La plus-value est donc cette partie du salaire qui n’est pas payée au travailleur et se traduit, pour les patrons, en marge bénéficiaire, en profits.

L’explication en est logique. Le prix des marchandises tourne autour de la valeur réelle. Sans cela, l’économie évoluerait dans l’arbitraire, dans la confusion totale. Un vélo coûterait plus cher qu’une voiture, un ballotin de pralines serait moins cher qu’un morceau de sucre.

Il s’ensuit que le prix, la valeur des éléments qui entrent, en cours de production, dans les prix reflètent, eux aussi, leur valeur réelle. Or la valeur contenue dans le capital constant, les matières premières, les bâtiments et les outillages, n’est que transférée dans la marchandise produite. C’est pour cela qu’on l’appelle capital constant. Il ne produit aucune valeur nouvelle. Ce qui produit de la valeur nouvelle, c’est le travail, les travailleurs. Ce travail a, aussi, une valeur réelle, qu’on retrouve dans le prix des marchandises. Et c’est sur cette valeur ajoutée qu’est prélevé le profit, il n’y a, mathématiquement, nul autre "endroit" où le prélever.

Il ne faut donc pas revenir avec la fable traditionnelle qui explique que, en bref, la main-d’œuvre ne concourt que dans une très faible part au profit...

Comment, en réalité, se prélève le profit sur cette valeur ajoutée ? En payant le travailleur moins que ce que vaut le travail fourni. En lui imposant du surtravail non payé. L’importance que les patrons attachent aux coûts salariaux ne s’explique pas autrement. Moins il faut payer aux travailleurs, plus grand sera leur surtravail non payé, plus grands seront la plus-value et les profits.

On distingue en général la plus-value relative de la plus-value absolue. La première résulte de toutes les méthodes et techniques qui, sources de productivité accrue, permettent de rendre le travail de production plus intense. Grâce à ces méthodes et techniques, le travailleur produira plus de valeur en un temps plus court qu’avant. Plus de valeur, donc plus de plus-value, plus de profit.

C’est la plus-value absolue, cependant, qui illustre le mieux le mécanisme. Par son côté primitif, par sa violence brute, elle met à nu, de façon visible pour tous, l’extorsion de la classe ouvrière. La plus-value absolue, c’est tout simplement faire travailler les travailleurs plus longtemps, pour un salaire inchangé.

C’était le truc classique utilisé par les patrons au début de l’industrialisme. Il suffit de se replonger dans l’un ou l’autre roman d’Emile Zola pour s’en convaincre. Les patrons, aux XVIIIe et XIXe siècles pensaient que tout leur était dû et que donc, tout était bon pour augmenter le taux de productivité de la main-d’œuvre. Et ils n’ont jamais été à court d’imagination pour trouver des recettes en la matière. Et bien là, en 2005, on est en train d’y revenir.

Le cas Siemens – banc d’essai pour d’aucuns – en offre une superbe démonstration.

Siemens, pour mémoire, c’est un des plus grands employeurs allemands, quelque 170.000 salariés. L’affaire éclate en juin 2004. Sous la menace d’une délocalisation en Hongrie, le syndicat IG Metall accepte, la mort dans l’âme, de renoncer à la semaine des 35 heures (obtenue après 7 semaines de grève en 1984) dans deux usines spécialisées dans la téléphonie sans fil. L’accord concerne 4.500 travailleurs. Qui devront, désormais, travailler 40 heures, à salaire inchangé. Donc, chacun, chaque semaine, donnera 5 heures gratis aux patrons. Un supplément de 5 heures de plus-value absolue.

Dans le discours dominant, l’affaire est saluée sur tous les tons.

Certains manient la langue de bois habituelle. Ce qui est somme toute assez normal, puisqu’on est en plein "discours diplomatique", destiné à faire prendre des vessies pour des lanternes. Ici, par exemple, on parle d’un "accord sur des conditions de travail plus compétitives" [1] en précisant, afin que nul ne s’y trompe, que les 35 heures "sont de plus en plus considérées comme un frein à la compétitivité". [2]

D’autres, comme le chancelier Schröder, s’entortillent dans un raisonnement qui laissera plus d’un pantois : "Il n’est pas utile d’être idéologique à ce sujet. Nous devrions éviter une fixation sur le nombre d’heures travaillées. Ce dont nous avons besoin, c’est un certain degré de flexibilité." [3] Que ces choses-là sont parfois joliment dites...

Observons au passage que tous les hommes et femmes politiques qui composent le SPD allemand ne partagent pas cette opinion, loin s’en faut. C’est ainsi le cas d’Andrea Nahles, qui fait partie de l’aile gauche du parti, ou bien encore de Franz Müntefering, ancien président du SPD et qui, un peu avant les élections législatives de septembre 2005, avait appelé à une résistance claire contre le nouveau capitalisme. On comprendra néanmoins que, vu sa tendance naturelle au compromis (gouvernement de coalition SPD-CDU de la nouvelle chancelière Angela Merkel dans lequel ce même Müntefering est lui devenu vice-chancelier), le SPD n’aie pas fait le plein d’électeurs lors des dernières élections législatives. Fortement déçu depuis la réélection de Schröder, une frange non négligeable de son électorat naturel a souvent traduit son mécontentement en reportant ses suffrages sur le parti politique qui se positionne clairement à gauche "Linkspartei". Ce parti, outre qu’il est composé de quelques anciens membres du parti communiste est-allemand (PDS), a vu son capital de sympathie augmenter à l’arrivée d’un ancien poids lourd du SPD très populaire, Oscar Lafontaine.

Mais pour en revenir à l’allongement de la durée du temps de travail, le verdict sans fard concernant cet accord passé entre IG Metall et Siemens viendra d’un analyste de l’institut DIW (Berlin), Klaus Zimmerman. Mettons cela en exergue :

L’accord Siemens, d’allongement du travail, dit-il, "est un moyen élégant de faire baisser le coût du travail." [4]

Ce garçon a bien compris ce que plus-value absolue signifie.

Idem, du côté syndical. Le président des métallos allemands, Jürgen Peters, commentera l’éventuelle généralisation de l’abandon des 35 heures en ces termes : "Ce serait le plus grand programme de destruction d’emplois dans l’histoire de l’après-guerre." [5]

Cela ne s’est pas encore généralisé. Mais, déjà, Daimler-Chrysler, Bosch et Doux ont suivi le mouvement. Idem chez Volkswagen où, non content d’avoir annoncé une restructuration qui coûterait 20.000 emplois en Allemagne seulement, le dirigeant de la célèbre entreprise, Ferdinand Piëchetsrieder a clairement affiché sa volonté de réduire les coûts de fabrication pour les unités de production présentes en Allemagne en refaisant passer la durée hebdomadaire du travail de 35 à 40 heures. Petite anecdote significative à cet égard : Lors de l’annonce du plan de restructuration, l’action Volkswagen a bondi de 9 % à la bourse de Frankfort. Cherchez l’erreur…

Les patrons, a-t-on pu lire pour en revenir à Siemens, "ont salué ces accords comme une percée fondamentale ; ils y ont vu le moyen d’exploiter la faiblesse des syndicats et modifier les règles de base du jeu" [6].

On notera aussi, à cet égard, et pour rester en Allemagne, la remarque perfide de Stoiber. Le tout puissant ministre président de la Bavière et ancien candidat malheureux de la CDU/CSU aux élections législatives de 2002 a, lors d’une interview accordée à l’hebdomadaire Der Spiegel début février de cette année, estimé que le syndicat IG Metall avait repoussé un investisseur américain qui voulait créer une nouvelle fabrique de machines agricoles en Bavière. Et comment IG Metall a-t-il réussi ce tour de force ? Tout simplement en restant inflexible sur les horaires de travail hebdomadaires. Le syndicat, une fois n’est pas coutume, a refusé de faire passer la durée hebdomadaire de travail de 35,5 heures à 38,5 heures par semaine. Et Stoiber conclut sèchement : "Cela aurait apporté 500 nouvelles places de travail. Mais IG Metall s’est mis en travers. Maintenant, le candidat est parti investir à l’étranger."

La plus-value absolue, par laquelle les patrons visent aujourd’hui à remplacer la RDT (réduction du temps de travail) par l’ATT (son allongement), sera sans doute le terrain d’affrontement où les travailleurs auront demain à se battre.

 


Pour citer cet article :
Erik Rydberg, "18 fiches pour explorer l’économie. Dixième fiche : des moyens d’extraire la plus-value... ", Gresea, septembre 2005. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1702



Notes

[1Le Figaro, 25 juin 2004.

[2Le Figaro, 2 juillet 2004.

[3Guardian Weekly, 23 juillet 2004.

[4Figaro, 2 juillet 2004.

[5Idem.

[6Financial Times, 22 juillet 2004.