Après l’annonce de l’implantation du nouveau centre de données de Google à Farciennes, c’est au tour de Microsoft de révéler l’établissement prochain d’un de ses Data Center Region en Belgique. À l’image de l’arrivée d’Alibaba à l’aéroport de Liège, ces projets sont d’autant plus célébrés qu’ils contribueraient à mettre notre pays sur la carte de l’économie numérique mondiale. Mais au bénéfice de qui, et à quels coûts ?
L’annonce est tombée le 9 novembre 2021 : Google, le géant américain du numérique, va construire un sixième data center en Belgique, à Farciennes plus exactement, tout en renforçant sa présence à Saint-Ghislain où ont été construits les cinq précédents [1]. Les deux projets impliquent des investissements d’environ 1,1 milliard d’euros, portant le total investi par Google depuis son arrivée en Belgique en 2009 à près de 3 milliards d’euros.
Deux semaines plus tard, c’était au tour d’un autre poids lourd du secteur, Microsoft, d’annoncer un « investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
à neuf zéros » en Belgique : la multinationale
Multinationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
va y construire l’un de ses Data Center Region, le troisième seulement du genre en Europe [2]. Il s’agirait d’un réseau de trois centres de données répartis sur le territoire belge, dont un à Bruxelles [3].
Le G et le M des « GAFAM »
À l’image de l’annonce de l’arrivée d’Alibaba à l’aéroport de Liège, il y a trois ans [4], ces investissements sont d’autant plus appréciés et célébrés qu’ils proviennent de deux fleurons de l’économie numérique mondiale. Après tout, Google et Microsoft, ce sont les fameux G et M des GAFAM, l’acronyme qui désigne les principaux géants numériques qui dominent aujourd’hui l’économie mondiale. Les deux entreprises font notamment partie du club très fermé des multinationales ayant dépassé la barre des 2.000 milliards de dollars de capitalisation boursière [5].
Pionnier du « capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
de surveillance » [6], Google tire l’essentiel de ses revenus et de ses profits de la publicité en ligne [7]. Pour ce faire, il s’appuie d’une part sur son rôle de « porte d’entrée » du web, construit notamment grâce à son quasi-monopole dans la recherche en ligne (90% de part de marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
…), mais aussi dans les systèmes d’exploitation pour smartphone, par exemple (73% de part de marché pour Android). D’autre part, il mobilise également les quantités colossales de données qu’il amasse grâce aux nombreux services qu’il propose « gratuitement » [8] (Google mail, Google maps, Google docs, etc.) pour proposer des annonces de plus en plus ciblées et efficaces. Ces ressources lui permettent également de se développer dans les domaines de l’intelligence artificielle et du cloud (informatique en nuage) [9].
Pour sa part, Microsoft a construit sa fortune en dominant le secteur des systèmes d’exploitation pour ordinateur (environ 73% de part de marché), ainsi que les suites bureautiques (environ 50% de part de marché) [10]. L’entreprise est toutefois également active dans les moteurs de recherche (Bing), les jeux vidéo (Xbox), les réseaux sociaux (LinkedIn), et surtout, plus récemment, dans le cloud (Azure) où elle enregistre désormais la plus grande partie de ses profits, talonnant ainsi le numéro un du secteur, Amazon.
Une infrastructure clé de l’économie numérique
Or, l’une des infrastructures clés de cette économie numérique sont précisément les Data centers ou « centres de données ». Comme leur nom l’indique, il s’agit d’abord évidemment de lieux où l’on stocke les données, mais aussi – et surtout – où elles sont traitées, analysées et rendues disponibles à travers le monde en même temps que toute une série de services proposés via le cloud. Il ne s’agit donc pas uniquement de simples lieux de stockage, mais également d’infrastructures capables de fournir une puissance de calcul inouïe ou encore d’assurer la disponibilité et la continuité de services complexes et diversifiés à travers le monde [11].
Sans surprise, les entreprises qui dominent aujourd’hui l’économie numérique sont donc également celles qui possèdent les meilleurs réseaux de centres de données. Comme le souligne la CNUCED
CNUCED
Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement : Institution des Nations unies créée en 1964, en vue de mieux prendre en compte les besoins et aspirations des peuples du Tiers-monde. La CNUCED édite un rapport annuel sur les investissements directs à l’étranger et les multinationales dans le monde, en anglais le World Investment Report.
(En anglais : United Nations Conference on Trade and Development, UNCTAD)
, par exemple, dans son récent Rapport sur l’économie numérique : « Amazon, Microsoft et Google exploitent collectivement plus de la moitié de l’ensemble des centres de données hyperscale [dans le monde]. Amazon et Google sont ceux qui ont ouvert le plus de nouveaux centres de données en 2020, avec la moitié des nouvelles constructions. À elles seules, deux entreprises américaines (Amazon et Microsoft) représentent 52 % du total des revenus des services d’infrastructure en nuage. » [12]
Amazon a notamment été un des premiers à saisir le potentiel qu’offrait la mise à disposition de son immense infrastructure de gestion de données pour des acteurs tiers (entreprises, gouvernements, associations, particuliers) [13]. Aujourd’hui, elle domine largement le marché du cloud avec 30% environ de part de marché, suivie par… Microsoft, Google et le chinois Alibaba [14].
Un « nuage » très terre-à-terre
La localisation des centres de données répond à de nombreux critères : géographiques, environnementaux, géopolitiques, etc. Le chercheur Vincent Mosco remarque à ce propos qu’« il est intéressant d’observer, et assez ironique, qu’une technologie promettant de s’affranchir des contraintes de localisation est elle-même limitée par la nécessité de maximiser la capacité à héberger d’énormes quantités de données et à garantir la fiabilité du système. C’est pourquoi les entreprises visent de plus en plus l’endroit idéal : climat froid, accès à une énergie à faible coût, approvisionnement en eau abondant, connexions Internet à large bande, stabilité politique et incitations financières. » [15]
Le choix de la Belgique par Google et Microsoft s’inscrit donc dans ce type de considérations. Pour Google, par exemple, L’Écho souligne que : « Outre la présence indispensable de l’eau de la Sambre en bordure du terrain de Google pour refroidir les installations du data center, le site est directement connecté au réseau électrique avec du 150 et du 350 kW. Elia dispose, par ailleurs, d’un poste de transformation sur le site et le gestionnaire du réseau de transport d’électricité a confirmé qu’une capacité de 200 à 300 MW serait disponible. Une partie du site de l’Ecopôle pourrait, par ailleurs, accueillir un champ de panneaux solaires. Enfin, le zoning est directement connectable à un réseau de fibre optique via la Sofico. Des éléments qui en font un site d’implantation idéal pour Google » [16].
Des impacts environnementaux massifs
Mais si on perçoit bien l’intérêt pour ces entreprises d’installer leurs centres de données en Belgique, dans quelle mesure l’inverse est-il vrai ? En 2015 déjà, Mosco constatait par exemple que « des actions en justice pour des violations présumées de réglementations environnementales, d’accords sur l’utilisation d’infrastructures publiques, de promesses en matière d’emplois pour les résidents locaux et d’autres questions connexes reviennent sans cesse après l’arrivée du nuage » [17]. Et depuis lors, rien qu’en Europe, de nombreux pays ou régions ont été le théâtre de contestations d’ampleur face à l’installation de ces centres de données [18]. Parmi les principaux griefs, on retrouve tout d’abord la consommation colossale d’électricité que nécessitent ces infrastructures, ce qui pose problème en matière d’émission de gaz à effet de serre, mais aussi de gestion de l’approvisionnement, au point où même un éditorialiste de L’Écho s’en inquiète ouvertement pour la Belgique [19].
Viennent ensuite les énormes quantités d’eau utilisées pour refroidir les serveurs [20], mais également d’autres problèmes environnementaux moins connus, quoique tout aussi sérieux : l’utilisation d’énormes batteries à l’acide et de gigantesques générateurs au diesel pour garantir une alimentation continue en électricité en cas de panne ou de problème sur le réseau, les déchets électroniques générés par un matériel informatique à la durée de vie relativement limitée ou encore la pollution liée aux matériaux de nettoyage ou de protection contre les incendies [21]. Des nuisances environnementales massives donc, qui font dire à un observateur que : « Lorsque ces usines d’Internet arrivent en ville, elles ressemblent d’avantage à une usine à l’ancienne qu’à de la magie moderne » [22].
Enfin, un autre problème que posent ces installations ce sont les énormes surfaces au sol qu’elles nécessitent, une ressource pourtant de plus en plus rare et précieuse, en particulier dans un contexte de nécessaire lutte contre l’artificialisation des sols ou encore de relocalisation agricole. À Amsterdam, ce fut notamment un des griefs énoncés par la ville pour freiner l’implantation de centres de données sur son sol [23]. Ceux-ci faisaient grimper les prix du foncier tout en défigurant les paysages. En Belgique, on n’en est pas (encore) là, mais le journal L’Écho faisait néanmoins remarquer qu’avec son investissement « Google avait mis la main sur un des derniers grands terrains de Wallonie » [24]. 53 hectares pour être exact, à ajouter aux 90 hectares que l’entreprise s’était déjà réservé à Saint-Ghislain...
Quelles retombées ?
Or, ces surfaces et nuisances environnementales sont à mettre en relation avec des retombées socio-économiques pour le moins discutables. En termes d’emploi, tout d’abord, les chiffres sont plutôt modestes : à Saint-Ghislain, par exemple, jusqu’ici ce sont seulement 350 emplois directs qui ont été créés, et une source syndicale relayée par la RTBF remarque que « l’essentiel des emplois est constitué de sous-traitants de gardiennage » [25]. Même chose du côté de Microsoft, où l’on évoque « à peine quelques dizaines d’emplois nécessaires pour faire tourner ces 3 centres », « principalement de personnel de maintenance et de sécurité » [26]. Le bilan est même encore moins flatteur si l’on intègre le fait que ces infrastructures ont notamment pour conséquence de rendre toute une série d’emplois superflus, soit par l’automatisation, soit par l’externalisation
Externalisation
Politique d’une firme consistant à sortir de son ou de ses unités de production traditionnelles des ateliers ou départements spécifiques. Cela peut se passer par filialisation ou par vente de ce segment à une autre entreprise.
(en anglais : outsourcing)
des tâches et services qu’elles permettent… [27]
En outre, comme le souligne la CNUCED, il est intéressant d’observer que bien qu’elle soit l’une des régions au monde les mieux pourvues en centre de données (derrière l’Amérique du Nord), « l’Europe n’a pas été en mesure de tirer les bénéfices des données comme l’ont fait les États-Unis et la Chine. Cela suggère que pour réussir dans l’économie des données, il ne suffit pas d’investir dans des centres de données » [28]. À cet égard, le projet de Google pose d’ailleurs tout particulièrement question, puisqu’il s’agit simplement d’ajouter un nœud supplémentaire au sein du réseau mondial du groupe. À l’image de ce qu’il se passe à l’aéroport de Liège avec les marchandises d’Alibaba, la Wallonie fait donc ici office de simple lieu de stockage, de traitement et de distribution de services et de données numériques qui lui sont essentiellement extérieurs [29]. Dans les deux cas, le territoire wallon est donc mis au service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
– voire « sacrifié », selon les points de vue – pour la construction d’infrastructures nécessaires aux chaînes de valeur mondiales des géants du numérique, mais avec très peu de retombées locales.
Dépendance et perte de contrôle
Le cas de Microsoft est un peu différent. En effet, à en croire les annonces autour du projet, les Data Center Region ont pour particularité de viser d’abord à offrir des « infrastructures de pointe » aux acteurs (publics et privés) des zones où ils s’installent, comme l’explique notamment L’Écho : « Cette infrastructure est destinée aux clients belges de Microsoft et pourrait changer la donne sur deux points précis. ̎Avoir une telle infrastructure sur son territoire, cela va permettre à la Belgique et ses entreprises de pouvoir stocker et traiter leurs données localement. L’autre point essentiel de cet investissement, c’est la réduction du temps de latence. ̎On parle ici de millisecondes, mais qui peuvent faire la différence pour certaines entreprises, notamment dans le secteur médical ou pour les technologies de pointe. » [30]
Le projet devrait donc bénéficier aux quelque 4.000 « partenaires » (comprenez « clients ») que Microsoft compte déjà en Belgique (parmi lesquels la SNCB ou Belgian Mobile ID, par exemple [31]). Mais surtout, il devra aussi en attirer de nouveaux. L’ambition du groupe est d’ailleurs claire : avec son plan baptisé « Digital AmBEtion » (dont la construction des centres de données n’est qu’un aspect [32]), Microsoft vise à « accélérer la transformation numérique des secteurs public et privé en Belgique » en créant « les meilleures conditions pour la digitalisation de l’économie belge » [33]. Un projet qui n’a évidemment rien d’altruiste, puisque cette numérisation se ferait sous l’égide et au bénéfice… de Microsoft, avec à la clé des relations de dépendance et de verrouillage de pans entiers de notre société particulièrement problématiques [34].
Logiques « technoféodales »
Avec les annonces récentes de Google, Microsoft, mais aussi d’Alibaba – trois géants mondiaux du numérique qui ont choisi la Belgique pour y établir des infrastructures clés – notre (petit) pays se targue d’occuper une place de plus en plus centrale sur la carte européenne, sinon mondiale, de l’économie numérique. Le problème, c’est que cette carte est d’abord celle d’une économie de prédation dominée par une poignée de multinationales qui en contrôlent et en exploitent les territoires aussi bien virtuels que physiques [35].
Une logique que d’aucuns vont jusqu’à qualifier de « technoféodale », à l’image de l’économiste Cédric Durand, pour qui : « l’essor du numérique bouleverse les rapports concurrentiels au profit de relations de dépendance, ce qui dérègle la mécanique d’ensemble et tend à faire prévaloir la prédation sur la production, accouchant de ce que j’ai appelé le techno-féodalisme » [36]. De son côté, Tanay Mahindru analyse quant à lui la façon dont ces « fiefs numériques » incluent de plus en plus jusqu’aux infrastructures mêmes de l’internet : « Les grandes entreprises technologiques ont progressivement étendu leur propriété sur les trois couches inférieures de l’infrastructure physique de l’internet », à savoir les CDN [37], les centres de données et les câbles sous-marins [38]. Une situation qui ne semble pas inquiéter les enthousiastes de cette « nouvelle économie », visiblement (encore) nombreux en Belgique.
Cet article a fait l’objet d’une carte blanche dans La Libre ce 4 décembre 2021 : Cédric Leterme, "Google, Microsoft, Alibaba : « technoféodalisme » à la belge", Gresea.
Pour citer cet article : Cédric Leterme, "Google, Microsoft, Alibaba : « technoféodalisme » à la belge", Gresea, novembre 2021.
Source photo : Sean Ellis, Data Center, Flickr CC BY 2.0