L’endettement et les déficits publics sont régulièrement présentés comme néfastes pour l’économie et servent de justification aux politiques d’austérité. Si les dépenses publiques sont souvent pointées, un déficit résulte autant de dépenses trop importantes que de recettes trop faibles, c’est à dire des impôts récoltés auprès des ménages et des entreprises. Mais quelle est la contribution des grandes entreprises aux recettes publiques ?
Octobre 2019 : la FEB déclare envisager une hausse de 3,5% des salaires bruts, en contrepartie d’une baisse des cotisations sociales patronales sur les bas salaires. Dans cette optique, l’État et les syndicats devraient accepter de réduire la contribution des entreprises au financement de la sécurité sociale pour qu’elles augmentent les salaires. Un fameux chantage. Mais qui sont les grandes entreprises en Belgique ? La presse se concentre généralement sur les entreprises du BEL 20, l’indice phare de la bourse
Bourse
Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
de Bruxelles. Dans cette liste, la part de certains secteurs comme la finance (KBC, ING, Ageas, GBL, A&vH, Sofina) ou l’industrie pharmaceutique (UCB, Galapagos, Argenx) est bien trop importante pour être représentative de l’économie belge.
Qui sont les grandes entreprises en Belgique ?
À partir de la base de données Afin-a, qui reprend les comptes déposés à la Banque nationale, les auteurs du Gresea Échos n°99 [1] proposent un autre classement des grandes entreprises en Belgique (filiales consolidées incluses, secteur financier et intérim exclus), basé non pas sur la valeur en bourse, mais sur des critères plus tangibles comme le nombre de travailleurs, le chiffre d’affaires
Chiffre d’affaires
Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
ou la valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
. Le classement s’en trouve modifié (voir tableau) : ainsi réapparaissent des sociétés pétrolières (Total, Exxon) ou du secteur automobile (Volvo, Toyota) qui disposent des plus importants chiffres d’affaires du pays, des entreprises publiques (Bpost, HR Rail) qui sont les deux plus grands employeurs (hors fonction publique) de même que les leaders de la grande distribution (Colruyt, Carrefour et Delhaize). Un premier constat est que les entreprises du BEL 20 alternatif représentent à elles seules 13% de la valeur ajoutée totale des entreprises en Belgique, signe de la concentration des richesses dans un petit nombre de sociétés.
Un second constat concerne la répartition de la richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
au sein de ces entreprises : celle-ci est de moins en moins partagée avec les travailleurs. En additionnant les entreprises du BEL 20 alternatif, on observe que l’écart entre la richesse produite par travailleur (la valeur ajoutée brute par équivalent temps plein) et la rémunération (masse salariale par équivalent temps plein) n’a cessé de croître, l’écart se creusant de 76% en moyenne sur 10 ans. Pour le dire autrement : la part qui revient au travailleur a diminué au cours de la dernière décennie. En moyenne, un travailleur d’une des entreprises du BEL 20 alternatif produisait une valeur ajoutée de près de 209.000 euros en 2006 pour une masse salariale d’un peu plus de 73.000 euros. En 2016, la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
du travail avait explosé, un travailleur créant en moyenne une valeur ajoutée proche des 347.000 euros/an, tandis que la masse salariale par travailleur n’atteignait que 108.000 euros/an.
Un autre point d’attention concerne la contribution de ces grandes entreprises aux recettes publiques. En juillet 2019, nous apprenions que le budget fédéral avait, encore une fois, « dérapé ». Le gouvernement Michel a en effet laissé les comptes de l’État fédéral avec un déficit structurel – non lié aux aléas de la conjoncture
Conjoncture
Période de temps économique relativement courte (quelques mois). La conjoncture s’oppose à la structure qui dure plusieurs années. Le conjoncturel est volatil, le structurel fondamental.
(en anglais : current trend)
– dépassant les 6 milliards d’euros [2]. Pour Sophie Wilmès, la ministre du Budget en affaires courantes, ceci tient d’abord au départ prématuré de la N-VA fin 2018, qui n’a pas permis au gouvernement d’obtenir une majorité pour voter un budget 2019, mais aussi aux dépenses, notamment liées à la sécurité sociale compte tenu du vieillissement de la population. Une autre grille d’explication peut être avancée pour comprendre ces déficits.
Les grandes entreprises et l’impôt
Le solde budgétaire est l’écart entre les recettes et les dépenses. Si les recettes excèdent les dépenses, il y a un excédent. À l’inverse, lorsque les dépenses sont supérieures aux recettes, il y a déficit. Le discours néolibéral nous rabâche que les déficits sont surtout liés à des dépenses trop importantes. Un argumentaire qui justifie les politiques d’austérité depuis près de quatre décennies. La sécurité sociale, les services publics ou les pensions seraient ainsi la cause des déficits successifs. Ce discours est critiquable, car plus que les dépenses publiques, c’est surtout la socialisation des dépenses privées qui a produit une augmentation des déficits. Dans cet article, penchons-nous plutôt sur les recettes, et plus particulièrement celles censées provenir des sociétés.
Le service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
d’études du PTB publie chaque année un TOP 50 des ristournes fiscales. La version 2018 nous apprenait que les 50 sociétés reines de l’évitement fiscal payaient en moyenne 2,6% d’impôts, loin du taux nominal normalement pratiqué. En 2018, comme suite à la réforme engagée par le gouvernement Michel, le taux de l’impôt sur les sociétés est passé de 33 à 29% et sera de 25% en 2020 (avec des taux inférieurs pour les PME selon les cas). Toujours selon le même rapport, les 1.000 entreprises ayant réalisé les plus grands bénéfices n’avaient réellement été assujetties qu’à un taux de 12,6%, bien loin là encore du taux nominal légal.
Le même exercice a été réalisé pour les entreprises du BEL 20 alternatif (voir tableau) pour la période 2006-2017. Résultat : un taux d’impôt estimé sur les bénéfices de 10,3%. Par rapport au taux nominal de 33% qui aurait dû logiquement s’appliquer, ce sont des centaines de millions d’euros qui ne sont pas entrés dans les caisses de l’État. Et cela pour 20 entreprises seulement ! On peut aisément supposer qu’en tenant compte de l’ensemble des sociétés présentes en Belgique, ces chiffres s’élèvent à plusieurs milliards chaque année.
Évasion fiscale ou optimisation agressive ?
Les combines employées par les grandes sociétés pour réduire leurs impôts peuvent être classées en plusieurs catégories selon leur caractère plus ou moins légal. Parmi les pratiques douteuses, le recours aux paradis fiscaux est la plus médiatisée. Les scandales des Paradise Papers, Luxleaks ou autres Panama Papers nous le rappellent régulièrement. Pourtant, le placement
Placement
Acquisition de titres en vue d’une opération plutôt à court terme et de faible envergure, n’impliquant pas un contrôle sur l’entité qui a émis ces titres. On considère généralement un achat de moins de 10% des parts de capital d’une firme (notamment à l’étranger) comme un placement et non comme un investissement (à moins qu’il y ait un lien ou des liens supplémentaires avec cette entreprise).
(en anglais : placement)
ou le transfert d’argent dans des juridictions facilitant la création d’entités financières, pratiquant le secret bancaire et des taux d’imposition ridiculement bas se poursuit. Les transferts de fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
d’entreprises basées en Belgique vers des paradis fiscaux ont plus que doublé en 2 ans, passant de 82 milliards d’euros déclarés en 2016 à 206 milliards en 2018 [3].
Pour loger leurs bénéfices là où le taux d’imposition est le plus bas, les multinationales utilisent les prix de transfert
Prix de transfert
Établissement de prix entre filiales d’un même groupe, pouvant être sous-évalués ou surévalués en fonction de l’endroit où se situe l’unité : paradis fiscal ou région appliquant une fiscalité sévère.
(en anglais : transfer prices).
. Ce mécanisme consiste pour une entreprise à surfacturer ou sous-facturer certains biens ou services de sorte à localiser les profits là où bon leur semble. C’est notamment ce que pratiquent des firmes comme Google ou Starbucks en basant la filiale propriétaire de leur marque en Irlande, où les droits de propriété intellectuelle
Propriété intellectuelle
Ensemble des droits exclusifs accordés sur les créations intellectuelles liées à un auteur, dont un acteur économique (souvent une entreprise) se fait le représentant.
(en anglais : intellectual property)
ne sont que très peu taxés. Les filiales dans les différents pays européens paient des redevances à la filiale irlandaise. Elles voient ainsi leurs profits réduits, et sont donc moins imposées. Les profits se retrouvent artificiellement logés en Irlande, où ce type de revenu bénéficie des largesses du régime fiscal. De la même manière, des filiales d’un même groupe se facturent des biens ou des services (loyers, assurances, emprunts…) de sorte à transférer les profits là où elles sont le moins imposées.
Mais la Belgique a également mis en place une batterie de mesures pour attirer l’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
des sociétés multinationales. Les intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
notionnels, bien qu’ils aient été réformés ces dernières années, ont constitué une aubaine pour les groupes qui avaient installé leur banque interne dans le pays. Ils pouvaient déduire une partie des investissements réalisés à partir de ces filiales et ainsi s’acquitter de taux d’imposition au plus bas. D’autres dispositifs comme le tax shelter (production audiovisuelle), les déductions pour brevets (qui permettent aux firmes pharmaceutiques de déduire 80% des revenus générés par les brevets), ou les déductions pour investissements, permettent aux sociétés de réduire leur base imposable et de ne pas être soumises au taux légal.
Enfin, les rulings – pratiqués au Luxembourg de manière industrielle et en France dans une moindre mesure – donnent l’occasion aux grandes entreprises de directement négocier le montant anticipé de leurs impôts avec l’administration fiscale belge. Autre mesure, les « excess profit rulings » ont permis aux filiales de multinationales de n’être non pas taxées sur leurs bénéfices, mais sur un montant fictif inférieur, résultat de la déduction des bénéfices provenant de l’activité internationale. Grâce à ce mécanisme, les sociétés parviennent à déduire des montants compris entre 50 et 90% de leur base imposable ! La Commission a demandé à la Belgique de récupérer quelque 940 millions d’euros auprès de plusieurs groupes pour ces rulings jugés illégaux car apparentés à des aides d’État [4]. L’État belge avait fait appel. L’affaire est toujours en cours après de multiples rebondissements. Par ailleurs, en juin 2018, le ministre des Finances Van Overtveldt (N-VA) avait demandé à son administration plus de clémence pour les amendes concernant les déclarations de TVA.
Tant d’éléments qui ont conduit, en février 2019, une commission spéciale du parlement européen à désigner la Belgique (ainsi que Chypre, la Hongrie, l’Irlande, le Luxembourg, Malte et les Pays-Bas) comme présentant des caractéristiques de paradis fiscal
Paradis fiscal
Territoire qui bénéfice d’un avantage fiscal (ou plusieurs) par rapport aux tarifications habituellement en vigueur à l’étranger. Le gain peut être un impôt très faible, voire inexistant, sur les hauts revenus, sur les frais d’enregistrement ou administratifs, sur le patrimoine.
(en anglais : tax havens)
et facilitant la planification
Planification
Politique économique suivie à travers la définition de plans réguliers, se succédant les uns aux autres. Elle peut être suivie par des firmes privées (comme de grandes multinationales) ou par les pouvoirs publics. Elle peut être centralisée ou décentralisée.
(en anglais : planning)
fiscale agressive.
Les trous dans les recettes publiques peuvent s’interpréter par un « trop » de dépenses, mais également par un « trop peu » de recettes. Et il semblerait que les grandes entreprises soient celles qui y contribuent proportionnellement le moins. Si l’évitement fiscal est un sport national pour de nombreuses firmes, la volonté politique de s’attaquer au problème n’a pas été des plus farouches pour les gouvernements successifs, bien au contraire.
Taux d’impôt sur les bénéfices estimé sur la période 2006-2017 (tiré du Gresea Échos n°99)
Entreprises du BEL 20 alternatif | Taux estimé pour la période 2006-2017 |
---|---|
AB Inbev | 0,15% |
ArcelorMittal | 3,15% |
Engie | 3,38% (période 2006-2016) |
Colruyt | 19,65% |
Proximus | 12,46% |
Total | 6,18% |
Janssen Pharmaceutica | 2,64% |
Bpost | 24,9% |
GSK | 14,59% |
Delhaize | 2,5% |
Volvo | 19,45 % |
HR Rail | -13,06% (pas pris en compte pour le taux moyen final) |
BASF | 19,79% (période 2014-2017) |
Carrefour | 7,07% |
Exxonmobil | 0,46% |
Telenet | -9,41% (pas pris en compte pour le taux moyen final) |
Toyota | 26% |
UCB | 1,95% |
Atlas Copco | 18,35 % |
Umicore | 2,36% |
BEL 20 alternatif | 10,3% |
* Cet article a déjà été publié dans « le Drapeau rouge », Nov-Déc 2019, N°77.
Pour citer cet article : Romain Gelin, "Fiscalité : quelle contribution des grandes sociétés ?", disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/Fiscalite-quelle-contribution-des-grandes-societes