A l’invitation de Ritimo, le Gresea a participé à la journée de débats et d’échanges que ce réseau français d’information et de documentation à vocation internationale organisait à Paris le 6 avril 2011. Thème du jour : la question du pouvoir des entreprises transnationales. Mais aussi, cela va de soi, des contrepouvoirs que les mouvements politiques citoyens pourraient établir afin que, pour reprendre la jolie formule livrée en conclusion des débats par Gus Massiah (Aitec, CRID & Attac), l’aspiration populaire à une "démocratie économique" soit remise à l’agenda politique.

L’intervention du Gresea sur le problème de "La mise en concurrence des territoires par les transnationales" sera déclinée en deux temps. Esquissé par Bruno Bauraind, le premier volet visera à caractériser deux ou trois mécanismes clés utilisés dans les stratégies de domination des transnationales (telles les stratégies d’évasion fiscale et de sous-traitance Sous-traitance Segment amont de la filière de la production qui livre systématiquement à une même compagnie donneuse d’ordre et soumise à cette dernière en matière de détermination des prix, de la quantité et de la qualité fournie, ainsi que des délais de livraison.
(en anglais : subcontracting)
). Ensuite, dans le sillage de ce qui venait d’être dit, seront abordées quelques-unes des difficultés auxquelles se heurte en l’espèce tout recours au droit international. C’est ce volet, développé de manière fort succincte à Paris, qui sera traité dans les grandes lignes ici.

Concurrence entre territoires ? La notion est récente et, pour illustrer, commençons par le petit schéma reproduit ci-dessous. Il met en relation deux "territoires" physiques, en haut, celui des firmes transnationales et, en bas, celui des pays de sous-traitance. Le signe le plus évident de ce qu’il y a "unité territoriale" entre les deux est indiqué par la flèche qui fait lien : une bonne part des profits des premiers (les centres de décision) provient des seconds (les marchandises produites par les travailleurs des pays sous-traitants). Le montant de 3.500 milliards de dollars représente l’addition des revenus rapatriés sur dix ans (1998-2007) selon le World Investment Report 2008 de la Cnuced CNUCED Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement : Institution des Nations unies créée en 1964, en vue de mieux prendre en compte les besoins et aspirations des peuples du Tiers-monde. La CNUCED édite un rapport annuel sur les investissements directs à l’étranger et les multinationales dans le monde, en anglais le World Investment Report.
(En anglais : United Nations Conference on Trade and Development, UNCTAD)
. Il s’agit sans aucun doute d’une sous-estimation.

En effet, pour la seule année 2008, les revenus ramenés par les filiales des transnationales états-uniennes s’élèvent à eux seuls à 5.000 milliards de dollars, près de trois fois plus que la valeur des exportations des Etats-Unis en biens et services [1].

Du point "concurrentiel", on notera qu’il n’y a souvent guère de concurrence à l’intérieur du premier territoire, celui des transnationales et des centres de décision. Le producteur transnational de microprocesseur Intel monopolise 80% de ce marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
et le producteur de systèmes d’exploitation Microsoft (Windows) 95,4% du sien [2]. Ils ne subissent aucune concurrence et ils ne s’y livrent pas entre eux, que du contraire, ils travaillent la main dans la main. La concurrence principale que se livrent les transnationales se fait – d’où la notion de concurrence entre territoires (physiques) – par le biais (grâce à) des territoires "subordonnés" (où sont de facto produits microprocesseurs et ordinateurs), qui n’ont guère le choix : pour ces pays-là, ces Etats et ces peuples, c’est accepter d’être mis en concurrence ou de voir fuir l’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
, et donc l’emploi, les perspectives de développement.

Voilà pour la mise en concurrence économique.

Venons-en à une autre forme de concurrence territoriale, cette fois juridique. C’est grosso modo le même schéma, à une grosse différence près. S’il y a "unicité économique" entre le territoire d’en haut et les territoires d’en bas, reliés de main de fer par des flux Flux Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
de capitaux, il en va tout autrement sur le plan du droit : là, il y a "autonomie" juridique des territoires et elle est parfaitement étanche. Ce que fait par exemple la filiale d’une transnationale Transnationale Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : transanational)
relève du droit en vigueur dans le territoire de la filiale et ne concerne en rien le droit en vigueur dans le territoire de la transnationale, même si c’est sous la tutelle de cette dernière que la filiale fonctionne du point du point de vue économique.

C’est un problème. L’économie est mondialisée, le droit du travail ne l’est pas. Il est "bloqué" aux frontières. La lutte contre les abus commis par les transnationales dans ses territoires éloignés se heurte à un problème de concurrence juridique. Le droit plus "avancé" qui prévaut au siège des transnationales (en Occident) et qui permettrait de contrecarrer ces abus n’est que rarement d’application dans les territoires "outre-mer". Donc, on va essayer de contourner.

Cela va entraîner une série de difficultés dont on ne citera ici que quelques traits essentiels.

Contourner le droit existant (concurrentiel) va en effet entraîner ceux qui s’y aventurent sur un terrain conceptuel plus que glissant. Illustrons par deux exemples significatifs.

Dans le cahier de revendications de la European Coalition for Corporate Justice visant à mettre au pas les transnationales, on peut lire ceci (nous avons souligné) :

"Accroître la transparence en réformant les obligations de rapportage des entreprises peut contribuer à faire de la protection des droits humains et de l’environnement une préoccupation majeure du secteur privé ." (core business concerns).

Principles & pathways, Legal opportunities
to improve Europe’s corporate accountability framework, ECCJ, 2010.

Il faut lire et relire cette position avec attention. Car derrière la volonté relativement innocente d’exiger plus de transparence des transnationales (dans le but de rendre publics leurs abus dans les territoires éloignés), on assiste à un étrange transfert de compétence : le respect du droit serait – devrait être – une préoccupation majeure de ces mêmes transnationales. Ce n’est pas dit en toutes lettres, mais cela revient à privatiser la norme juridique : elle ne relèverait plus de la responsabilité des Etats, mais des entreprises elles-mêmes. On peut imaginer qu’elles seront ravies devant la proposition : le droit, c’est notre affaire, laissez-nous faire, on s’en occupe...

Autre pièce à verser au dossier, dans la même veine mais plus parlante, ce bref extrait d’un argumentaire en faveur de l’inclusion de clauses sociales dans les accords commerciaux bilatéraux conclus avec les pays à bas salaires du Tiers-monde, de manière à leur imposer des règles de droit "par au-dessus", en contournant donc les leurs. On lit en effet ici que ces accords sont en général critiquables car ils protègent en priorité les droits des entreprises et des investisseurs étrangers et ce...

"sans prendre en considération leur responsabilité , vis-à-vis notamment de la protection des droits du travail ou de l’environnement, ni la redevabilité vis-à-vis des communautés locales."

The inclusion of labour provisions in EU’s bilateral trade and investment agreements, étude de l’Université de Leuven commandée par le syndicat chrétien belge CSC, 2011.

C’est plus clair encore ici. Ce glissement, qui transfère aux entreprises (leur "responsabilité" désormais), sans mot dire, la compétence des Etats d’édicter la loi et de la faire respecter, soulève une difficulté majeure, trop souvent négligée si même elle est considérée. Cette difficulté nous oblige à jeter un coup d’oeil aux fondements du droit international et, donc, sur d’autres territoires en concurrence, politique cette fois.

Le territoire de concurrence politique pour le droit international est, par excellence, celui des Nations unies. Il consacre, faut-il le rappeler, quelques principes de base, souvent mis à mal, comme souligne tel commentateur avisé (nous soulignons) :

"La souveraineté de l’Etat est la pierre angulaire de l’ordre juridique international."
"La souveraineté est en effet devenue
une protection des faibles et donc une limitation des pouvoirs des Grandes Puissances."
"L’époque est donc non à l’effacement du principe de souveraineté, mais à la
liquidation de celle des petits Etats ."

Robert Charvin, "L’investissement international et le droit au développement", Paris, 2002.

Que devient cette "pierre angulaire", cette "protection des faibles" lorsque les pays du Sud se voient confrontés à des pressions tendant à contourner leur souveraineté par l’imposition de règles de droit "parachutées" ? Pas grand-chose [3]. Dans la concurrence politique en matière de droit international, c’est en général, comme toujours en politique, le rapport de forces qui sera déterminant. Même – ou surtout – lorsque le jeu se complique par une concurrence entre droit public et droit privatisé, ce dernier, par nature pragmatique, n’ayant par définition que faire de principes.

Que peut donc faire l’Etat faible : il peut s’arc-bouter. C’est ce que fera par exemple l’Asie en 1993 dans sa déclaration préparatoire à la tenue, à Vienne, de la Conférence internationale sur les Droits de l’homme. On y lit (concurrence politique entre le droit du Sud et le droit du Nord) :

"Doit être découragée toute tentative d’utiliser les droits humains en tant que condition à l’octroi d’une aide au développement."

Point 4 de la Déclaration de Bangkok, avril 1993.

C’était en 1993 mais la position restera inchangée, on peut parler d’une constante : les pays du Sud vont demeurer plus que rétifs à toute tentative d’ingérence dans leur ordre juridique. Ainsi, en 2000, réuni à La Havane, le Groupe des 77 Groupe des 77 Groupement de pays en développement, constitué en 1964 avec pour objectif la préparation de la première Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED). Composé actuellement de 132 pays, le G77 offre un forum permanent permettant aux pays en développement de promouvoir leurs intérêts économiques communs et renforcer leurs capacités de négociations relatives aux questions économiques internationales dans le cadre du système de l’ONU.
(En anglais : Group of 77)
déclarera son opposition de principe (nous soulignons) :

"à l’application de toute mesure de protectionnisme déguisé telles que les normes sociales ou les tentatives d’encore élargir les ’fenêtres’ environnementales."

Déclaration finale du Sommet du Sud des pays du Groupe des 77, La Havane, 2000.

C’est sans doute le lieu de "cadrer" l’évolution tendant à imposer un nouvel ordre juridique international, bâti non plus sur la libre coopération des Etats (pierre angulaire de l’ONU ONU Organisation des Nations Unies : Institution internationale créée en 1945 pour remplacer la Société des Nations et composée théoriquement de tous les pays reconnus internationalement (193 à ce jour). Officiellement, il faut signer la Charte de l’ONU pour en faire partie. L’institution représente en quelque sorte le gouvernement du monde où chaque État dispose d’une voix. Dans les faits, c’est le Conseil de sécurité qui dispose du véritable pouvoir. Il est composé de cinq membres permanents (États-Unis, Russie, Chine, France et Grande-Bretagne) qui détiennent un droit de veto sur toute décision et de dix membres élus pour une durée de deux ans. L’ONU est constituée par une série de départements ou de structures plus ou moins indépendantes pour traiter de matières spécifiques. Le FMI et la Banque mondiale, bien qu’associés à ce système, n’en font pas officiellement partie.
(En anglais : United Nations, UN)
) mais sur la nébuleuse mouvante des rapports de forces que sauront établir en leur faveur des groupes d’intérêt privés, les entreprises transnationales bien sûr, mais aussi les lobbies de la "société civile" [4] et toute cette élite dépourvue de légitimité que Georges Corm a récemment qualifiée de "bureaucratie du pouvoir mondialisé" [5]. Cette évolution dispose en effet d’un cadre conceptuel. Il porte le nom de "consensus de Washington" et il a été formalisé en 1989 par John Williamson, qui faisait à l’époque belle carrière à la Banque mondiale Banque mondiale Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
.

Ce "consensus", rappelons-le, visait notamment à (nous soulignons) :

"l’instauration à terme d’une stateless global governance , d’un marché mondial unifié et totalement autorégulé."

Jean Ziegler, Les nouveaux maîtres du monde, Paris, 2002.
On aurait tort de croire que cet appel en 1989 à un "gouvernement global du monde désétatisé" est une chose du passé. Comme Mark Mazower l’a récemment relevé dans un ouvrage sur les heurs et malheurs des Nations unies, Anne-Marie Slaughter, une conseillère scientifique nommée par le président Barack Obama dans son administration pour s’occuper de "policy planning", tient exactement le même langage, ici et maintenant. Elle estime ainsi que :

"les contacts transnationaux entre gouvernements et ONG – et non les Nations unies – constituent le véritable nouvel ordre mondial "
et appelle de ses voeux...

" un Etat de droit global sans institutions globales centralisées"

Mark Mazower, No Enchanted Palace – The End of Empire
and the Ideological Origins of the United Nations, Princeton, 2010,
recensé par John Gray,
Harper’s Magazine, n°1921, juin 2010.

Pour conclure et fermer provisoirement la boucle, un dernier mot sur les difficultés esquissées ici (auxquelles se voient confrontées toutes les campagnes contre les méfaits commis "outre-mer" par les transnationales aujourd’hui). Une ultime difficulté est en effet située au cœur du schéma de la problématique :

Que "semble" raconter ce schéma ? Il laisse entendre que, à supposer que la question du droit soit réglée (la flèche bloquée à droite), il n’y aurait plus de problème. Dit autrement, si la plénitude des droits du travail (& les droits humains, etc.) serait respectée dans les territoires de la sous-traitance : problème réglé, la "société civile" peut plier bagage, mission accomplie. C’est naturellement oublier la flèche des flux financiers, à gauche, qui pose la question : quelle économie voulons-nous ? Une économie de sous-traitance sur laquelle personne n’a prise ? Plus fondamentalement, c’est oublier que c’est en réalité la flèche des flux, à gauche, qui détermine l’avenir de la flèche "juridique", à droite. Et qu’on ne réglera rien en droit avant d’avoir réglé (démocratisé) l’économie, elle est à la base de la question sociale.

Notes

[1Financial Times, 7 janvier 2011.

[2Les Echos, 14 mai 2009.

[3La plus récente des atteintes au principe d’égale souveraineté des Etats a été l’introduction au sommet des Nations unies de 2005 de la notion du "R2P" (Right to Protect) dont la logique comporte deux versants, ce Droit de protection faisant corps avec un Devoir de protection : ce dernier impose (de l’extérieur) aux Etats de remplir leurs obligations de protection de leurs populations (y compris en les protégeant d’abus commis par le secteur de sous-traitance téléguidé par les transnationales), à défaut de quoi... un Etat tiers pourra invoquer le Droit de protection pour se substituer à l’Etat défaillant et, par la force, y intervenir.

[4Gus Massiah précisera à juste titre lors de la journée d’études que le terme de "société civile" n’a aucun sens, sinon usurpé : il recouvre en réalité des "mouvements politiques" qui, ajouterions-nous, ont tout du parti politique sauf le nom.

[5Georges Corm, Le nouveau gouvernement du monde, La Découverte, 2010.