines et hommes dans l’ordre chronologique de la fabrication. Comme l’explique Henry Ford lui-même : "Les travailleurs mal dirigés passent plus de temps à courir après les matériaux ou les outils qu’à travailler, et ils touchent un faible salaire, parce que la marche à pied n’est pas une occupation rémunératrice. Notre premier progrès dans le montage consista à apporter le travail à l’ouvrier, au lieu d’amener l’ouvrier au travail. Aujourd’hui, toutes nos opérations s’inspirent de ces deux principes. Nul homme ne doit avoir plus d’un pas à faire ; autant que possible, nul homme ne doit avoir à se baisser." [14]

On voit sur ce point la différence essentielle qui existe entre taylorisme Taylorisme Méthode dite « scientifique » d’étude concrète de la manière de travailler, développée par l’ingénieur américain Frederik Taylor. Elle s’appuie sur le concept de tâche, désignant un cycle d’opérations précises et devant être répétées durant la journée de travail. Une tâche est alors décomposée en gestes qui sont scrupuleusement examinés par des experts (le Bureau des méthodes) pour voir ceux qui peuvent être éliminés, ceux qui peuvent être transformés et être rationalisés.
(en anglais : taylorism).
et fordisme, souvent associés de façon abusive. Taylor va rationaliser le travail dans un cadre productif donné, sans changer celui-ci. Ford, en revanche, transforme celui-ci, ce qui entraîne l’adoption de méthodes "scientifiques" de travail. C’est par la mise en place d’un ordre séquentiel que les pièces doivent venir au travailleur qui n’a plus à bouger et à faire des mouvements inutiles.

Enfin, le dernier changement majeur est l’introduction de la chaîne de montage qui complète logiquement cet agencement manufacturier. Celle-ci est introduite pour la première fois en avril 1913 dans la fabrication des volants et des axes de direction. Dans un premier temps, les ouvriers montent une seule pièce sur l’objet à assembler et passent le résultat à leur voisin, de main en main. Ce n’est pas efficace. C’est alors qu’on propose de mettre l’objet sur un tapis roulant transportant celui-ci de poste en poste, les ouvriers n’ayant que le temps de passage de l’objet pour poser leur composant. Le résultat est tellement probant que la direction décide de généraliser le processus progressivement à l’ensemble de l’usine. Le temps global d’assemblage par voiture passe d’une moyenne de 216 heures en 1913 à 127 heures en 1914 [15]. Soit une progression de 70%.

Les performances se traduisent immédiatement sur la santé de la firme : les coûts et les prix du modèle T diminuent, le nombre de voitures vendues augmente, les profits aussi, ainsi que les dividendes versés. Comme en témoigne le tableau suivant.

Évolution du prix du modèle T, du nombre de voitures vendues, des bénéfices et des dividendes de Ford 1908-1916

Prix
(en dollars)
Quantité vendue
(en unités)
Bénéfices
(en milliers de dollars)
Dividendes
(en milliers de dollars)
Emploi
(en unités)
1908 850 10.668
1909 950 19.051 3.062 1.800 1.655
1910 780 34.859 4.163 2.000 2.773
1911 690 76.150 7.339 3.005 3.976
1912 600 184.839 13.543 5.200 6.867
1913 550 218.921 27.089 11.200 14.366
1914 490 326.920 24.698 12.200 12.880
1915 440 534.139 25.532 16.200 18.892
1916 360 784.644 57.157 32.702

Sources : pour les prix, David Hounshell, From the American System to Mass Production 1800-1932, The John Hopkins University Press, Baltimore, 1984, p.224 ; pour les ventes, Mira Wilkins & Frank Hill, American Business Abroad. Ford on Six Continents, Wayne State University Press, Detroit, 1964, p.436 ; pour les bénéfices et l’emploi, Karel Williams, Colin Haslam, Sukhdev Johal & John Williams, Cars. Analysis, History, Cases, Berghahn Books, Providence, 1994, p.98-99 ; pour les dividendes, Allan Nevins et Frank Hill, Ford : the Times, the Man, the Company, Charles Scribner’s Sons, New York, 1954, p.649-650.

De 1909 à 1916, les prix sont réduits par 2,6. Les ventes et donc la production sont multipliées par 41. Et les profits par près de 19. A partir de 1914, une voiture sur deux dans le monde sort des usines Ford. En 1909, le rapport entre les voitures vendues et l’emploi est de 11,5 véhicules par personne ; en 1916, il est passé à 24.

 L’enfer, c’est la chaîne

Si les innovations sont au goût de Ford et de la direction de l’entreprise, cet engouement est loin d’être partagé par les travailleurs. Il faut préciser que, si le taylorisme est introduit depuis longtemps chez les autres constructeurs, le fordisme apporte un changement majeur : la chaîne de montage, c’est-à-dire un principe mécanique qui fixe le rythme de travail, sans possibilité d’y échapper.

L’effet a été caricaturé dans le film de Charlie Chaplin, Les Temps modernes. Mais, dès les années 20, des étudiants avaient dû travailler dans les usines Ford. L’un d’entre eux relate : "Vous devez travailler comme un dingue chez Ford". Un autre raconte que la femme d’un collègue avait demandé pour son mari un poste plus léger, car en rentrant chez lui du boulot "il était trop fatigué pour faire des enfants" [16].

Un ouvrier de Dodge avait, lui aussi, décrit son expérience en 1914, pouvant comparer avec ses autres emplois. Il dépeint les usines Ford comme "une sorte d’enfer où les hommes étaient devenus des robots. Contrairement à ce qu’avait prétendu la publicité, les ouvriers y étaient exploités plus durement que dans les autres usines." [17] Suivre le rythme devient une obsession pour le personnel, si bien que la maladie nerveuse qui en découle est appelée "fordite" par les ouvriers [18].

En conséquence, les travailleurs fuient littéralement les usines Ford. En 1913, le taux d’absentéisme est en permanence aux environs de 10%. Soit quelque 1.300 à 1.400 personnes qu’il faut remplacer chaque jour. Le taux de rotation du personnel s’élève, lui, à 380%. Certes, les futurs salariés arrivent à Detroit d’Europe de l’Est et du sud. Ils ne parlent pas anglais parfois. Ils espèrent gagner quelques dollars pour émigrer plus à l’ouest et fonder une famille dans ce qu’ils croient être leur rêve américain. Chez les autres constructeurs, le renouvellement des effectifs concerne 100% de la main-d’œuvre.

Mais 380% est un record coûteux. Le besoin de stabiliser la force de travail Force de travail Capacité qu’a tout être humain de travailler. Dans le capitalisme, c’est la force de travail qui est achetée par les détenteurs de capitaux, non le travail lui-même, en échange d’un salaire. Elle devient une marchandise.
(en anglais : labor force)
amène la direction à tenter plusieurs expériences : faire tourner les ouvriers sur plusieurs postes ; mais ceux-ci constatent rapidement qu’ils sont tous conçus de la même façon et tous dépendent de la chaîne. En 1913, on initie des politiques de hausse salariale, mais à faible dose. Rien n’y fait.

C’est alors que, le 5 janvier 1914, Ford décide de doubler la paie, de passer d’une rémunération d’environ 2,5 dollars pour une journée de neuf heures à 5 dollars pour huit heures à partir du 12 janvier. Dans son autobiographie, il explique cette option dans le but de faire descendre le taux de rotation : "En 1914, quand le système entra en vigueur, nous employions quatorze mille personnes et nous devions en embaucher environ cinquante-trois mille par an pour garder un effectif constant de quatorze mille. En 1915, nous n’eûmes à embaucher que six mille cinq cent huit hommes, dont la plupart furent engagés par suite du développement de nos affaires. Avec l’ancien mouvement de main-d’œuvre et notre effectif présent, il nous faudrait embaucher près de deux cent mille hommes par an, ce qui serait un problème presque insoluble. Bien qu’un minimum d’apprentissage suffise pour se rendre capable chez nous de n’importe quel travail, nous ne pouvons changer d’équipe tous les jours, ni toutes les semaines, ni tous les mois. Car bien qu’un homme puisse acquérir au bout de deux ou trois jours une pratique suffisante pour faire passablement vite une besogne passable, il sera, au bout d’un an, capable de faire bien mieux encore. Le renouvellement de la main-d’œuvre ne nous a pas depuis lors préoccupés." [19]

De fait, le lendemain de l’annonce, 10.000 chômeurs attendaient devant les portes de Ford, dès deux heures du matin, malgré la neige et le froid, pour tenter de se faire embaucher. Le taux de rotation baisse à 54% en 1914, puis à 16% en 1915. L’absentéisme passe à 2,5% en octobre 1914.

En même temps, le constructeur éloigne les possibilités d’infiltration syndicale. En effet, l’Industrial Workers of the World (IWW) tente de pénétrer chez les constructeurs automobiles. Depuis 1902, Detroit est connu par la généralisation des pratiques de l’open shop, c’est-à-dire l’interdiction d’affiliation à un syndicat et le licenciement sur-le-champ si la direction l’apprend. Les rumeurs se font persistantes en 1913 et 1914 que l’IWW, aux conceptions radicales, essaie de structurer le mouvement des travailleurs chez Ford. Le doublement de la paie va offrir l’occasion à l’industriel d’empêcher cette organisation.

  Le flicage ouvrier

La publicité, comme souvent avec Ford, est mensongère sur l’offre de doublement des rémunérations. En fait, il ne s’agit nullement de salaires multipliés par deux. C’est l’octroi de primes diverses et de participations aux bénéfices. Et n’importe qui ne peut les recevoir. Il faut remplir certaines conditions : travailler à l’usine depuis au moins six mois (cela, pour stabiliser la main-d’œuvre) ; ne pas être une femme (sauf si elle a des personnes à charge) ou un jeune de moins de 21 ans ; être d’une moralité à toute épreuve, c’est-à-dire ne pas boire et consacrer son revenu au développement de sa famille. Si l’un de ces points n’est pas rempli, le travailleur reçoit uniquement son salaire qui reste à 2,5 dollars. Ainsi, durant les deux premières années d’application, 28% des travailleurs se sont vu refuser l’accès au programme [20].

Pour contrôler l’attitude des ouvriers, Ford crée un Département sociologique. Celui-ci s’invite dans les chaumières pour vérifier que le salarié ne gaspille pas son argent en boissons ou en dépenses inutiles. Il interroge les femmes au foyer. En 1917, cette équipe est composée de 52 inspecteurs réguliers et 14 membres spéciaux.

Rapidement, les fonctions de cette section particulière glissent vers l’espionnage. Il s’agit de repérer les dissidents ou opposants éventuels dans l’usine, car ils pourraient s’organiser en syndicat. Avec la guerre [21], il fallait également surveiller les éléments antipatriotiques, d’autant que de nombreux travailleurs viennent d’Europe de l’Est, donc de contrées ennemies. La sanction est souvent immédiate : le "fauteur de troubles" potentiel est congédié.

Cette gestion du personnel par l’intimidation et la terreur se généralise après 1918. Mais le fordisme est bien en place. En 1921, le constructeur dissout le Département sociologique. En même temps, il porte le salaire à six dollars par jour – le salaire et non cette fois la participation aux bénéfices. Mais, pour empêcher la pénétration des idées syndicales dans ses usines, Ford conserve des espions qui remettent au département du personnel deux à trois pages par jour sur les opinions proférées par les travailleurs. Avec toujours la même menace : le licenciement du "troublion".

L’homme qui va mettre sur pied cette structure parallèle est Harry Bennett, un ancien marin bagarreur, ayant des liens avec la pègre de Chicago. Il est engagé personnellement par Henry Ford dès 1917 pour servir d’oreilles et d’yeux sur tout ce qui se passe dans l’usine. Il recrute toute une équipe de gens parfois au passé louche. Il devient rapidement le chef de la plus importante police privée des Etats-Unis, composée de 3.000 gardes [22]. Inutile d’ajouter que ces cercles, pourchassant tout ce qui pouvait être progressiste, favorable aux travailleurs, pour ne pas parler des communistes, sont des foyers attirant les idées d’extrême droite, promouvant l’ordre, la répression et même l’antisémitisme.

 "Pas de syndicat chez moi !"

L’existence d’organisations de travailleurs au sein de son entreprise devait donner des boutons à Henry Ford. Cela ne se pouvait, puisque lui-même incarnait ce que tout salarié pouvait souhaiter de mieux. En outre, c’était développer une contestation au sein des usines. Ce qui était pareillement inacceptable.

Nous avons vu que Detroit s’était constituée autour de l’open shop. Le doublement de la paie était destiné, entre autres, à éloigner l’IWW, très active à cette époque. Enfin, le département du personnel, intitulé Service Department, effectuait du travail d’espionnage pour éviter l’infiltration syndicale.

Mais la crise intervient. Terrible, surprenante, après des années de croissance folle aux États-Unis. Ford a perdu son leadership en 1927, pour avoir tardé à transformer son fameux modèle T. Maintenant, General Motors et même Chrysler, offrant diverses versions de leurs voitures quasiment chaque année, l’ont dépassé en chiffre de ventes. Le graphique suivant montre l’évolution des véhicules vendus aux États-Unis depuis 1908.

Évolution des ventes automobiles aux États-Unis 1908-1941 (en millions)

Source : US Census Bureau, Statistical Abstract of the United States, Roads ans Motor Vehicles, différentes années : http://www2.census.gov/prod2/statcomp/documents/1955-05.pdf.
La chute est énorme dès le krach Krach Effondrement subi d’une ou plusieurs places boursières à la suite d’une bulle financière. Il suscite souvent, chez les investisseurs, des conduites de panique qui amplifient cette situation de crise sur l’ensemble des marchés internationaux. L’exemple type du krach est celui qui affligea la bourse de Wall Street en 1929.
(En anglais : stock market crash)
boursier. Les ventes, et donc la production, passent de 5,4 millions en 1929 à 1,4 million en 1932.

Le 1er novembre 1929, General Motors, suivi de Ford, abaisse ses prix. Sans résultat. Le président américain, Herbert Hoover, demande alors au "magicien" Henry Ford de faire quelque chose. Il relève les salaires journaliers de 6 à 7 dollars [23]. En réalité, pour pouvoir tenir à ces conditions, le constructeur élimine les fournisseurs qui demandent un prix trop élevé et s’appuie uniquement sur ceux qui, comme la firme Briggs Body, paient des salaires de misère : 12 cents et demi l’heure. Malgré cela, cela ne permet pas de repartir et, comme la production continue de baisser et que l’entreprise subit des pertes (37 millions de dollars en 1931), Ford réduit le salaire quotidien à six dollars en 1931, puis à quatre dollars l’année suivante [24]. Finies les soi-disant générosités du capitane d’industrie. Maintenant, il rémunère au niveau du salaire moyen dans l’industrie : 44 cents de l’heure en 1932 [25].

L’industrie automobile est mal en point et Detroit qui a construit sa prospérité sur ce secteur connaît un chômage abondant. De nombreuses firmes ont fermé leurs portes et même Ford a diminué ses effectifs du tiers, de 128.000 en mars 1929 à 37.000 en août 1931 [26]. En mars 1932, une enquête révèle que 63% des travailleurs industriels de Detroit sont occupés à temps partiel [27]. Ils émargent pour le reste de l’assistance publique.

Face à cette situation sociale dramatique, germe la proposition de lancer "une marche de la faim" dans la principale ville du Michigan. Le but est à travers un défilé de chômeurs de sensibiliser les autorités devant la misère croissante d’une partie importante des ouvriers. Il faut parcourir un trajet dans les rues de Detroit, puis de Dearborn, là où Ford a installé son grand complexe industriel, River Rouge. C’est ce que font, le 7 mars 1932, quelque 3.000 manifestants revendiquant la journée de six heures, l’assistance médicale, la reconnaissance syndicale, la diminution des cadences et l’arrêt des licenciements abusifs.. Le maire libéral de Detroit les laisse circuler.

En revanche, devant Dearborn, c’est un cordon de quarante policiers en armes qui attend le cortège, bien résolu à ne laisser personne pénétrer sur le territoire de la commune. Ford est le principal contributeur de la municipalité, versant l’équivalent de 62% des impôts locaux [28]. En outre, le maire est son cousin, Clyde Ford. Refusant le passage aux manifestants, les forces de l’ordre en viennent rapidement à lancer des gaz lacrymogènes, puis à faire usage de leurs armes à feu, alors qu’aucun des participants à la marche en dispose. Le bilan est lourd : quatre morts, une vingtaine de blessés dont cinq grièvement.

L’Amérique se réveille, le lendemain, horrifiée. L’écrivain John Dos Passos exprime la colère de nombreux travailleurs : "Les Américains étaient venus demander de l’aide dans leurs pantalons élimés, leurs chaussures trouées et leurs ceintures serrées sur des ventres vides et ils n’avaient trouvé que des mitrailleuses" [29]. 15.000 personnes assistent à l’enterrement des quatre victimes de ce qui sera appelé le Ford Hunger Massacre (le massacre de la faim chez Ford [30]). L’image d’Henry Ford, l’ami des ouvriers, est définitivement écornée.

D’autant que cet épisode ne va pas arrêter l’industriel. Les travailleurs de River Rouge qui ont participé à l’hommage aux quatre victimes de la brutalité policière sont systématiquement licenciés. Il semble que la section d’espionnage de l’usine s’est rendue au cimetière et a photographié tous les présents pour opérer les recoupements.

Jusqu’alors, il n’y a pas de réelle syndicalisation à Detroit. Une fédération de l’industrie automobile se crée, avec pour but de réaliser le projet d’unir les travailleurs du secteur : l’United Automobile Workers (UAW). A partir de 1936, elle cible la reconnaissance syndicale par les constructeurs. Elle l’obtient début de l’année suivante chez General Motors. Puis c’est au tour de Chrysler de tomber. Reste Ford.

Début mai 1937, l’UAW demande à la commune de Dearborn l’autorisation de pouvoir distribuer des tracts. Quatre militants de l’organisation syndicale se rendent donc le 26 aux usines de River Rouge. Mais là, les attend un comité d’accueil, peu recommandable, car ses membres viennent pour la plupart de la pègre de Chicago. Les quatre représentants syndicaux sont tabassés et envoyés à l’hôpital. Mais l’effet immédiat est de rendre sympathiques aux travailleurs ces hommes qui se battent pour les représenter. River Rouge, qui compte quelque 70.000 salariés, voit 20.000 travailleurs adhérer à l’UAW. Inquiet de ce développement, Henry Ford utilise sa vieille tactique : l’espionnage. Il engage un membre du FBI, John Bugas, spécialisé dans les groupes "extrémistes". Celui-ci parvient à infiltrer les cellules du parti communiste, très influent à River Rouge. Sur base de ces informations, Ford licencie une fois encore les meneurs et le syndicat retombe quasiment au point de départ.

Ce n’est que fin 1940 que l’UAW relance l’offensive. Elle obtient de la Justice la possibilité enfin de distribuer des tracts à Dearborn et l’annulation des licenciements des syndicalistes après le mouvement de 1937. L’UAW a alors le vent en poupe. En février et mars 1941, 20.000 ouvriers se syndiquent. Les grèves se multiplient. Henry Ford congédie de nouveau les principaux organisateurs de ces actions. Mais, cette fois, l’usine entière s’arrête le 1er avril. Ford doit céder à son tour. C’est l’euphorie sur les chaînes. Les ouvriers deviennent provisoirement les maîtres de la production. C’est presque une révolution.

Ainsi, Frank Marquart, responsable de la formation à la section locale de River Rouge, devient délégué. "Quand il fut élu, il s’en alla trouver le contremaître et il lui dit, en lui montrant du doigt son insigne brillant de délégué : "Tu vois ce que c’est ça ?". Le contremaître de répondre : "Ah oui, c’est toi le nouveau délégué, félicitations". A quoi le délégué répondit violemment : "Rien à foutre de tes félicitations, c’est moi qui dirige cet atelier maintenant ; toi fous le camp d’ici, et en vitesse." [31].

Malheureusement pour eux, les salariés n’auront que peu de temps pour profiter de cette victoire. Bientôt, les États-Unis sont entraînés dans la Seconde Guerre mondiale. Il faut alors produire à outrance et les contremaîtres et la direction vont reprendre petit à petit le contrôle sur l’usine. Henry Ford, victime d’une crise cardiaque en 1941, cède la présidence à son fils Edsel. Mais celui-ci meurt en 1943. Henry Ford reprend le gouvernail. Il est vieux et malade. Il finit par abandonner la direction en 1945 à son petit-fils, appelé Henry comme lui. Celui-ci mènera une autre politique.

  Affinités brunâtres

Le plus inquiétant dans la reprise de la mythologie fordienne est le passage sous silence de ses sympathies souvent affirmées vis-à-vis du régime nazi. Non seulement il ne reniera jamais ses affinités, mais il est également l’auteur de thèses qui influenceront Hitler en ce qui concerne l’idéologie fasciste.

Très tôt, Henry Ford affiche un comportement très germanophile. Lors de la Première Guerre mondiale, il se déclare ouvertement pacifiste pour ne pas dire pro-allemand. Évidemment, quand Washington entre en conflit, l’entreprise fournira sa contribution à l’effort militaire.

Mais c’est sur le plan des idées que l’industriel va se rapprocher le plus du fascisme le plus brutal et le plus dur, celui de l’Allemagne nazie. Dès le début de son entreprise, Ford crée un journal d’entreprise, Ford Times. Celui-ci exhorte les travailleurs à travailler dur et aller de l’avant. Il se moque du mauvais ouvrier qui dépense tout son argent en boissons ou autres. Bref, il forge l’image du salarié modèle que Ford veut avoir dans ses usines.

En 1919, Henry Ford rachète le Dearborn Independant, un journal local, mais qui tirera jusqu’à 700.000 exemplaires. Il signe régulièrement des éditoriaux [32]. Il en profite pour y glisser ses thèses favorites. Il y a une communauté d’intérêts dans l’industrie entre tous ceux qui y participent, qu’ils soient à la direction ou sur la chaîne. C’est un même bateau qui profite à tous et qu’il faut défendre. Mais contre qui ? Contre les financiers qui veulent un enrichissement facile, sans effort, et les réformateurs, qui veulent imposer des lois ou des règles aux entrepreneurs et qui ne comprennent rien au droit du "leader" de diriger lui-même sa firme à partir de principes moraux. On aura compris que derrière le terme de "réformateur" Ford désigne aussi bien le mouvement socialiste que ceux qui estiment que le capitalisme doit être régulé pour bien fonctionner.

Ainsi, avance-t-il, "il n’y a pas de distinction de classe dans l’industrie" [33]. Pour enchaîner en affirmant : "Les employeurs et les employés ont un intérêt commun contre les capitalistes spéculateurs. Ces capitalistes internationaux savent que, s’ils parviennent à diviser patrons et salariés et ainsi casser l’industrie, ils peuvent contrôler le terrain. Et le plus triste dans cette affaire est que beaucoup d’employeurs et de travailleurs jouent aveuglément la partie de leur ennemi commun." [34] Il ajoute : "C’est quand on parle de travail et de capital Capital que nous voyons les lignes de classe apparaître, avec les préjugés et les antipathies. Les deux groupes opposés se regardent de trop en tant qu’individus et imaginent trop de mauvaises choses vis-à-vis de l’autre. (...) Quand on cesse de parler de travail et de capital et qu’on commence à considérer l’industrie, alors travail et capital abordent la même chose, ce dont ils dépendent tous deux pour leur survie." [35]

Pour finir avec : "Quand deux hommes sont sur un bateau au milieu du lac, leur intérêt commun, peu importe leur différence personnelle, est l’intégrité du bateau" [36]. Une interprétation qui se cache bien d’affirmer le principe fondamental sous-jacent à tout ce discours qui convient aussi bien à Henry Ford qu’à Hitler : "un pour tous et tous pour moi".

En outre, Henry Ford est un antisémite virulent [37]. Durant l’été 1919, il déclare au journal New York World : "Les financiers internationaux sont derrière toutes les guerres… ils sont ce qu’on appelle la juiverie internationale : les juifs allemands, les juifs français, les juifs anglais, les juifs américains… Le juif est une menace." [38] Il publie aussi The International Jews, un recueil des éditoriaux du Dearborn Independent contre les juifs. Celui-ci sera traduit en plusieurs langues dont l’allemand.

Ce qui permettra à Hitler d’en prendre connaissance et de l’apprécier. Robert Lacey, auteur d’une biographie de la famille Ford, souligne l’importance de ces écrits pour le développement du nazisme : "Hitler, encore inconnu à cette époque, avait lu les articles et les ouvrages publiés sous la signature du constructeur. Il avait accroché au mur l’un de ses portraits et il avait coutume de citer ses idées exprimées dans les articles écrits par Cameron. Ford est d’ailleurs le seul Américain à avoir le triste privilège d’être mentionné dans Mein Kampf : "Chaque année, ils (les Juifs) se rendent de plus en plus maîtres de la production d’une nation de 120 millions d’habitants ; à leur grande fureur, une seule personnalité, Henry Ford, garde une totale indépendance" [39]. Lors d’une interview par une journaliste de Detroit News en 1931, le futur Führer déclare : "Je regarde Henry Ford comme source d’inspiration" [40].

Mais l’alliance ne s’arrête pas là. Ford aidera des personnes soupçonnées d’agir pour les nazis aux États-Unis. Durant la guerre, l’usine allemande de Cologne ne sera pas intégrée officiellement au complexe étatique nazi sous l’égide Göring, tout en fournissant abondamment Berlin en matériel militaire de toute sorte. Le personnel avait à cette époque le statut d’esclaves. Les dirigeants de Ford ne seront guère inquiétés pour cette coopération.

En 1938, Henry Ford reçoit la Grande Croix de l’Ordre suprême de l’aigle allemand. C’est la plus grande distinction accordée par l’État nazi à un étranger et créée par Hitler lui-même. Seules quatre autres personnes avaient déjà été honorées de cette façon avant lui et Mussolini était l’une d’elles. Contrairement à Thomas Watson qui, lors de l’invasion allemande de la Belgique et de la France en mai 1940, restitua sa médaille (mais pas l’argent qui l’accompagnait), Henry Ford refusa de l’imiter, même après l’entrée en guerre des États-Unis [41].

 Conclusions

Il est étonnant aujourd’hui de faire l’éloge d’Henry Ford, surtout dans des milieux dits de gauche. Sa conception des rapports sociaux a profondément influencé celle des nazis, en voulant faire adhérer les travailleurs à sa croisade en faveur de l’entreprise privée (à laquelle il était à la tête) et contre les financiers, les réformateurs et les juifs. Et il a gardé les meilleures relations avec l’État allemand, même pendant la guerre. On est très loin de l’image d’un patron social, visionnaire, soucieux du bien-être des salariés.

Mais il faut croire que certains courants de la "gauche" estiment essentiel d’accréditer l’idée qu’il y a des patrons qui soit ne pensent pas qu’à leurs intérêts immédiats de profit, soit développent des politiques qui sont profitables à tous, capitalistes et ouvriers. Surtout en période de crise grave et durable. Ce n’est pas pour rien que Michel Rocard en appelle au capitalisme éthique pour résoudre celle-ci et à soutenir Laurence Parisot, la présidente du MEDEF, la confédération patronale française, pour exiger des patrons un comportant plus moral. Dont Henry Ford serait un exemple !

Il explique en effet : "La cause majeure de la crise est clairement l’immoralité" [42]. Et ajoute : "Nous avons choisi la libre entreprise. Elle [43] exige de bons patrons, respectables et intègres. Sans éthique forte, il n’y a plus de capitalisme. Il va probablement devenir nécessaire que la règle publique y pourvoie." [44]

Les mythes appellent les mythes. Pour notre part, il nous semble plus important de les dévoiler et les dénoncer.

Notes

[1Un courant économique développé en France à partir de 1976, sorte de synthèse entre les apports de Keynes et de Marx, et dont les principaux membres étaient Michel Aglietta, Robert Boyer, Benjamin Coriat et Alain Lipietz.

[2Ce "Nouveau Contrat" (traduit littéralement) est la politique d’intervention publique lancée en 1933 par Roosevelt pour faire face aux conséquences du krach de 1929.

[3Michel Rocard, "La crise mondiale est pour demain", Le Nouvel Observateur, 13 décembre 2007, repris sur le site Contre info : http://contreinfo.info/article.php3?id_article=1511&var_recherche=Michel+Rocard.

[4Michel Rocard, "La crise sonne le glas de l’ultralibéralisme", interview dans Le Monde, 1er novembre 2008.

[5Gordon Thomas et Max Morgan-Witts, Wall Street. Dans les coulisses du krach de 1929, Nouveau monde éditions, Paris, 2008, p.446.

[6Gordon Thomas et Max Morgan-Witts, op. cit., p.273.

[7Plus on produit, plus le coût unitaire de chaque marchandise se réduit… du moins jusqu’à un certain point.

[8Celle-là même qui a été rachetée récemment par le private equity fund Cerberus.

[9Robert Lacey, Ford. La fabuleuse histoire d’une dynastie, éditions Presses de la Cité, Paris, 1987, p.60.

[10Un record qui ne sera battu que par la Golf. Et encore ceci, grâce à plusieurs versions différentes.

[11Robert Lacey, op. cit., p.67.

[12ean-Pierre Bardou, Jean-Jacques Chanaron, Patrick Fridenson et James Laux, La révolution automobile, éditions Albin Michel, Paris, 1977, p.81.

[13Jean-Pierre Bardou, Jean-Jacques Chanaron, Patrick Fridenson et James Laux, op. cit., p.84.

[14Henry Ford, Ma vie et mon œuvre, éditions Payot, 6e édition, Paris, 1928, p.90.

[15Karel Williams, Colin Haslam, Sukhdev Johal & John Williams, Cars. Analysis, History, Cases, Berghahn Books, Providence, 1994, p.99.

[16Stephen Meyer III, The Five Dollar Day. Labor Management and Social Control in the Ford Motor Company 1908-1921, State University of New York, Albany, 1981, p.41.

[17Robert Lacey, op. cit., p.86.

[18Stephen Meyer III, op. cit., p.41.

[19Henry Ford, op. cit., p.148.

[20John Bellamy Foster, "The Fetish of Fordism", Monthly Review, mars 1988, p.19.

[21Les États-Unis entrent officiellement en guerre en 1917.

[22Gordon Thomas et Max Morgan-Witts, op. cit., p.61.

[23Gordon Thomas et Max Morgan-Witts, op. cit., p.529.

[24Robert Lacey, op. cit., p.198.

[25US Department of Commerce, Historical Statistics of the United States. Colonial Times to 1970, 1975, p.170 : http://www2.census.gov/prod2/statcomp/documents/CT1970p1-05.pdf.

[26Jean Heffer, La Grande Dépression. Les Etats-Unis en crise (1929-1933), éditions Gallimard/Julliard, Paris, 1981, p.198.

[27Jean Heffer, op. cit., p.142.

[28Robert Lacey, op. cit., p.222.

[29Repris dans Robert Lacey, op. cit., p.223.

[30Jean Heffer, op. cit., p.199.

[31Nelson Lichtenstein, "La vie aux usines Ford de River Rouge : un cycle de pouvoir ouvrier (1941-1960)", Le Mouvement social, n° 139, avril-juin 1987, p.85.

[32En réalité, c’est William Cameron, un journaliste de Detroit, qui écrit les articles dictés par Henry Ford.

[33Henry Ford, Ford Ideals, Being a Selection from "Mr. Ford’s Page" in the Dearborn Independent, The Dearborn Publishing Company, Dearborn, 1922, p.290.

[34Henry Ford, op. cit., p.328.

[35Henry Ford, op. cit., p.237-238.

[36Henry Ford, op. cit., p.236.

[37On veillera cependant à relativiser pour éviter de lire les faits de cette époque au travers des verres (déformants) de la nôtre : antisémitisme, germanophilie, suprémacisme occidental et racisme étaient des "idées ambiantes" fort répandues durant la première moitié du 19e siècle : voir à ce sujet les travaux d’Enzo Traverso.

[38Repris dans Max Wallace, The American Axis. Henry Ford, Charles Lindbergh, and the Rise of the Third Reich, First St. Martin’s Griffin edition, New York, 2004, p.7.

[39Robert Lacey, Ford. La fabuleuse histoire d’une dynastie, éditions Laffont, Paris, 1987, p.140.

[40Max Wallace, op. Cit., p.2.

[41Max Wallace, op. Cit., p.2.

[42Michel Rocard, "Tous derrière Laurence Parisot !", Le Monde, 5 mars 2008, repris sur le site Contre Info : http://contreinfo.info/prnart.php3?id_article=1830.

[43C’est-à-dire Laurence Parisot.

[44Michel Rocard, "Tous derrière Laurence Parisot !", Le Monde, 5 mars 2008.