Marcos, Mobutu, Sani Abacha : qui dit "évasion de capitaux", entend presque automatiquement citer ces noms de dictateurs corrompus : l’association est à ce point ancrée dans nos croyances. Pourtant elle ne correspond nullement à la réalité. La corruption, ce n’est que le très petit sommet de l’iceberg...

Cette analyse avait été produite pour alimenter les débats lors du séminaire international "Nord-Sud : business opaque" que le Gresea a organisé le 19 novembre 2010. Distribué aux participants, ce texte n’avait pas fait l’objet d’une publication élargie, ni été mis en ligne. Plus que jamais au cœur de l’actualité, le voici donc.

Des études récentes nous montrent que, dans l’ensemble des "flux Flux Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
de capitaux illicites", la cravate (lire : le commercial) prend largement le dessus du "clepto" (les dictateurs). Et, entre les deux, on trouve la contrebande et le blanchissement. Par flux de capitaux illicites on entend l’évasion de capitaux qui sont gagnés, transférés ou utilisés illicitement. Le commercial, pour faire court, c’est l’arsenal comptable de falsifications de factures utilisé par des conglomérats pour échapper à la taxation.

 Il y a flux et flux

Trois catégories de flux illicites sont donc à distinguer : revenus de corruption et de vol par des agents de l’état, revenus d’activités criminelles (générés par contrebande, trafic de drogues, racket, faux-monnayage…) et revenus d’évasion fiscale (surtout via fausse facturation).

Leur part des flux de capitaux illicites est comme suit :

Corruption 3%
Revenus criminels 30 à 35%
Evasion commerciale fiscale 60 à 65%

Source : Illicit financial flows from Africa, GFI 2010

Entre 2002 et 2006, cette méga-manipulation a ravi au moins 450 milliards d’euros par an aux pays "en développement". Résultat : le Sud n’est point débiteur, ils est devenu créancier net des pays dits bailleurs de fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
.

Pendant ces cinq ans, de 2002 jusqu’en 2006, les flux financiers illicites n’ont fait qu’augmenter (de 18,2% par an en moyenne !), pour atteindre un volume total de 630 milliards d’euros fin 2006. Ce chiffre est un montant "normalisé" duquel ont été soustraits des inconsistances, dues entre autres au manque de données. Ces chiffres proviennent d’une étude faite en 2008 par Dev Kar et Devon Cartwright-Smith. [1] Ils soulignent que leurs estimations totales sont conservatrices.

Les auteurs se sont penchés sur les données de 160 pays. Ils ont constaté que l’Asie "produit" la moitié des flux financiers illicites, principalement à cause du "volume disproportionné de flux financiers illicites en provenance de la Chine continentale". Le total des fuites de capitaux de la Chine a été estimé à plus de 170 milliards euros, "le tout résultant de fausse facturation (trade mispricing)". [2]

L’Arabie Saoudite qui n’exerce pas de contrôle officiel sur les mouvements de capitaux prend la deuxième place, le Mexique la troisième et la Russie la quatrième place.

Flux illicites par région 2002-2006 :

Asie 50%
Europe (Russie) 17%
Moyen-Orient et Afrique du Nord 15%
Hémisphère d’ouest 15%
Afrique 3%

Pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord et l’Afrique Sub-Saharienne, cependant, les données disponibles sont insuffisantes. Selon Dev Kar et Cartwright-Smith, des données fiables font défaut pour un tiers du produit brut de l’Afrique. Les parts réelles de ces deux régions dans l’ensemble de flux illicites de capitaux sont par voie de conséquence supposés être considérablement plus élevées.

Les auteurs citent la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED CNUCED Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement : Institution des Nations unies créée en 1964, en vue de mieux prendre en compte les besoins et aspirations des peuples du Tiers-monde. La CNUCED édite un rapport annuel sur les investissements directs à l’étranger et les multinationales dans le monde, en anglais le World Investment Report.
(En anglais : United Nations Conference on Trade and Development, UNCTAD)
) selon laquelle "les flux financiers illicites en provenance d’Afrique subsaharienne s’élèveront sous peu à un demi trillion de dollars, soit plus de deux fois la dette extérieure cumulée". Une sous-estimation de la CNUCED, nous y reviendrons.

 Le Sud arrose le Nord

On peut s’étonner de l’ampleur de la fuite de capitaux constaté par cette étude de 2008. Mais elle est conforme avec des constats antérieurs et sera confirmée et détaillée à plusieurs reprises par après.

Ainsi une autre étude publié en avril 2008 portant sur 40 pays de l’Afrique sub-saharienne, apprend que le stock Stock Sous sa forme économique, c’est l’ensemble des avoirs (moins les dettes) d’un acteur économique à un moment donné (par exemple, le 31 décembre 2007). Ce qui sort ou qui entre durant deux dates est un flux. Le stock dans son sens économique s’oppose donc au flux. Sous son interprétation comptable, le stock est l’ensemble des marchandises achetées qui n’ont pas encore été produites ou dont la fabrication n’a pas été achevée lors de la clôture du bilan ou encore qui ont été réalisées mais pas encore vendues.
(en anglais : stock ou inventory pour la notion comptable).
cumulé depuis 1970 des capitaux sortis illicitement s’élève à 606,7 milliards dollars (445,7 milliards d’euros) à la fin de 2004, soit 2,9 fois la dette extérieure de ces pays. [3] Les auteurs soutiennent que l’évasion de capitaux est "une diversion de ressources rares pour l’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
domestique et des activités productives". Ils insistent aussi sur "un paradoxe frappant" puisque d’un côté les pays africains sont hautement endettés mais de l’autre côté ces pays éprouvent "la sortie massive de capitaux privés en direction de centres financiers occidentaux". [4]

Cette étude applique "la méthode standard" et calcule la différence entre entrées de capitaux et sorties enregistrées de devises. Les auteurs affinent la méthode en incorporant des ajustements entre autre pour la fausse facturation. Cet ensemble de techniques comptables permet "aux résidents d’acquérir de façon illégale des actifs étrangers en surfacturant les importations et en sous-facturant les exportations". En d’autres termes, les coûts des importations augmentent et la valeur des exportations (et des revenues) diminue, l’objectif étant de soustraire des bénéfices à la taxation.

Sur ce point, les avis sont partagés. Faut-il, oui ou non, considérer que la facturation manipulée relève du crime et fait donc partie des flux de capitaux illicites ? A Global Finance Integrity, Kar et Cartwright-Smith répondent par l’affirmative. Ils soutiennent que le commerce international est un "canal excellent pour des flux financiers illicites" et qu’on sous-estimerait fortement l’évasion de capitaux si on exclurait la facturation commerciale frauduleuse.

 Au sommet, les transnationales

Entre parenthèses : le commerce mondial est en grande proportion devenu l’affaire de sociétés transnationales (STN). Au tournant du siècle, le Top 500 des STN contrôlait 70% du commerce mondial, 75% du commerce de matières premières ("commodities") et 80% du commerce de la gestion (management) et des services. [5] Lorsque ce commerce se fait entre divisions (filiales, fournisseurs etc.) d’un même conglomérat, les opportunités pour manipuler la facturation afin d’optimaliser les profits sont légions. En Chine, qui est gravement touché par le phénomène, 60% de l’évasion fiscale globale s’opère justement via ces facturations commerciales frauduleuses au sein des entreprises multinationales. [6]

Or, début 2010, Kar et Cartwright-Smith avancent de nouveaux chiffres, cette fois-ci sur les flux financiers illicites provenant de l’Afrique. [7] Selon eux, entre 1970 et 2008, au moins 854,061 milliards de dollars (soit 627 milliards d’euros) ont été accumulés illicitement en dehors de l’Afrique. Ce total, résultant d’un calcul prudent et conservateur (dixit les auteurs), devrait être doublé si une série d’autres données et estimations étaient prises en compte.

De ce nouveau total plus réaliste de 1800 milliards de dollars (1322 milliards d’euros), la corruption – et voilà la conclusion remarquable, n’en représente que 3%. La corruption doit être compris ici dans le sens étroit comme le vol par des agents de l’état et l’achat d’influence et de contrats. Les flux financiers criminels, provenant de la contrebande de drogues, de rackets mafieux etc. représente 30 à 35%. Mais les flux financiers illicites sortants de l’Afrique consistent donc pour la grande majorité (60 à 65% du total) d’évasions commerciales de taxes "essentiellement via la facturation commerciale frauduleuse".

Dans ces deux tiers – insistons – la part des manipulations comptables intra-firmes serait considérable. "Le système financier mondial existant", écrivent les auteurs, "mis en place par la libéralisation Libéralisation Action qui consiste à ouvrir un marché à la concurrence d’autres acteurs (étrangers ou autres) autrefois interdits d’accès à ce secteur. et la dérégulation des marchés des capitaux, finit par générer des flux financiers illicites et des pertes de revenues gouvernementaux croissants".

Notes

[1Dev Kar & Devon Cartwright-Smith, Flux financiers illicites en provenance de pays en développement 2002-2006, Global Finance Integrity, Washington novembre 2008. Voir : http://www.gfip.org/index.php?option=content&task=view&id=274

[2Dev Kar & Devon Cartwright-Smith, Illicit Financial Flows from Developing Countries, 2002-2006, Global Finance Integrity, Washington novembre 2008. (Version intégrale).

[3Léonce Ndikumana & James K. Boyce, New Estimates of Capital Flight form Sub-Saharan Countries : Linkages with External Borrowing and Policy Options, Political Economy Research Institute, University of Massachusetts Amhurst, Avril 2008.

[4Ndikumana & Boyce, O.c.

[5Prem Sikka & Hugh Willmott, The dark side of transfer pricing : its role in tax avoidance and wealth retentiveness, Essex Business School, University of Essex, février 2010.

[6Selon le gouvernement de la Chine, cité par Sikka & Willmott.

[7Dev Kar & Devon Cartwright-Smith, Illicit financial flows from Africa, Global Financial Integrity, Washington, 2010.