"Là où croît le danger, croît aussi la manière de parer à ce danger."
(Hölderlin)
Une des premières étapes nécessaire au renversement du rapport de forces, aujourd’hui défavorable aux travailleurs, aura lieu sur le terrain du combat idéologique.
Tant que le discours économique patronal restera dominant, non contesté, les conquêtes du monde du travail resteront marginales et, bien souvent, des emplâtres sur une jambe de bois. Un pas en avant, deux en arrière.
Résister et remporter des victoires sur le terrain idéologique, c’est tout d’abord maîtriser et critiquer les postulats du discours économique patronal.
Ce discours, si l’on y réfléchit un instant, est martelé dans nos sociétés, à la manière d’une propagande politique que l’on peut entendre dans les Etats totalitaires.
L’économie capitaliste compétitive ne repose sur aucune nécessité immuable, c’est une parenthèse historique comme toute autre forme d’organisation humaine de la vie en société.
D’où l’importance de formuler des voies économiques alternatives.
Le document préparatoire au congrès statutaire des métallos, en 1998, a insisté là-dessus. En deux temps.
L’analyse générale d’abord : "Dans une société capitaliste de classes dont la principale caractéristique est que les moyens de production sont aux mains de quelques personnes dont le seul objectif est la réalisation d’un maximum de profits", rappelle-t-il, "il existe une opposition fondamentale entre les intérêts de ceux qui détiennent le capital (les employeurs) et ceux qui doivent vendre leur travail (les travailleurs)." [1] Cela, c’est l’économie compétitive.
Mise en concurrence constante des travailleurs, un monde où l’homme est un loup pour l’homme, où il faut "manger" ses camarades sous peine d’être mangé par eux.
De l’analyse générale, le document préparatoire passe ensuite aux leçons à en tirer pour l’action : maîtriser et critiquer les rouages de cette économie patronale pour ensuite formuler des voies alternatives, c’est, précise-t-il, pratiquer le contrôle ouvrier, en d’autres termes adopter "une attitude de participation contestatrice visant à la transformation du système." [2]
Voilà bien là un des aspects les plus dynamiques du projet. Car en effet, la première chose à faire est de parvenir à un état de conscience critique, qui permette à chacun de se repositionner par rapport au débat global qui nous occupe. Pour au moins ne pas être dupe.
Donc ne pas prendre le discours patronal pour argent comptant, décortiquer ses comptes annuels, déceler les failles, mettre en évidence les aberrations du système, son inhumanité, son injustice, son exploitation des travailleurs, son gaspillage des ressources, voire même faire des contre-propositions... d’économie ouvrière, donc anti-compétitive.
Et, si l’on y songe un instant, tout ceci demande d’abord et avant tout une qualité que bon nombre de dirigeants de nos sociétés semblent avoir perdue : l’I-MA-GI-NA-TION. Bon, on ne va pas se mettre à ressortir les vieux slogans d’antan, du genre "sous les pavés la plage" ou "il est interdit d’interdire", mais enfin, on aurait peut-être tout intérêt aujourd’hui à revisiter toute une partie de notre patrimoine historique de luttes sociales contemporaines !
Ainsi, en dehors de la France, on ne trouve, en Allemagne, aucun chiffre qui soulève autant d’émotion que 1968. Et bien, depuis 2004, à Berlin ainsi que dans une centaine de villes allemandes, il y a des manifestations de rue organisées chaque lundi. Pour quoi ? Pour protester, pour afficher une "résistance sociale" aux différents plans imposés par le gouvernement en matière sociale (connu sous le nom de « Hartz IV », "l’agenda 2010" et "die neue Zeiten") [3]. Toutes ces nouvelles mesures ont comme objectif principal de tirer à boulet rouge sur le "welfare state". Or, jusqu’à récemment, ce que de nombreux économistes ont appelé à juste titre "le modèle Rhénan" a pu offrir en matière sociale une "générosité", que bien peu d’Etats dans le monde (hormis les pays scandinaves) étaient à même d’offrir à leurs concitoyens sur le plan social. Malheureusement, depuis le deuxième mandat de Schröder commencé en 2002, (et terminé fin 2005, en partie à cause de ces nouvelles mesures introduites) le pays natif d’August Bebel et de Liebknecht a subi une contre-offensive très rude en la matière.
Une des voies souvent mises en avant, dans ce contexte, est représentée par les coopératives.
Mettre en place, ici et maintenant, des outils de production qui apportent la preuve de la supériorité de l’économie ouvrière sur l’économie patronale. Comme Marx l’a souligné en son temps, les "expériences sociales" du mouvement coopératif prouvent "que le travail salarié, comme l’esclavage, comme le servage, n’est qu’une forme transitoire inférieure destinée à disparaître devant les travailleurs associés" [4], tout en étant, en même temps, un exercice périlleux, puisque les coopératives courent toujours le risque de reproduire les rapports d’exploitation de l’entreprise privée. (Raison pour laquelle Engels insistait sur une propriété collective des moyens de production "afin que les intérêts particuliers des coopératives ne puissent pas se cristalliser en face de la société dans son ensemble." [5])
Cela étant, les coopératives lancent un puissant signal.
C’est particulièrement vrai dans les pays du Sud. Voir le cas de l’Argentine où quelque 160 entreprises ont, après la débâcle de la crise de 2001, été reprises et relancées par les travailleurs – avec tellement de succès que de nombreux patrons ont ensuite tenté, par voie d’action en justice, de récupérer leur bien [6]. Deux cas à Buenos Aires [7] illustrent bien le potentiel révolutionnaire (au sens : un autre monde est possible) de ces expériences.
C’est l’hôtel Bauen, d’abord, 90 travailleurs jetés à la rue en 2001. Ils passent à l’action deux ans plus tard, en prenant possession des lieux. Par-là, ils ont franchi "la première étape du processus de réappropriation : l’occupation". L’hôtel a été remis en état, réouvert en août 2004 et fonctionne actuellement de manière démocratique. Toutes les décisions importantes sont prises en assemblée générale.
C’est ensuite l’imprimerie et l’éditeur Chilavert. Cette petite société (12 travailleurs) sera aussi occupée en 2002 avec, au début, production clandestine de livres. La police tentera un moment de les déloger mais se heurtera à un bouclier humain de 300 personnes accourues pour prêter main-forte aux travailleurs. Ils ont orné la façade d’une grande inscription murale qui vaut mot d’ordre pour un nouvel ordre économique mondial : "Occuper. Résister. Produire." Message d’espoir. Contre l’économie patronale, l’économie ouvrière peut gagner. La preuve.
Ces victoires peuvent prendre d’autres formes symboliques.
Dans un tout autre registre, voir la grève des travailleurs du bois en Finlande au printemps 2005. 24.000 travailleurs qui, en bloc, pendant plus de 5 semaines, disent non. Non, à quoi ? A un surtravail dont ils ne voient pas l’utilité, ni l’intérêt social. Les patrons étaient prêts à leur payer plus afin qu’ils fassent des heures et des journées supplémentaires.
La réponse des syndicats restait non : "Nous voulons plus de temps de loisir, ce n’est pas une question d’argent." [8]
Cela, aussi, c’est un signal puissant. L’économie patronale – du fric – transforme tout en marchandise. Parfois, lorsque les conditions sont favorables, on peut dire non, refuser cela. La vie, l’économie, les activités humaines productives doivent être au service de l’homme, pas l’inverse.
"En disant que l’homme était un loup pour l’homme, l’être humain a insulté le loup." André Franquin
Pour citer cet article :
Erik Rydberg, "18 fiches pour explorer l’économie. Dix-huitième fiche : une autre économie (solidaire) est possible", Gresea, septembre 2005. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1710