Avec la crise économique née en 2007 aux États-Unis et propagée à la planète entière l’année suivante, il y a un net regain d’intérêt pour les analyses de Karl Marx. Nombre d’éditeurs ressortent son ouvrage le plus important, Le Capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
, suscitant des lectures militantes ou simplement curieuses. Décidément, Marx n’est pas mort.
Mais cet engouement justifié a dû recevoir quelques contrecoups au moment d’entamer la lecture du livre I, le seul paru du vivant de l’auteur [1]. En effet, les quarante premières pages [2] sont particulièrement ardues et denses. Il faut entrer d’emblée dans la pensée de Karl Marx, toute empreinte de philosophie et d’hégélianisme [3]. Il pose ses concepts ou ceux de l’économie classique et jongle avec eux, comme s’ils étaient évidents pour tous. De quoi dérouter un lecteur peu averti.
Si Marx avait dû publier son livre tel quel aujourd’hui, il aurait eu certainement du mal à trouver un éditeur. Tous lui auraient conseillé une approche moins directe, moins difficile, sachant que les débuts d’un ouvrage sont essentiels pour donner l’envie et le goût de poursuivre l’aventure analytique. Quitte à compliquer par la suite.
Pourtant, dans le document, au fil des pages, il existe des passages très accessibles, très plaisants même, par exemple sur la lutte en faveur de la réduction du temps de travail, sur la surpopulation relative — le nom donné par Marx au chômage à une époque où il n’y avait pas d’allocations —, sur l’accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
primitive (les enrichissements initiaux des capitalistes)… Mais ceux-ci se trouvent au milieu de l’ouvrage ou à la fin. Il faut donc avant d’y arriver passer d’abord par l’introduction rébarbative.
Pour ces raisons, Louis Althusser [4] proposait de sauter ce début et d’entamer la lecture à la deuxième section de l’ouvrage, soit quelque 75 pages plus loin. Une fois baigné dans la méthode et les concepts utilisés par Marx, le lecteur intéressé aurait pu revenir à ce début initialement délaissé.
Marx reconnaît volontiers dans une lettre adressée à son éditeur français : « La méthode d’analyse que j’ai employée et qui n’avait pas encore été appliquée aux sujets économiques rend assez ardue la lecture des premiers chapitres, et il est à craindre que le public français toujours impatient de conclure, avide de connaître le rapport des principes généraux avec les questions immédiates qui le passionnent, ne se rebute parce qu’il n’aura pu tout d’abord passer outre. C’est là un désavantage contre lequel je ne puis rien si ce n’est toutefois prévenir et prémunir les lecteurs soucieux de vérité. Il n’y a pas de route royale pour la science et ceux-là seulement ont chance d’arriver à ses sommets lumineux qui ne craignent pas de se fatiguer à gravir ses sentiers escarpés [5]. »
Pour notre part, nous pensons qu’il est important d’entamer le Capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
par son début, de faire l’effort d’emblée, de se lancer sur les lacets tortueux de la connaissance, comme le suggère Marx, en sachant que c’est le gros morceau à avaler et qu’ensuite le reste pourra être digéré plus aisément. Mais, pour cela, il faut sans doute une mise en condition, une explication. D’autant que l’auteur publie son livre en 1867, qu’il utilise le vocabulaire d’un philosophe allemand du 19e siècle et qu’il répond à des questions qui se posent à son époque. Le contexte actuel est tout à fait différent.
Une question de méthode
Ce qui est remarquable dans l’ouvrage est que Marx expose son analyse économique à partir d’une réflexion méthodologique basée sur une logique rigoureuse et ce, dès les premières pages. C’est ce qui les rend particulièrement difficiles. Il s’agit de ne pas manquer un élément de la démonstration.
Marx et Engels ont précisé dans des exposés annexes la méthodologie utilisée. Certes, ces textes ne sont pas aisés eux non plus, mais ils éclairent la manière marxiste d’analyser les phénomènes économiques et sociaux. Le point de départ est le relevé des faits historiques.
Mais peut-on s’arrêter à cela ? On obtient, en effet, une masse d’observations qui vont un peu dans tous les sens. Comme l’écrit Engels : « L’histoire procède souvent par bonds et en zigzag, et s’il fallait absolument la poursuivre partout, cela exigerait non seulement l’insertion de beaucoup de matériaux de peu d’importance, mais aussi que la suite des idées fût souvent interrompue ; en outre, on ne saurait écrire l’histoire de l’économie sans celle de la société bourgeoise, et le travail n’en finirait plus, car tous les travaux préalables manquent [6]. »
En d’autres termes, l’histoire nous mène un peu dans toutes les directions et nous devons, dès lors, reconstituer le réel à partir des lignes directrices et ce, dans leur développement logique. Engels poursuit : « C’est donc le mode logique de traiter la critique de l’économie qui était seule de mise. Mais celui-ci n’est en fait que le mode historique dépouillé seulement de la forme historique et des hasards perturbateurs [7]. » Ainsi, la méthodologie qui consiste à partir de l’histoire permet de distinguer les phénomènes essentiels de ceux qui sont secondaires, voire sans importance. On peut les voir se développer du plus simple au plus complexe et reconstituer la logique nécessaire à ce processus.
En même temps, il s’agit de constater les relations entre les phénomènes, car comme l’écrit Engels : « L’économie ne traite pas de choses, mais de rapports entre personnes et, en dernière instance, entre classes ; or, ces rapports sont toujours liés à des choses et apparaissent comme des choses. » D’où l’erreur de l’économie « vulgaire [8] » de ne voir que les choses et le rapport aux choses.
Enfin, il faut constamment revenir à l’histoire pour vérifier, corriger et améliorer l’analyse. Engels conclut : « On voit qu’avec cette méthode, le développement logique n’a nul besoin de se maintenir dans le domaine de l’abstraction pure. Au contraire, il a besoin de l’illustration historique, du contact continuel avec la réalité1 [9]. » Il définit ainsi ce que les marxistes appellent le matérialisme historique.
Ceci précisé, il faut savoir aussi par quoi commencer. La tentation est très forte de débuter par la notion de travail et de se centrer sur elle. Mais ce serait une erreur. Marx en explique les présupposés : « Le travail semble être une catégorie toute simple. L’idée du travail dans cette universalité — comme travail en général — est, elle aussi, des plus anciennes. Cependant, conçu du point de vue économique sous cette forme simple, le “travail” est une catégorie tout aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction simple [10]. »
Derrière cette notion, il y a les formes concrètes dans lesquelles le labeur s’exerce et donc elle fait immédiatement référence au concept de classe sociale
Classe sociale
Catégorie d’individus ayant et vivant une même situation face à la propriété privée des moyens de production. Une classe possède en exclusivité les outils, équipes et richesses permettant d’assurer l’existence des êtres humains. C’est la classe dominante ou dirigeante. Par rapport à cela, les autres sont obligés de travailler au service des premiers (classe(s) dominée(s) ou exploitée(s)). La similitude de situation pousse les membres d’une même classe sociale à agir en commun, comme un groupe intégré.
(en anglais : social class)
. On présuppose donc une société bien particulière avec ses relations sociales contradictoires, source de luttes et de conflits. On est tout de suite au cœur du sujet, alors que celui-ci a besoin d’être introduit et expliqué.
Dans ces conditions, il vaut mieux partir de la notion de marchandise
Marchandise
Tout bien ou service qui peut être acheté et vendu (sur un marché).
(en anglais : commodity ou good)
. C’est une catégorie plus « neutre », moins problématique, non contestable, celle à partir de laquelle les fondateurs de l’économie politique, Adam Smith et David Ricardo, ont construit leur théorie. En outre, la marchandise est centrale dans la société contemporaine capitaliste, alors qu’elle ne l’était pas ou moins dans les civilisations antérieures.
C’est pourquoi le Capital
Capital
commence par ces phrases : « La richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une “immense accumulation de marchandises”. L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches [11]. »
Reprendre les classiques
Ce n’est qu’en 1867 que Marx publie le livre 1 du Capital. En réalité, il y travaille dès son arrivée à Londres, après les mouvements révolutionnaires de 1848. À partir de ce moment, jugeant que le climat politique en Europe s’est apaisé, il se rend pratiquement tous les jours au British Museum et à sa vaste bibliothèque qui lui donne accès à toute la littérature économique de l’époque.
Il découvre et étudie deux ouvrages remarquables : celui d’Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, publié en 1776 et considéré comme le premier livre moderne d’économie politique ; celui de David Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt, paru en 1817. Il va s’en inspirer largement.
En effet, les deux auteurs, surtout Ricardo, expliquent que toute richesse provient de deux sources : la nature et le travail. Mais la première offre ses produits gratuitement, alors qu’il faut payer pour les choses travaillées. Ils conçoivent ainsi deux aspects différents de la valeur d’une marchandise : sa valeur d’usage, c’est-à-dire son utilité, et sa valeur d’échange, soit le prix qu’elle aura lors d’une transaction.
Or, il apparaît que la valeur d’usage n’influence guère le montant qu’il faudra débourser pour acquérir un bien. Ainsi, Adam Smith écrit : « Des choses qui ont la plus grande valeur en usage n’ont souvent que peu ou point de valeur en échange ; et au contraire, celles qui ont la plus grande valeur en échange n’ont souvent que peu ou point de valeur en usage. Il n’y a rien de plus utile que l’eau, mais elle ne peut presque rien acheter ; à peine y a-t-il moyen de rien avoir en échange. Un diamant, au contraire, n’a presque aucune valeur quant à l’usage, mais on trouvera fréquemment à l’échanger contre une très grande quantité d’autres marchandises [12]. »
Si l’utilité n’explique pas la valeur d’échange d’une marchandise, qu’est-ce qui peut la déterminer ? Le travail contenu en elle. David Ricardo précise : « Dans l’enfance des sociétés la valeur échangeable des choses ou la règle qui fixe la quantité que l’on doit donner d’un objet pour un autre, ne dépend que de la quantité comparative de travail qui a été employée à la production de chacun d’eux [13] . »
Ainsi, ce principe selon lequel la valeur des marchandises provient du travail humain qui y a été consacré n’est pas une nouveauté ou une particularité du marxisme
Marxisme
Théorie et doctrine économique, politique et sociétale, fondée par les penseurs allemands Marx et Engels, appelant à la création d’une société plus juste, le communisme ; selon eux, la lutte de classes menée par les travailleurs permettrait de sortir du capitalisme et concrétiserait le besoin de développement technique et social de l’humanité.
(en anglais : marxism)
. Il était partagé par les plus grands économistes libéraux de l’époque. Mais ce n’est pas tout.
Smith et Ricardo considèrent que la valeur créée par le travail est partagée entre trois classes sociales, les travailleurs, les industriels et les propriétaires fonciers. À ces trois classes correspondent les trois types de revenu : le salaire, le profit et la rente. Ils pensent que, si les salaires et les profits sont justifiés, les rentes, elles, compromettent la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
économique, car elles sont accordées à une catégorie de gens qu’ils considèrent comme des parasites : les aristocrates terriens. Dans le capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
naissant, ils prennent le parti de la nouvelle classe montante, la bourgeoisie.
Marx part de ce positionnement qui lui semble tout à fait intéressant. Mais si la valeur des marchandises provient du travail, la rente n’est pas le seul revenu parasitaire d’un groupe social extorquant à son avantage une partie du produit total. Le profit des industriels l’est tout autant. C’est une conclusion à laquelle, évidemment, Smith et Ricardo n’aboutissent pas.
Un point en particulier est très obscur chez les deux fondateurs de l’économie politique : l’étude du travail en lui-même. Indiscutablement, ce n’est pas leur priorité et ils y consacrent peu de temps.
Quelle est, par exemple, la valeur réelle équivalant au salaire reçu par l’ouvrier ? Ricardo répond : « Le prix naturel du travail est celui qui fournit aux ouvriers, en général, les moyens de subsister et de perpétuer leur espèce sans accroissement ni diminution1 [14]. » Mais la confusion est totale, car le prix naturel d’une marchandise est la quantité de travail contenue en elle. On obtient dès lors cette formule que le salaire est la quantité de travail nécessaire pour produire du travail. Absurde !
De même, Marx constate que si les deux auteurs britanniques insistent bien sur la détermination de la valeur des marchandises (et donc de leur prix) par le fait qu’elles sont le produit du travail humain, ils glissent très rapidement à une autre notion quand il s’agit d’aborder la question de la répartition des revenus : celle des coûts de production, où chaque catégorie sociale est rétribuée en fonction de sa contribution à l’économie. Ils oscillent ainsi sans cesse entre une approche fondamentale basée sur la valeur et une autre plus phénoménale, plus descriptive, étudiant les « rapports tels qu’ils sont donnés en apparence dans les phénomènes de la concurrence et tels qu’ils se présentent donc à l’observateur non scientifique, tout comme à quelqu’un qui est impliqué pratiquement dans le processus de production bourgeois et qui y trouve son intérêt [15] ».
Marx reprend et poursuit l’œuvre de Ricardo, là où celui-ci montre avec brio que « les rapports de production bourgeois, donc aussi les catégories développées de l’économie politique, sont confrontés avec leurs principes, la détermination de la valeur […] [16] ». Ce n’est pas pour rien que le Capital a comme sous-titre « Critique de l’économie politique [17] ». Toute théorie se développe sur la base du corpus analytique existant, que ce soit pour l’appuyer ou pour le contredire.
Un rapport quantitatif
On l’a vu, le point de départ de Marx, c’est la marchandise. Comme Smith et Ricardo, il se pose la question de la valeur des marchandises et distingue avec eux les notions de valeur d’usage et de valeur d’échange. Ceci est rappelé en quelques lignes, car le sujet est déjà traité abondamment chez les deux économistes britanniques.
Mais, très rapidement, il opère une autre distinction, celle entre les caractères qualitatif et quantitatif de la valeur : « Chaque chose utile, comme le fer, le papier, etc., peut être considérée sous un double point de vue, celui de la qualité et celui de la quantité [18]. » La valeur d’usage se rapporte au premier, puisque l’utilité porte sur les caractéristiques propres du produit dans sa phase de consommation. Elle est même souvent personnelle. Tel individu accordera plus de valeur à tel objet qu’un autre, car pour lui cette chose lui sera plus utile. C’est la qualité d’un bien qui sera jugée pour son emploi et cela dépendra, entre autres, de chaque individu — même si globalement cela définira une utilité sociale, ce qui est le plus important pour Marx.
En revanche, la valeur d’échange est un rapport quantitatif : ce qu’une marchandise vaut par rapport à une autre. Marx précise : « La valeur d’échange apparaît d’abord comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle des valeurs d’usage d’espèce différente s’échangent l’une contre l’autre, rapport qui change constamment avec le temps et le lieu [19]. »
La première question qui se pose est de savoir si la valeur d’usage d’une marchandise peut déterminer sa valeur d’échange. La réponse donnée par Smith et Ricardo est fondée sur des exemples : l’eau, l’air sont très utiles, mais sont gratuits ou peu chers ; l’or et le diamant ont une consommation limitée, participent peu au processus productif, mais affichent des prix très élevés. Pour Marx, il y a incompatibilité. On ne peut pas partir de quelque chose de qualitatif pour aboutir à quelque chose de quantitatif : « Comme valeurs d’usage, les marchandises sont avant tout de qualité différente ; comme valeurs d’échange, elles ne peuvent être que de différente quantité [20]. »
Il explique : « Prenons encore deux marchandises, soit du froment et du fer. Quel que soit leur rapport d’échange, il peut toujours être représenté par une équation dans laquelle une quantité donnée de froment est réputée égale à une quantité quelconque de fer, par exemple : 1 quarteron [21] de froment = a kilogramme de fer. Que signifie cette équation ? C’est que dans deux objets différents, dans 1 quarteron de froment et dans a kilogramme de fer, il existe quelque chose de commun. Les deux objets sont donc égaux à un troisième qui, par lui-même, n’est ni l’un ni l’autre. Chacun des deux doit, en tant que valeur d’échange, être réductible au troisième, indépendamment de l’autre [22]. »
Si on les avait pesés, on les aurait ramenés à « un troisième », le poids, dont l’unité est le kilo, qui les constitue tous deux et on aurait pu affirmer qu’un quarteron de froment est égal à 0,125 kg de fer. De même, s’il fallait évaluer des êtres humains en taille, on utiliserait la notion de longueur, dont l’étalon est le mètre.
Mais quel est l’étalon de mesure dans le cas de l’échange de marchandises ? Manifestement ce n’est ni une propriété géométrique, ni physique, ni chimique. Un kilo d’or vaut bien davantage qu’un kilo de plumes. Et on peut continuer ainsi à l’infini.
Dès lors, « il ne leur reste plus qu’une qualité, celle d’être des produits du travail [23] ». C’est parce qu’elles sont le produit d’un travail que deux marchandises peuvent être échangées entre elles et que leur valeur est déterminée. La valeur d’une marchandise dépend ainsi de la quantité de travail nécessaire à sa production.
On retrouve la conclusion de Smith et de Ricardo, mais par une argumentation élaborée philosophiquement et non pas à partir d’observations empiriques. C’est la grande force de l’analyse de Marx, même si cela la rend moins immédiatement accessible.
Pour éviter de tomber dans le piège de la vue purement phénoménale et descriptive, il passe d’ailleurs du concept de valeur d’échange qui compare essentiellement deux marchandises entre elles à celui de valeur qui se rapporte à la quantité de travail nécessaire à la production d’une marchandise. Il souligne : « Le quelque chose de commun qui se montre dans le rapport d’échange ou dans la valeur d’échange des marchandises est par conséquent leur valeur ; et une valeur d’usage, ou un article quelconque, n’a une valeur qu’autant que du travail humain est matérialisé en elle [24]. »
La double nature du travail
Marx a pu établir la liaison entre valeur et travail. Mais encore faut-il établir comment on peut comparer des travaux de nature totalement différente.
L’auteur du Capital va suivre la même démarche que pour la marchandise et faire la distinction entre deux aspects du travail, l’un qualitatif, l’autre quantitatif. Selon le premier, le travail est envisagé sous son aspect concret. Il s’agit de l’ensemble des gestes spécifiques à chaque tâche qu’un ouvrier, qu’un salarié doit accomplir pour aboutir à un objet particulier. Pour construire un mur, un maçon doit prendre une truelle, du mortier puis une brique et ajuster la brique dans le mortier. C’est totalement propre à ce travail. Pour celui du sidérurgiste ou du boulanger, d’autres gestes seront nécessaires.
De ce point de vue, les différentes sortes de travail ne sont évidemment pas comparables. Il n’y a aucun point de comparaison entre les tâches que doivent effectuer un ouvrier sur une chaîne de montage et une caissière de grand magasin. Ils parviennent à un résultat totalement différent : un véhicule d’un côté, de l’autre le transfert de propriété d’une marchandise. Vu sous cet angle concret, le travail est le pendant de la marchandise considérée pour son aspect utile. Travail et usage manifestent le caractère qualitatif des choses et des phénomènes (ou du travail).
Tout travail possède d’un côté des aspects totalement spécifiques et particuliers, mais d’un autre côté un aspect commun : celui d’être une dépense d’énergie, d’efforts, de force humaine. Marx explicite : « En fin de compte, toute activité productive, abstraction faite de son caractère utile, est une dépense de force humaine. La confection des vêtements et le tissage, malgré leur différence, sont tous deux une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l’homme, et en ce sens du travail humain au même titre. La force humaine de travail, dont le mouvement ne fait que changer de forme dans les diverses activités productives, doit assurément être plus ou moins développée pour pouvoir être dépensée sous telle ou telle forme. Mais la valeur des marchandises représente purement et simplement le travail de l’homme, une dépense de force humaine en général. Or, de même que dans la société civile un général ou un banquier joue un grand rôle, tandis que l’homme pur et simple fait triste figure, de même en est-il du travail humain. C’est une dépense de la force simple que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans l’organisme de son corps [25]. »
Si on doit comparer les gestes d’un bûcheron et d’un maçon, il ne peut y avoir de rapport quantitatif commun et encore moins d’étalon de mesure commun. En revanche, si on considère la dépense de force humaine en général, contenue aussi bien dans le labeur de couper des arbres que dans celui de construire un mur, cela devient possible. Ainsi, le travail considéré sous son angle abstrait (par opposition au travail concret) est le pendant de la valeur d’échange (et de la valeur) de la marchandise. C’est cet aspect du travail qui sera retenu pour établir la quantité de travail et dès lors la valeur de la marchandise.
Marx résume son analyse du double caractère du travail : « Tout travail est d’un côté dépense, dans le sens physiologique, de force humaine, et, à ce titre de travail humain égal, il forme la valeur des marchandises. De l’autre côté, tout travail est dépense de la force humaine sous telle ou telle forme productive, déterminée par un but particulier, et à ce titre de travail concret et utile, il produit des valeurs d’usage ou utilités. De même que la marchandise doit avant tout être une utilité pour être une valeur, de même, le travail doit être avant tout utile, pour être censé dépense de force humaine, travail humain, dans le sens abstrait du mot [26]. »
Mais qu’y a-t-il derrière cette dépense de force humaine ? De quoi se compose-t-elle pour former la base quantitative de l’échange de marchandises ? Avant tout, il y a la durée pendant laquelle cette force s’exerce, dont l’étalon est l’heure de travail. On peut faire certaines distinctions, mais Marx ne s’y attarde guère. Son but n’est pas d’établir de façon exhaustive toutes les situations de travail possibles et imaginables. Il tient plutôt à dresser les conditions d’un travail moyen, c’est-à-dire à un degré d’intensité et de complexité moyen. Tout au plus, ajoute-t-il, il doit être envisageable de réduire ces différences à un travail simple basique, dont les autres ne seraient finalement que des multiples.
Il conclut alors : « Nous connaissons maintenant la substance de la valeur : c’est le travail. Nous connaissons la mesure de sa quantité : c’est la durée du travail [27]. » « C’est donc seulement le quantum de travail, ou le temps de travail nécessaire, dans une société donnée, à la production d’un article qui en détermine la quantité de valeur [28]. » Enfin, le « temps socialement nécessaire à la production des marchandises est celui qu’exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales [29] ».
On peut résumer ces premières pages du Capital de la façon suivante.
Graphique 1. Schéma de l’explication de Marx sur la valeur
Au départ, on a la marchandise qui possède deux types de valeur, sur la base de la différenciation entre aspect qualitatif et aspect quantitatif : la valeur d’usage et la valeur d’échange (et puis la valeur). Même si l’utilité d’un bien est nécessaire pour qu’il soit mis sur le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
[30], il n’y a pas d’influence de la première sur la seconde. Ce n’est pas cela qui détermine la valeur d’échange d’une marchandise, mais un élément commun à toutes, à savoir qu’elles sont le produit d’un travail humain. D’où la notion de valeur. Mais, de nouveau, le travail peut être vu sous son aspect qualitatif et quantitatif. Dans le premier cas, il s’agit du travail concret ; dans le second, du travail abstrait. Seul ce dernier aspect est essentiel pour déterminer la valeur d’une marchandise. La quantité de travail nécessaire pour produire un bien est donc la base de sa valeur. Elle est formée avant tout par le temps de travail socialement nécessaire (c’est-à-dire aux conditions moyennes ou normales d’exploitation), corrigé éventuellement pour l’intensité ou la complexité du travail effectué.
L’exploitation
Marx peut se féliciter d’avoir découvert cette double nature du travail qui lui permet d’expliquer pourquoi, malgré ses différentes formes, le travail peut servir de base quantitative à la comparaison des marchandises dans l’échange [31]. Mais, à ce stade de l’exposé, il n’a pas encore démasqué pour nous l’exploitation.
Dans le Capital, les passages qui abordent la question de la création de la plus-value
Plus-value
En langage marxiste, il s’agit du travail non payé aux salariés par rapport à la valeur que ceux-ci produisent ; cela forme l’exploitation capitaliste ; dans le langage comptable et boursier, c’est la différence obtenue entre l’achat et la vente d’un titre ou d’un immeuble ; si la différence est négative, on parlera de moins-value.
(en anglais : surplus value).
sont plus accessibles. Il s’agit de percer le mystère du profit, ce revenu attribué aux capitalistes, non parce qu’ils travaillent, mais parce qu’ils sont propriétaires de l’entreprise qu’ils font fonctionner. D’où vient-il ?
Dans le processus économique, il n’y a que deux stades : celui de la production et celui de la circulation. Dans le premier, les hommes transforment pour en faire un bien de consommation un produit tiré au départ de la nature. Dans le second, ils échangent des marchandises. C’est le temps du marché proprement dit.
Se peut-il que les bénéfices soient créés dans ce moment de la circulation ? C’est la solution que l’on adopte quand on affirme qu’ils proviennent de la vente des produits plus chers que ce qu’ils ont coûté. Marx se gausse de ces explications. Comment des gens peuvent-ils acheter un produit plus cher que ce qu’ils ont reçu comme revenu ? Les rémunérations sont normalement comprises dans les coûts. Il faudrait alors qu’il existe une catégorie de personnes dont la fonction serait de disposer en permanence de revenus supplémentaires pour acheter le surcroît de biens. Au début du capitalisme, les aristocrates ont pu jouer ce rôle. Mais ils ont progressivement disparu. Soit ils sont devenus eux-mêmes capitalistes, soit ils se sont ruinés. Leur élimination progressive aurait alors dû provoquer l’effondrement du capitalisme.
À cette question, Marx apporte une réponse plus fondamentale. À travers l’échange, on ne peut créer un surcroît de valeur aux marchandises, car on vend ou on achète des équivalents : des biens qui ont la même valeur. Sur le marché, un premier marchand amène un produit valant, par exemple, huit heures de travail et un second échange avec lui contre un autre produit qui contient le même temps de travail. Même dans le cas où l’un parviendrait à gruger son partenaire commercial, il n’y aurait pas création de valeur, mais simplement un transfert de revenu du marchand berné vers le plus malin. La société ne deviendrait pas plus riche, mais un de ses membres deviendrait plus riche au détriment d’un autre.
Dans un article publié dans Fortnightly Review [32] en juin 1868 et signé du nom de Samuel Moore [33], Friedrich Engels explique que ce n’est pas la tromperie qui peut justifier la plus-value : « Supposons le cas de l’escroquerie. A vend à B du vin qui vaut 40 livres sterling contre du blé qui en vaut 50. A gagne 10 livres et B en perd 10, mais à eux deux, ils ont toujours 90 livres. La valeur a été déplacée, mais non créée. Dans son ensemble, la classe capitaliste d’un pays ne peut accroître sa richesse collective en se lésant elle-même. »
Il conclut : « Donc : s’il y a échange d’équivalents, il ne se produit pas de plus-value, et si l’on échange des non-équivalents, il ne se produit pas davantage de plus-value. La circulation des marchandises ne crée pas de nouvelle valeur [34]. »
Si l’étape de la circulation n’apporte pas de solution au problème, c’est que le secret se cache dans la production. Mais, pour cela, il faut trouver une marchandise capable de créer cette valeur supplémentaire.
C’est ce que Marx décrit de la façon suivante : « Pour pouvoir tirer une valeur échangeable de la valeur usuelle d’une marchandise, il faudrait que l’homme aux écus eût l’heureuse chance de découvrir au milieu de la circulation, sur le marché même, une marchandise dont la valeur usuelle possédât la vertu particulière d’être source de valeur échangeable, de sorte que la consommer serait réaliser du travail et, par conséquent, créer de la valeur. Et notre homme trouve effectivement sur le marché une marchandise douée de cette vertu spécifique ; elle s’appelle puissance de travail ou force de travail
Force de travail
Capacité qu’a tout être humain de travailler. Dans le capitalisme, c’est la force de travail qui est achetée par les détenteurs de capitaux, non le travail lui-même, en échange d’un salaire. Elle devient une marchandise.
(en anglais : labor force)
. Sous ce nom il faut comprendre l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un homme dans sa personnalité vivante, et qu’il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles [35]. »
L’auteur fait là une analyse radicalement différente de celle de Smith et Ricardo. Il introduit le concept de force de travail, différent de celui de travail, qui prêtait à confusion chez les économistes britanniques. Quand on parle de travail, il y a deux éléments à distinguer : d’abord, la force de travail, c’est-à-dire la capacité de travailler que possède normalement tout être humain, qui, dans le capitalisme, devient marchandise, autrement dit qui peut être achetée et vendue à un prix précis, le salaire, basé, comme pour toute marchandise, sur la valeur de cette force de travail ; ensuite, le travail qui est l’exercice de cette force de travail dans des conditions précises d’occupation.
Or, les valeurs de l’une et de l’autre diffèrent. La valeur de la force de travail est déterminée par les produits qui, en moyenne, sont nécessaires à la reproduction du travailleur et de sa famille. Ces biens et services sont particuliers à chaque période de l’histoire et éventuellement à chaque pays ou région du monde. Aujourd’hui par exemple, en Europe et aux États-Unis, un ménage doit posséder un ordinateur pour être connecté à Internet, un besoin qui n’existait pas il y a trente ans. L’achat d’un tel appareil est donc compris dans la valeur actuelle de la force de travail dans ces nations.
Le salaire peut être influencé par bien d’autres phénomènes. Il est normalement le même pour chacun, indépendamment de sa situation familiale. (En Europe, ceci est compensé partiellement par les allocations familiales.) En revanche, il est ou peut être différencié selon les diplômes, le sexe, le « mérite » ou les avantages que le patronat veut attribuer à l’un ou l’autre et le rapport de forces global entre salariés et entrepreneurs. Néanmoins, en moyenne, il est fondé sur ce qui est nécessaire pour la reproduction de la force de travail en général.
Les chefs d’entreprise tentent souvent d’abaisser la rémunération en dessous de cette valeur. Cela épuise nécessairement la force de travail et menace sa reproduction. Pour compenser, le patronat maintient en permanence une armée industrielle de réserve, qui se traduit par un chômage plus ou moins important en fonction des conjonctures et dans laquelle il peut puiser constamment pour remplacer les forces éreintées. Mais, d’autre part, les luttes sociales menées par les travailleurs qui revendiquent des hausses salariales remettent souvent les pendules à l’heure, c’est-à-dire rétablissent des conditions normales de reproduction de la force de travail.
La valeur de la force de travail étant composée des produits nécessaires à la perpétuation des familles ouvrières, elle est comptée comme la somme des valeurs de ces biens et services, soit l’addition des quantités de travail nécessaires à la production de ceux-ci. Tout autre est la valeur que cette force de travail est capable de créer lorsqu’elle est mise en œuvre.
Ainsi, il se peut que le temps de travail nécessaire pour produire l’équivalent quotidien des biens et services constitutifs de la force de travail soit égal à quatre heures, ou six, ou même huit. Or le patron, dans son entreprise, peut faire travailler ses employés huit, dix, voire douze heures par jour. Et donc, il recevra par la vente finale de sa marchandise un montant équivalent à huit, dix, douze heures, alors qu’il n’aura à payer comme salaire que quatre, six ou huit heures [36].
Si la valeur de la force de travail égale huit heures de travail et que l’entrepreneur ne fait travailler ses salariés que huit heures, il est clair qu’il n’y aura pas de surplus. Mais, dans ce cas, on peut douter que le capitaliste prenne le risque d’une telle entreprise. En revanche, dans toutes les configurations où la valeur créée sera plus grande que la valeur payée à la force de travail, il en résultera pour la firme une différence positive de deux, quatre ou même six heures. Il y aura donc émergence d’une plus-value, d’une valeur supplémentaire créée par le travail humain, en supplément de ce que le capitaliste aura à payer pour la valeur de la force de travail et aux fournisseurs de composants et machines nécessaires à la production. Traduite en forme monétaire, celle-ci constituera le profit de l’entrepreneur.
Il est intéressant de noter que ce résultat est obtenu alors que toutes les marchandises sont vendues à leur valeur. La firme achète terrains, bâtiments, machines, outils, composants à la valeur où les équipementiers les cèdent, c’est-à-dire en fonction du temps de travail socialement nécessaire pour les fabriquer. Elle transfère d’ailleurs cette valeur au produit final vendu sur le marché. On suppose que la force de travail est rémunérée également à sa valeur. Et la marchandise est elle-même échangée en fonction de la quantité de travail qui a été indispensable pour la produire dans tous ses éléments.
Autrement dit, l’apparition de la plus-value ne provient pas d’un échange faussé, où l’un des « marchands » trompe la partie adverse sur la valeur de son produit. Au contraire, on peut reproduire ce schéma qui reprend l’explication de Marx.
Ainsi, la valeur de la marchandise finale est la somme de la valeur des biens et services [37] nécessaires à la production (et qui ont été eux-mêmes des produits du travail [38]) et de la valeur créée par la force de travail engagée par la firme. Cette dernière est composée d’un élément qui permettra de reconstituer la force de travail « dans les mêmes conditions de vigueur et de santé » que la veille [39] et de la plus-value.
Cette explication élucide le problème comme échange de valeurs égales et pas comme une tromperie, mais démasque du même coup une tromperie au niveau du discours : le capitaliste affirme payer la force de travail pour le travail effectué, alors qu’il n’en rémunère que la capacité de se reproduire elle-même comme marchandise. Si cette dernière ne vaut que cinq heures de travail et que le salarié œuvre durant huit heures, trois heures constitueront la plus-value, c’est-à-dire des heures de travail effectuées par l’employé, mais non rémunérées. La plus-value est donc un accaparement par le capitaliste d’heures gratuites où s’exerce la force de travail. C’est là l’exploitation capitaliste non avouée grâce à la confusion entre les notions de force de travail et de travail [40].
L’illusion monétaire
Jusqu’à présent, nous avons exprimé les rapports d’échange en heures de travail, sur la base de l’analyse marxiste qui définit la valeur de la marchandise comme le temps socialement nécessaire à sa production. Mais il est évident que ce qui est échangé dans la vie courante n’apparaît pas comme des heures de travail. C’est de l’argent, de la monnaie
Monnaie
À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
… Comment passe-t-on de l’un à l’autre ? Comment concilie-t-on une analyse fondamentale avec la réalité visible ?
C’est un problème qu’Adam Smith et David Ricardo avaient réglé en leur temps. Pour eux, il était clair que la monnaie n’était pas la source de la richesse. C’était illusion que de le croire. Ainsi Ricardo écrit : « On ne saurait prendre l’or comme étalon, car l’or, comme toute autre marchandise, est produit par une certaine quantité de travail unie à un certain capital fixe [41] Des améliorations peuvent être introduites dans les procédés qui servent à le produire, et ces améliorations peuvent déterminer une baisse dans sa valeur relative avec les autres objets [42]. »
À quoi il faut conclure comme Adam Smith : « Ainsi, le travail, ne variant jamais dans sa valeur propre, est la seule mesure réelle et définitive qui puisse servir, dans tous les temps et dans tous les lieux, à apprécier et à comparer la valeur de toutes les marchandises. Il est leur prix réel ; l’argent n’est que leur prix nominal [43]. »
Une nouvelle fois, Karl Marx reprend leurs positions et les complète. Il les rejoint sur ce point fondamental qu’à l’origine la monnaie est une marchandise comme une autre. En effet, au départ, l’échange se déroule sur une base ponctuelle. X produit des tables. Y, du blé [44]. Ce dernier aimerait avoir du mobilier pour habiter sa demeure. Le premier a besoin de pain pour se nourrir. Ils vont échanger leur produit respectif. À quel taux, alors qu’il n’y a pas de monnaie et encore moins de « prix » ?
Il est possible que dans un premier temps cela soit totalement arbitraire. Mais, au fil du temps, lorsque les transactions se multiplient, c’est probablement la quantité de travail nécessaire qui va s’imposer, sinon l’un d’eux va s’épuiser en labeur pour réaliser son produit, alors que l’autre pourra se reposer une bonne partie de la journée.
Mais, bien vite, un autre problème va surgir. Y ne veut plus seulement des tables, mais aussi des chaises que Z produit. Mais Z n’a pas besoin de blé, mais de fers à cheval que fabrique W, qui lui aspire à des tables, etc. Dans tous ces échanges, il devient indispensable d’avoir une marchandise qui puisse servir d’« équivalent universel », c’est-à-dire directement échangeable contre toute autre marchandise. C’est la fonction première de la monnaie.
Les biens qui vont être utilisés à cette fin sont divers au cours de l’histoire : du bétail, du sel, des coquillages… Il y a un processus d’essais et d’erreurs qui va sélectionner l’un d’entre eux, puis un autre. Ce n’est que progressivement que les métaux précieux vont s’imposer pour cette tâche, essentiellement l’argent et l’or, puis uniquement ce dernier.
Dans la Contribution à la critique de l’économie politique, publiée en 1859, Marx va détailler les raisons de ce choix. Les métaux précieux ont les qualités suivantes :
1o ils sont divisibles ; on peut les fondre en lingots, en piécettes, etc. ;
2o divisés, ils gardent la même valeur (ce n’est pas le cas d’un bœuf par exemple)
3o ils sont mobiles ; on peut facilement les transporter ;
4o ils sont relativement indestructibles ; ils ne sont guère oxydables à l’air ; on peut donc les thésauriser (on ne peut en dire autant du bétail) ;
5o ils sont relativement rares ; on ne peut s’enrichir rapidement en les ramassant (au contraire des coquillages) ;
6o ils ne sont pas indispensables au processus de production ; l’or n’est guère utilisé dans la production ; il a le plus souvent des fonctions d’apparat (le sel, lui, a bien d’autres utilisations) ;
7o ils peuvent facilement changer de forme : lingots, pièces, perles, bijoux…
Aujourd’hui, on utilise des pièces, des billets et des comptes pour effectuer nos transactions. Toute référence à l’or a même été supprimée. Que s’est-il passé ? Comment cela correspond-il encore à cette analyse de Marx ?
Billets et pièces ou comptes sont la représentation de marchandises qui, à l’heure actuelle, ne sont plus le métal doré. C’est au 18e siècle en Angleterre que les billets de banque sont apparus en grande quantité [45]. Ils étaient émis pour faciliter les transactions, mais pouvaient à tout moment être convertis en métal précieux conservé à la banque [46]. Au bout d’un certain temps, avec la multiplication de ce moyen de paiement et son utilisation de plus en plus courante dans les échanges, les établissements financiers se sont aperçus qu’ils pouvaient distribuer plus de billets que l’équivalent en or et en argent qu’ils détenaient dans leurs coffres, car les usagers ne venaient plus échanger leurs billets.
Le billet, puis la pièce sont donc des signes monétaires, dont la valeur certifiée est le montant indiqué dessus et non le temps de travail socialement nécessaire pour l’imprimer, car celui-ci est négligeable. On appelle cela de la monnaie fiduciaire
Monnaie fiduciaire
Monnaie pour laquelle on fait confiance à la valeur faciale, pourtant bien moindre que sa valeur réelle. Cela correspond aux pièces de monnaie et aux billets de banque. Sur un billet de dix euros, il est mis qu’il vaut dix euros et sera échangé comme tel si on fait confiance au système qui l’a mis en route. Le terme de fiduciaire vient du latin « fidus » qui veut dire confiance.
(En anglais : fiat money)
(de « fides » en latin, qui signifie croyance, crédibilité).
C’est comme au Monopoly. On joue avec des billets qui, en réalité, n’ont aucune valeur propre. Mais, pour pouvoir participer, on fait semblant de croire que ce papier vaut bien ce qui est inscrit dessus. Dans la réalité fiduciaire, c’est pareil, sauf que pour empêcher les contrefaçons et l’enrichissement illicite de certains, seule la banque centrale
Banque centrale
Organe bancaire, qui peut être public, privé ou mixte et qui organise trois missions essentiellement : il gère la politique monétaire d’un pays (parfois seul, parfois sous l’autorité du ministère des Finances) ; il administre les réserves d’or et de devises du pays ; et il est le prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales. Pour les États-Unis, la banque centrale est la Federal Reserve (ou FED) ; pour la zone euro, c’est la Banque centrale européenne (ou BCE).
(en anglais : central bank ou reserve bank ou encore monetary authority).
a désormais le droit de battre une telle monnaie.
Aujourd’hui, on est arrivé à un stade où les billets et les pièces mises en circulation représentent moins de 10 % de la masse monétaire totale. L’essentiel se trouve maintenant sur des comptes et le « jeu » consiste à réaliser des transactions entre ceux-ci. Mais le principe reste le même : ces signes ne valent rien en eux-mêmes ; ils sont la partie de la production globale d’un pays ou d’une zone monétaire que tout un chacun serait en droit de réclamer et ne peuvent circuler que sur la base de la confiance qu’on leur accorde.
Si cette croyance disparaît, ils pourraient ne plus rien représenter. Ce n’est pas pour rien qu’en période de crise, les possédants transforment leurs comptes bancaires en avoirs matériels ou immobiliers en tout genre (terrains, tableaux, bâtiments…). La preuve, s’il en est, que la monnaie ne constitue pas la richesse. Elle ne fait au mieux que la représenter [47].
La pertinence du Capital
Au départ de toute science, et plus encore pour celles qui ne font que commencer, il y a une réflexion épistémologique pour définir l’objet de l’analyse et la méthode pour parvenir à un savoir scientifique. Cela en déroute plus d’un, y compris dans la communauté universitaire.
Le raisonnement de Marx est essentiellement logique. Sa preuve empirique n’est pas immédiate. Ou plutôt elle aurait pu être constatée au début des échanges marchands, c’est-à-dire à une époque où généralement soit il n’y a pas d’écrits (avant le quatrième millénaire av. J.-C.), soit on n’a pas pris la peine de relever les éléments qui auraient permis de vérifier la loi de la valeur.
Dans un commentaire destiné à populariser l’ouvrage de Marx [48], Friedrich Engels explique quelle devait être la situation dans des petites communautés marchandes ou entre celles-ci pour arriver à ce que l’étalon de l’échange soit effectivement le temps de travail socialement nécessaire pour produire les biens : « Mais comment fallait-il calculer, ne serait-ce que de manière indirecte et relative, la quantité de travail servant de mesure dans les échanges, quand il s’agissait de produits qui demandaient un travail assez long, interrompu à intervalles irréguliers, d’un rapport peu sûr, comme le blé et le bétail ? Et, par-dessus le marché, pour des gens ne sachant pas calculer ? Évidemment par un long procès d’approximation en zigzag, de nombreux tâtonnements dans le noir où, comme toujours, on n’apprenait qu’à ses dépens. Cependant, la nécessité pour chacun de rentrer finalement dans ses frais remit toujours les choses dans le bon chemin, et le petit nombre d’espèces différentes d’objets en circulation ainsi que l’immuabilité souvent séculaire de leur mode de production rendaient le but plus facile à atteindre [49]. »
Pour vérifier la théorie de la valeur, il aurait fallu établir une comptabilité détaillée des transactions sur une longue période. Ce dont nous ne disposons pas. De ce fait, Engels estime : « La loi de la valeur de Marx est économiquement valable en général pour une période allant du début de l’échange qui transforme les produits en marchandises jusqu’au 15e siècle de notre ère [50]. »
Les dates et es périodes sont sans doute discutables. Mais il est un fait qu’avec la multiplication des échanges, ceux-ci se sont complexifiés. Les phénomènes de variation autour de la valeur par le jeu de l’offre et de la demande se sont développés. Les capitalistes ont voulu, au minimum, récupérer une mise quasi identique sur chaque investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
et donc bénéficier d’un taux moyen de profit. De ce fait, les prix observés ont commencé à s’écarter sérieusement de l’équivalent en quantité de travail contenue dans les produits. Des transferts de valeur ont été opérés entre firmes, entre secteurs, entre régions, entre pays. Bref, aujourd’hui, il est totalement impossible de vérifier l’égalité entre le temps de travail utilisé pour fabriquer une marchandise et son prix sur le marché.
Les seules « preuves » de la véracité de la théorie sont indirectes. On peut les trouver dans le fait que si la quantité de travail pour produire un bien diminue, son prix se réduit, lui aussi [51]. On observe cela dans les stratégies patronales pour augmenter les bénéfices. On le constate dans l’enrichissement des industriels et des financiers. Le classement des hommes les plus riches de la planète, établi chaque année par Forbes, montre que ces derniers appartiennent quasiment tous à la classe capitaliste. Malgré des salaires mirobolants et sûrement exagérés, les quelques artistes ou sportifs mondialement célèbres ne font que pâle figure à côté d’eux. Seules quelques monarchies peuvent rivaliser, mais elles aussi ont largement profité des largesses du système, que ce soit la couronne d’Angleterre ou les émirs du golfe Persique. D’où peuvent venir de tels patrimoines ?
L’économie officielle, celle qui est enseignée dans les universités, qu’on appelle marginaliste ou néoclassique [52], n’a pas réellement de réponse à cette question. Dans un marché de concurrence pure et parfaite, il n’y a pas de profit. Ou plus exactement, c’est le coût du capital. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que le capital ? C’est une nébuleuse, dans laquelle les économistes hésitent à entrer [53].
Même si on accepte les termes, cela signifie qu’on pourrait grâce à cela expliquer le profit moyen, puisque ce serait le coût « normal » du capital, celui établi par le marché. Mais on ne pourrait pas du tout expliquer les bénéfices exceptionnels et l’enrichissement important de certaines familles. Les théoriciens n’ont qu’une seule explication à fournir : il s’agit d’un écart inacceptable par rapport au modèle de concurrence pure et parfaite ; celui de monopole ou d’oligopole bénéficiant d’une rente. Le paradoxe est que, selon la théorie, il faudrait l’empêcher, mais en pratique c’est le contraire qui se passe : les firmes deviennent de plus en plus géantes et sont même en mesure de dépasser les lois immédiates du marché (comme c’est le cas quand elles sont « trop grandes pour faire faillite »).
La doctrine officielle ayant peu de solutions à cette remarque qui figurait déjà dans le Manifeste du parti communiste, « dans cette société, ceux qui travaillent ne gagnent pas et […] ceux qui gagnent ne travaillent pas [54] », elle s’en prend à la théorie de la valeur-travail. Si elle a compris qu’elle devait encenser les pères fondateurs, Adam Smith et David Ricardo, elle sait qu’elle doit se détourner de leurs thèses sur la valeur.
Mais surtout, l’explication néoclassique est qu’on n’a pas besoin d’un tel « détour ». Les prix peuvent se fixer relativement les uns par rapport aux autres, sur chaque marché séparément en fonction de l’offre et la demande propre à celui-ci. En d’autres termes, il n’y a pas d’alternative réelle à la théorie de la valeur-travail. Le débat réside entre ceux qui, à la suite de Smith, Ricardo et Marx, estiment que les prix sont définis par quelque chose et que ce quelque chose est la quantité de travail nécessaire pour produire un bien, et les autres qui pensent que les prix ne sont pas déterminés du tout et peuvent donc varier éventuellement du tout au tout. Avec des offres de compromis : le travail n’est pas la seule source de la valeur. La machine aussi créerait de la valeur. La nature aussi aurait un prix…
On oublie que le concept de valeur n’a de sens que pour les êtres humains. Ni la machine, ni la nature, ni aucun autre animal ne savent de quoi on parle. Un bien n’a pas une valeur en soi. Rappelons-nous le début. Un produit acquiert une valeur, c’est-à-dire une estimation, une appréciation de la part d’êtres humains, que seuls des êtres humains peuvent faire, à la fois de l’usage qui pourrait être fait de l’objet et du prix qu’on serait prêt à payer pour l’acquérir. C’est la valeur d’usage et la valeur d’échange. Inutile d’aller demander à une abeille l’utilité qu’elle trouve à la fleur qu’elle butine ni d’aller questionner la fleur sur la valeur à laquelle elle est disposée à céder un de ses pistils.
Que la machine ou la nature puissent créer de la valeur ou de la plus-value n’a donc aucun sens. Imaginons un instant qu’un capitaliste tirerait un surcroît de valeur de l’emploi d’un robot ou d’un sol (ou sous-sol) fécond. Cela lui permettrait de s’enrichir. Mais il le fait par rapport à qui ? Par rapport au terrain qui lui offre cette abondance ? Par rapport à l’automate qui répète des gestes à l’image d’un humain ?
Même dans ce cas, sa bonne fortune se réalise au détriment, au moins relatif, des autres humains. Il acquiert un patrimoine
Patrimoine
Ensemble des avoirs d’un acteur économique. Il peut être brut (ensemble des actifs) ou net (total des actifs moins les dettes).
(en anglais : wealth)
financier qui n’a d’égal que celui, éventuel, que possèdent d’autres hommes ou, ce qui est plus fréquent, celui que d’autres n’ont pas.
Ceux qui considèrent la machine ou la nature comme créatrices de valeur font l’erreur d’un fétichisme techniciste : ils ne voient dans les rapports économiques que le rapport à l’objet ; ils ne voient pas le rapport entre les humains. Or, n’avions-nous pas cité Engels au début de l’article pour souligner que « l’économie ne traite pas de choses, mais de rapports entre personnes et, en dernière instance, entre classes ; or, ces rapports sont toujours liés à des choses et apparaissent comme des choses » ?
Le travail est au centre de ces préoccupations sociales. Dans les termes de l’économie néoclassique, il s’agit d’un facteur de production aux côtés du capital et de la terre notamment. Seulement, les théoriciens « orthodoxes » ne réalisent pas qu’on rassemble des éléments tout à fait différents. D’abord, le travail est communément partagé par tous les êtres humains, alors qu’une minorité s’est approprié le capital et la terre. Ensuite, le travail demande un effort que tout salarié ressent immédiatement, que ce soit sous forme physique, nerveuse, intellectuelle. La possession et la mise en œuvre de la terre ou du capital, aucun.
Comment, dans ces conditions, peut-on mettre sur le même pied ces facteurs de production ? Le salaire, même dans cette conception, est le résultat d’une dépense de force humaine, alors que le profit sur le capital ou la rente sur la terre ne demandent que d’acter la propriété privée. Qui plus est, si on considère que tout enrichissement provient du travail humain, profit et rente sont issus de celui-ci. Il s’agit d’une extorsion de travail gratuit sur le dos de ceux qui n’ayant ni capital ni terre sont obligés de travailler.
C’est également une qualité de l’analyse marxiste de replacer l’exploitation capitaliste dans un contexte historique. En effet, depuis que nous disposons d’écrits [55], soit depuis cinq millénaires, le travail a été accaparé par une catégorie de possédants, une classe sociale particulière. Mais les formes de ce détournement ont été diverses par le passé.
Le processus économique prédominant avant le capitalisme était le versement d’une rente, d’un impôt ou d’un tribut, voire l’accomplissement d’une corvée, à une autorité plus ou moins étatique, et plus particulièrement à ceux qui la représentaient, en échange d’une protection officielle essentiellement militaire (dans un monde, il est vrai, fortement guerrier). Il y a aussi le cas de l’esclavage où le travailleur devenait propriété du maître et où il œuvrait entièrement pour celui-ci en contrepartie d’une pitance et d’un toit. Dans toutes ces situations, l’exploitation du travail est manifeste. Des puissants, des nobles, de riches commerçants côtoient des gueux, des paysans miséreux, des gens sans droit, qui ne comptent que pour du beurre, mais qui assurent le travail indispensable pour produire la nourriture, le logis, l’habillement de tous, y compris celui des possédants.
Le capitalisme change la forme de l’économie, elle n’en supprime pas le fondement. Ici, l’être humain, potentiellement travailleur, est libre, même libéré, notamment de la terre, libéré de la situation où la féodalité le maintenait. Mais la force de travail y devient marchandise. Elle est achetée et vendue contre salaire. Celui-ci permet de reconstituer le travailleur en tant que force humaine. Cependant, la mise en œuvre du travail donne la possibilité de créer une valeur supplémentaire, qui peut alors être accaparée par l’entrepreneur. Ici, l’extorsion est masquée, parce que le capitaliste affirme — et l’économie classique et néoclassique valide cette prétention — payer la totalité du travail de l’ouvrier, alors qu’il n’en rémunère qu’une partie, celle qui sert à sa reproduction. Il y a donc une filiation historique entre les manières d’exploiter le travail. Et Marx se propose donc de lutter pour une société qui libère ce dernier de toutes les appropriations indues qui enrichissent ou avantagent une minorité.
On le voit, ce sont des raisonnements à caractère philosophique qui sont au centre de ces discussions. On n’en sort pas par l’empirisme le plus plat, où il suffit d’aller voir si ce qu’on raconte est vrai. Il faut mener des débats qui allient logique, connaissance de l’histoire et considérations sociales pratiques. C’est au terme de ce processus qu’on peut suivre la voie non royale de la connaissance et, à partir de là, celle de l’action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
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Conclusions
Lire le Capital est une démarche difficile. Chacun peut s’y engager comme il l’entend. Commencer par le début ou en sautant l’un ou l’autre chapitre. Pour notre part, nous ne renonçons pas à privilégier la lecture dans l’ordre adopté par Marx dans son texte. C’est l’ordre logique qu’il a voulu donner à son argumentation. C’est cet ordre qu’il faut recommander. Mais cela nécessite de s’y préparer, soit en parcourant d’abord quelques ouvrages de vulgarisation d’économie marxiste pour se familiariser avec les concepts et la manière de penser de Marx, soit en se documentant sur la méthodologie du matérialisme historique. On sera d’accord sur ce point avec Louis Althusser : un lecteur non averti sera vite décontenancé par les trente ou quarante premières pages, et il y a un grand risque qu’il décroche assez rapidement et même définitivement.
Nous pouvons également approuver et reproduire cette dernière recommandation venue, elle aussi, du philosophe français : « D’où ce troisième conseil de lecture. Quand on bute sur une difficulté de lecture d’ordre théorique, le savoir, et prendre les mesures nécessaires. Ne pas se hâter, revenir en arrière, soigneusement, lentement, et n’avancer que lorsque les choses sont devenues claires. Tenir compte du fait qu’un apprentissage de la théorie est indispensable pour lire un ouvrage théorique. Savoir qu’on peut apprendre à marcher en marchant, à condition de respecter soigneusement les conditions ci-dessus. Savoir qu’on n’apprendra pas d’un seul coup, subitement ni définitivement, à marcher dans la théorie, mais peu à peu, patiemment et humblement. Le succès est à ce prix. Pratiquement cela veut dire qu’on ne peut comprendre le livre I qu’à la condition de le relire quatre ou cinq fois de suite, le temps d’avoir appris à marcher dans la théorie [56].
»
Le Capital est et reste un instrument indispensable pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Il est au cœur des explications convaincantes sur les inégalités de patrimoine et de revenus entre humains, sur le fonctionnement anarchique du système capitaliste, jusqu’à engendrer périodiquement des crises, sur la domination des entreprises géantes qui écrasent travailleurs, consommateurs et autres firmes plus petites, sur l’extension du marché et des relations marchandes dans tous les domaines… Non seulement il permet d’analyser la société contemporaine, mais cette réflexion doit servir de base à ce à quoi Marx et Engels aspiraient : l’action, la lutte, la transformation de ce monde en un avenir meilleur, plus égalitaire, plus juste, plus libre.
Henri Houben (henri.houben7 at telenet.be) est économiste. Il est chercheur au GRESEA et à l’Inem et écrit régulièrement pour Études marxistes. Il est l’auteur de La crise de trente ans. La fin du capitalisme ? Aden, 2008.