Mondialisation de l’économie : les tendances lourdes.
Les tendances lourdes de la mondialisation de l’économie capitaliste (modèle quasi unique aujourd’hui) ne sont pas porteuses de nouvelles réjouissantes pour les travailleurs.
Peut-être, en tant qu’Européens, aurions-nous aujourd’hui, de ce point de vue, quelque intérêt à lorgner du côté de l’Amérique latine, puisque là-bas au moins, de nombreux acteurs politiques, à l’image du président Chavez au Venezuela ou bien encore de Morales en Bolivie, ont bien compris que la page du "tout au privé" est condamnée.
Comme l’a résumé l’économiste britannique Larry Elliott en quelques mots qui se passent de tout commentaire, qui débarrassent l’essence de la mondialisation de tout le blabla soporifique dont on l’entoure d’ordinaire, cette mondialisation "n’est pas simplement une histoire de conquête de nouveaux marchés pour les producteurs occidentaux. Plutôt, c’est une histoire qui donne lieu à des vagues massives de redistribution des revenus, qui vont des travailleurs aisés aux travailleurs pauvres, qui vont de l’ensemble des travailleurs au capital et qui vont des consommateurs d’énergie aux producteurs d’énergie. C’est une histoire de perdants et de gagnants, pas une fable de croissance économique." [1]
Ce qui explique, note Elliott, que les mouvements contre la mondialisation ne cessent de croître et ne cesseront de le faire.
Et c’est ce même type de constat mi-figue, mi-raisin qu’a fait un autre grand économiste, Paul Samuelson, qui fut notamment conseiller du président Kennedy. A la question de savoir si finalement, les gens perdent plus qu’ils ne gagnent dans la mondialisation, voilà ce qu’il répond : "Parfois en effet, les gens perdent plus. La globalisation n’implique pas nécessairement qu’il n’y ait que des gagnants. Il est faux de prétendre que tout ce que la globalisation favorise est automatiquement utile." [2]
Ce n’est pas une situation facile.
Les profits flambent et, donc, il y a explosion des richesses – mais elle va de pair avec une compression des salaires, la part qu’en obtiennent les travailleurs. Il y a ensuite le rôle croissant que jouent les fonds spéculatifs (qui captent largement ces richesses) dans des segments de plus en plus importants des filières de production mondiaux et, par-là, accentuent le divorce entre économie réelle et économie financière au profit d’un "court-termisme" suicidaire.
Notons que ce « court-termisme » est dénoncé depuis bien longtemps par un grand nombre d’économistes. Il faudrait dès lors une bonne fois pour toutes cesser d’appeler les "investisseurs" des investisseurs : ils n’investissent jamais, ils font des placements visant un rendement rapide et se fichent complètement du sort des entreprises "investies".
En réalité, il s’agit de « boursicoteurs », que l’on pourrait platement comparer à ces parieurs qui ont défrayé récemment la chronique dans la presse belge, pour avoir "corrompu" quelques joueurs, dirigeants, entraîneurs de la scène footballistique active au plat pays. Reprenons un autre exemple un peu plus "classique", évoqué par l’économiste John Kay. Barings, l’une des banques les plus anciennes et les plus respectées de la City de Londres, fit faillite en 1995, à cause des pertes immenses subies par un de ses traders opérant à Singapour, Nick Leeson. Celui-ci fit profit simplement en faisant rapport de ses succès à ses supérieurs tout en camouflant soigneusement ses déconvenues. Ses dirigeants ne comprenaient pas les marchés dans lesquels Leeson investissait mais ils comprenaient par ailleurs que leurs bonus étaient liés aux profits reportés de Leeson. Ils n’eurent ni la volonté ni la capacité de demander des comptes concernant ses activités. La chute de la Barings symbolisa la faillite du capitalisme dans la City de Londres. [3]
Mais, ce faisant, en plaçant leur argent dans des placements douteux, nos "boursicoteurs" mettent sous pression les dirigeants d’entreprise et, par ricochet, les travailleurs.
Ajouter à cela le phénomène des délocalisations, c’est-à-dire la mise en concurrence des travailleurs du Nord et du Sud. Toile de fond omniprésente dans le rapport de forces entre syndicats et patrons, elle est devenue un levier puissant de chantage, tant pour déprécier le travail que pour le déréguler : le message des patrons sera toujours qu’ils peuvent produire moins cher ailleurs.
Un exemple pris parmi beaucoup d’autres (hélas, en la matière, il n’y a qu’à lire les journaux tous les jours pour suivre "l’actualité des délocalisations") est celui de la firme Aquacom de Beyne-Heusay chez nous, qui a mis la clé sous le paillasson en mars 2004, licenciant ainsi 50 travailleurs, et a été délocalisée dans une filiale marocaine de la multinationale américaine Invensys. Il n’y a malheureusement rien eu à faire pour empêcher les faits. Hors, en 2002, Invensys avait réalisé des bénéfices de 549 millions de livres, somme qui lui aurait évidemment permis de sauver quelque 50 emplois d’Aquacom. [4]
Un autre exemple [5] est celui de l’équipementier d’automobiles allemand Continental, numéro deux européen et élève modèle du capitalisme moderne. Ses pneus sont produits en Malaisie, ses courroies de transmission en Hongrie, ses freins au Brésil. Il a encore des usines en Allemagne, mais elles sont hyper automatisées, comme celle de Hambourg : les salaires représentent moins de 5% des coûts de production. Son PDG a des idées très claires sur l’avenir des travailleurs européens : ils ne seront compétitifs que s’ils acceptent des journées plus longues pour le même salaire. "Pourquoi les Allemands ne peuvent-ils pas travailler 40 heures alors que le reste du monde en fait 40, 50 ou, en Chine, 60 par semaine. C’est pour moi un mystère." L’exemple n’a pas été choisi au hasard. L’Allemagne est le moteur de l’économie européenne et l’épicentre des rapports de forces entre patrons et syndicats.
Restons un instant dans le pays de Willy Brandt, pour évoquer un autre exemple frappant. VDO, entreprise de Würzburg, occupe "encore" 1600 travailleurs. Le fait de mettre des guillemets autour de encore n’est pas une erreur de frappe, vous allez vous en rendre compte. L’entreprise a, fin 2005, menacé de délocaliser vers la République Tchèque. Motif ? Les travailleurs de Tchéquie seraient d’une part prêts à travailler plus pour le même salaire, et d’autre part, seraient dans le même temps d’accord pour renoncer à une grosse partie de leurs temps de pause. On comprend que dans ces conditions, les travailleurs d’outre-Rhin éprouvent des problèmes à être concurrentiels. Les travailleurs allemands se sentent de plus en plus mis sous pression par les dirigeants d’entreprises. Ils ne se sentent plus "concurrentiels" sur le marché du travail, et beaucoup d’entre eux se considèrent, à juste titre, comme les perdants de la mondialisation. [6]
Globalement, ce n’est pas reluisant. Dans un rapport récent [7] sur le rôle de la Chine sur l’échiquier économique mondial, le fleuron de la presse économique britannique, The Economist, aligne très sobrement les faits marquants de la mondialisation.
Primo, l’intégration dans l’économie mondiale de la Russie, de l’Inde et de la Chine a eu pour effet "de doubler la force de travail globale".
Secundo, ces pays ayant dans le processus apporté peu de capital, "le taux entre capital global et travail global s’est réduit de moitié", ce qui représente "probablement une mutation d’une ampleur jamais vue jusqu’ici dans l’Histoire".
Tertio, ce taux déterminant la répartition des revenus entre capital et travail, il explique largement les tendances actuelles en matière de profits et de salaires. Il explique "que la croissance des salaires, en Amérique, en Europe et au Japon, a été anormalement faible ces dernières années". Il explique que, "dans la plupart des pays développés, le salaire réel moyen se trouve distancé par les gains de productivité". Il explique que, "dans la plupart des pays développés, les salaires sont, proportionnellement au PIB, proches du niveau le plus bas rencontré depuis des décennies". Il explique, enfin, par l’entrée de "l’énorme armée de travailleurs bon marché" chinois, que le pouvoir de négociation des syndicats s’est fortement affaibli.
Ce qui est vrai pour les travailleurs l’est aussi pour les profits, mais... à l’envers. Aux Etats-Unis, la croissance des profits a atteint, proportionnellement au PIB, "un niveau jamais atteint depuis 75 ans". Situation similaire au Japon et en Europe : le niveau des profits, rapporté au PIB, atteint des sommets "qu’on n’avait plus vus depuis 25 ans".
Pour les travailleurs, c’est une défaite. Pour l’économie, aussi. Un travail surabondant couplé avec un capital relativement rare (dans les pays dits émergents) conduit à sur-rétribuer le second – et donc à des "bulles" de liquidités qui tournent fou : fonds spéculatifs et compagnie.
→ Là, pour le moment, les travailleurs et les syndicats sont plutôt désarmés. Le rapport de forces est défavorable. Il ne le restera pas indéfiniment. D’où l’importance, aujourd’hui, de voir clair, de contre-analyser l’économie du point de vue des travailleurs : bataille idéologique, il faudra d’abord résister et vaincre sur ce terrain. |
Pour citer cet article :
Erik Rydberg et Sacha Michaux, "18 fiches pour explorer l’économie. Dix-septième fiche : la nouvelle division du travail mondialisée", Gresea, septembre 2005. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1709