Dans le manuel de vocabulaire patronal, on lira bien souvent ceci : l’Europe est moins productive que les USA. Ah, bon !

La compétitivité est, on l’a vu, une notion assez floue. Surtout appliquée à l’économie entière d’un pays. Comme l’économiste John Kay l’a bien fait remarquer : « Le concept de compétitivité nationale est de ceux qui créent la confusion plutôt que la compréhension [1] ». C’est, pourtant, sur cette base que raisonne la Commission européenne... Soulignons en passant que Kay est un des chroniqueurs brillants du Financial Times et a notamment eu droit aux louanges de Joseph Stiglitz himself, lui-même ancien conseiller du président Clinton et Prix Nobel d’économie en 2001.

Kay préfère en effet le langage simple du bon sens. Que peut vouloir dire compétitivité pour une entreprise ? Tout bonnement ceci : "Etre plus attrayant (que ses concurrents) en offrant des biens et services qui coûtent moins cher ou qui sont de meilleure qualité." C’est simple, net, clair comme de l’eau de roche ; un enfant ne l’aurait pas mieux exprimé.

Une des voies pour offrir des produits plus attrayants est donc de faire en sorte qu’ils coûtent moins cher (que ceux des concurrents). Donc réduire les coûts de production.

Comme nous allons le voir un peu plus loin, la réduction des coûts de production implique souvent une volée de mesures décidées par les organisations patronales entraînent bien souvent des conséquences fâcheuses pour le monde du travail mais aussi pour l’entreprises elle-même.

Un des facteurs importants dans cette politique est la productivité. C’est une notion qu’on croise aussi beaucoup dans les discours patronaux. Elle est loin d’être simple.

Une analyse de 2002, qui s’attaque à l’idée reçue selon laquelle l’Europe serait beaucoup moins productive que les Etats-Unis, illustre assez bien la complexité du problème.

Notons en passant ce fait bizarre que "pour faire bien", il est toujours de bon ton de se comparer au modèle issu d’outre-Atlantique. Pourtant, et pour paraphraser encore une fois John Kay, les admirateurs du modèle économique américain entendent répondre par des remèdes simplistes et soi-disant universels à des phénomènes complexes. Or l’économie dans son ensemble est un ensemble d’interactions entre des personnes (les différents acteurs économiques) faisant intervenir toute une série de paramètres les plus divers. Sans compter que, contrairement à une idée largement répandue, Kay relève justement de façon tonique que "le modèle américain" tel que les tenants (et même les opposants) de ce modèle le mettent en avant… n’est pas une description correcte de la façon dont l’économie américaine elle-même fonctionne, dans toute sa complexité. Le plus "amusant" dans tout cela, c’est que ceux-là mêmes qui prennent aujourd’hui les Etats-Unis comme le modèle indépassable sont souvent les mêmes qui, au début des années 80, citaient le Japon comme modèle indépassable de développement industriel. Il n’est pourtant pas indispensable d’être grand clerc pour savoir que, depuis quelques années, décidément, le pays du soleil levant n’a plus vraiment la cote auprès des "spécialistes" en infaillibilité économique...

Mais pour en revenir à notre sujet, le retard que l’Europe accuserait par rapport aux USA n’est pas un point de théorie abstrait, inventé pour faire les délices de rencontres universitaires de haut niveau. Ce soi-disant retard est en effet un des nombreux épouvantails utilisés pour convaincre les travailleurs de lâcher du lest et accepter des cadences accrues et plus de flexibilité.

Comme le démontre une analyse de l’Economist [2], la notion de retard ne tient tout simplement pas la route. Et d’abord parce que USA et Europe utilisent des mesures différentes.

Aux USA, la productivité est mesurée en termes d’output par homme-heure dans le secteur privé hors agriculture. En Europe, c’est le PIB (produit intérieur brut) par travailleur dans toute l’économie, soit le critère "le moins flatteur". (Est inclus ici le secteur public, par définition moins productif, et les travailleurs à temps partiel, qui corrigent "à la baisse" la productivité globale dans ce système.)

Versons également au dossier ce tableau publié en 1998 par la Banque Mondiale et repris par John Kay dans son ouvrage "The truth about market" ("La vérité au sujet du marché"). Il mesure la productivité des pays selon le Produit National Brut par travailleur calculé en dollar US et livre les résultats suivants : la Suisse arrive largement en tête, avec un PNB de 54,516 dollars US, suivi de près par la Norvège (49,615) et par le Danemark (49,067). Les Etats-Unis arrivent en 4e position (49,053) On trouve 13 pays européens classés parmi les 19 économies les plus productives. (toujours bien entendu selon ce fameux critère du PNB)

Ce n’est pas tout. Aux USA, les achats de logiciels sont comptabilisés comme des investissements, alors que l’Europe les place d’ordinaire dans la catégorie des dépenses courantes, ce qui tend à "gonfler" le PIB américain par rapport au PIB européen.

Mais, résumons. Comme nous allons le constater, l’écart de croissance dans la productivité des deux économies (USA 2,3% - Europe 1%) s’efface presque complètement si cette croissance est mesurée, de part et d’autre, sur la base du PNN (produit national net) par homme-heure. On a alors USA 1,8% contre Europe 1,4%, un écart dérisoire.

Ce qu’il importe de retenir, c’est que la productivité sera très différente selon qu’on la mesure...
 en output par travailleur ou
 en output par heure prestée.

Cela tombe sous le sens. Une usine qui compte 100 travailleurs à mi-temps aura, par travailleur, une productivité deux fois moindre qu’une usine comptant 100 travailleurs à plein temps. A intensité de travail égale, par contre, ces deux usines auront la même productivité si on compare le nombre d’unités produites par heure.

Autre exemple, qui montre bien à quel point on peut arriver à des résultats différents. Une autre étude [3] montre en effet que, calculée selon le premier critère (output par travailleur), la productivité de l’Europe n’est, en l’an 2000, qu’à 70% du niveau atteint aux USA (avec un gain de seulement 1% depuis 1970). Si l’on applique par contre le second critère (output par heure prestée), l’Europe arrive à 91% du niveau atteint aux USA en 2000 (avec un gain, cette fois, de 65% par rapport à 1970). Et encore, on raisonne, là, au départ de l’économie entière, sur la base d’une moyenne européenne. Si l’on examine par exemple le seul cas de la France, qui occupe la seconde place dans le classement des pays européens travaillant le moins d’heures, on s’aperçoit que la France atteint 105% du niveau de productivité des USA. Avec ses 35 heures, en d’autres termes, la France est donc plus productive que l’économie-hamburger des Etats-Unis.
(Pour en terminer avec ce championnat Europe-USA, notons qu’il ressort d’une étude [4] réalisée pour la Commission européenne par le professeur Bart van Ark que la soi-disant supériorité de la productivité des Etats-Unis repose en réalité largement sur des secteurs tels que la grande distribution, les grossistes et les services financiers – alors que dans les secteurs des produits et services des technologies de l’information, l’Europe est non seulement plus productive que les Etats-Unis, mais elle affiche une croissance de productivité supérieure.)

Si l’on y regarde de plus près, ce n’est pas sans signification. Car pour que l’Europe affiche de tels résultats, c’est qu’elle bénéficie, parmi d’autres raisons, d’un enseignement de base de meilleure qualité que celui dispensé aux States. Nous évoluons largement dans une "économie de la connaissance", où la formation revêt une importance considérable. Les Etats-Unis, concédons-leur cette qualité, offrent un choix d’universités incomparable, notamment en matière de recherches et de développement, à l’image du MIT (Massachusetts Institute of Technology) par exemple, mais il n’en va pas de même pour leur réseau secondaire, où de nombreux pays européens, tels les pays scandinaves, ont su développer un enseignement public de très haute qualité.

→ Il en va donc de la productivité comme de la compétitivité. Ce sont des notions dont le contenu dépend du système de mesure utilisé.
Ce sont donc des termes qu’il ne faut jamais accepter de discuter ou de se voir imposer sans avoir, au préalable, posé la question : "Comment la définissez-vous ?"

 


Pour citer cet article :
Erik Rydberg, "18 fiches pour explorer l’économie. Deuxième fiche : la productivité (en général)", Gresea, septembre 2005. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1694



Notes

[1Financial Times, 17 mai 2005.

[2The Economist, 16 novembre 2002.

[3Financial Times, 23 juillet 2004.

[4Financial Times, op. cit., 23 juillet 2004.