Une manière d’expliquer la crise économique est de partir d’un cas concret, un secteur spécifique : celui de l’automobile. Exercice éclairant…
La production de véhicules demeure importante en termes économiques. En comptant le transport et les services induits par l’automobile, on pouvait estimer à 2,4 millions le nombre de personnes occupées par le développement, la fabrication et la vente de voitures en France en 2008, soit près de 10 % de la population active [1]. Une évaluation comparable aux États-Unis pour 2003 arrivait à un chiffre d’emplois de plus de 7 millions de personnes, soit environ 5 % de la population active américaine [2].
En outre, l’automobile est une industrie structurante, organisant une filière de production
Filière de production
Ensemble des étapes de production et de distribution allant des matières premières jusqu’au produit final destiné à la consommation.
(en anglais : production chain)
non négligeable et elle assemble un produit relativement homogène. Ce qui permet de visualiser plus facilement les effets d’une récession
Récession
Crise économique, c’est-à-dire baisse du produit intérieur brut durant plusieurs mois au moins.
(en anglais : recession ou crisis)
. Autant de critères qui nous incitent à revenir sur ce qui s’est passé dans ce secteur, surtout aux États-Unis avec la faillite de deux des trois géants de Detroit (les "Big Three" [3]).
D’emblée, on peut écarter la thèse que la crise est issue des événements financiers. Ceux-ci ont pu déclencher les problèmes, mais les causes sont plus profondes, étant donné que le secteur automobile connaissait des difficultés depuis au moins 2000, avec une demande et une production stagnantes et déjà de nombreuses banqueroutes parmi les équipementiers. Mais si la finance n’est pas l’explication fondamentale, où est-elle ?
Primo, taux de profit en baisse
Souvent l’analyse du taux de profit
Taux de profit
Rapport entre le bénéfice et le capital investi ; il y a différentes manières de le calculer (bénéfice net par rapport aux fonds propres de l’entreprise ; bénéfice d’exploitation sur les actifs fixes ; et les marxistes estiment le rapport entre la plus-value créée et le capital investi).
(en anglais : profit rate).
est un révélateur des aléas d’un secteur. Nous avons tenté de retracer l’évolution de celui-ci en tant que rapport entre profits bruts et actifs fixes. Les profits bruts résultent de la différence entre la valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
du secteur et ce qui a été versé comme salaires bruts. On aboutit ainsi au graphique suivant.
Graphique 1. Évolution du taux de profit réel de l’industrie automobile américaine, 1950-2009 (en %)
Source : Bureau of Economic Analysis, Private Fixed Assets by Industry, table 3.1ES. et 3.2ES. : http://www.bea.gov/national/FA2004/SelectTable.asp ; Value Added by Industry et Compensation of Employees by Industry : http://www.bea.gov/industry/gpotables/gpo_list.cfm?anon=501246®istered=0.
On peut observer trois phénomènes :
Une très grande volatilité des bénéfices (un ralentissement, une baisse des ventes a un impact assez fort sur la rentabilité, comme le montrent les chutes de 1958, de 1970, de 1974, de 1980 et de 1990-1991)
Un taux de profit extrêmement élevé jusqu’en 1973, au-delà des 60% (ce qui peut être dû à un biais statistique) ;
Une tendance manifeste à la baisse, très claire de 1965 à 1980, et une stabilisation par la suite, avec toujours de fortes variations.
Dans les années 70, General Motors perd sa domination absolue. Les firmes américaines sont concurrencées par les constructeurs japonais qui importent de plus en plus massivement aux États-Unis. La voiture perd de son prestige et de son importance. Avec l’augmentation générale des prix de l’essence, la montée du taux de motorisation a tendance à ralentir, comme en témoigne le graphique suivant.
Graphique 2. Évolution du taux de véhicules motorisés (voitures, motos, poids lourds) par habitant aux États-Unis, 1960-2008 (en %)
Source : Calculé à partir de Federal Highway Administration, Highway Statistics, différentes années, tableau VM-1 : http://www.fhwa.dot.gov/policy/ohpi/hss/hsspubs.cfm. Census Bureau, Statistical Abstract, Population : 1960 to 2008 : http://www.census.gov/compendia/statab/2010/tables/10s0002.pdf.
Bien sûr, on ne peut pas généraliser des conclusions à partir d’un seul secteur, fut-il celui de l’automobile. Elle ne reflète pas la financiarisation
Financiarisation
Terme utilisé pour caractériser et dénoncer l’emprise croissante de la sphère financière (marchés financiers, sociétés financières...) sur le reste de l’économie. Cela se caractérise surtout par un endettement croissant de tous les acteurs économiques, un développement démesuré de la Bourse et des impératifs exigés aux entreprises par les marchés financiers en termes de rentabilité.
(en anglais : securitization ou financialization)
de l’économie, par exemple. Sur base des données disponibles, on peut ainsi calculer que 91,3 % des profits de General Motors réalisés entre 1988 et 2005 viennent de sa filiale financière, GMAC [4]. De même, 65,7 % des bénéfices avant impôts de Ford entre 1990 et 2005 sont tirés des sociétés financières du groupe [5].
Secundo : des surcapacités qui s’envolent
On entend souvent que la baisse des gains de productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
expliquerait la diminution des bénéfices et donc du taux de profit. Cette explication est partielle et sans doute unilatérale. La baisse de la rentabilité était due aussi à la perte de la situation de monopole dont bénéficiait surtout General Motors, pouvant fixer les prix de ses véhicules un peu comme elle le voulait. Ajouter qu’un nouveau système plus efficace en matière de productivité, le toyotisme
Toyotisme
Système de production fondé après la Seconde Guerre mondiale dans les usines automobiles de Toyota, sous l’impulsion de l’ingénieur Taiichi Ohno. Il consiste essentiellement en plusieurs éléments : 1. autonomation, c’est-à-dire la capacité des machines à s’arrêter automatiquement dès qu’elles rencontrent un problème ; 2. qualité du premier coup ; 3. just-in-time ; 4. teamwork ; 5. management participatif ; 6. sous-traitance.
(en anglais : toyotism)
, remplace progressivement le fordisme
Fordisme
Système de production fondé au début du XXe siècle dans les usines Ford. Il est basé sur plusieurs éléments : 1. la standardisation des composants ; 2. la mise séquentielle des hommes, des machines et des outils dans l’ordre chronologique où se réalise la production ; 3. la chaîne de montage. Par extension, l’école de la régulation a appelé fordisme tout le système consistant à augmenter la productivité et à développer la consommation de masse grâce à des hausses perpétuelles des salaires, qui s’est généralisée en Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale.
(en anglais : fordism)
, s’impose comme forme dominante d’organisation de la production, sans que cela ne permette de relever réellement les bénéfices des entreprises américaines [6].
Ce qui frappe, par contre, est la hausse des actifs fixes, même à des périodes de croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
des profits assez faibles. Ainsi, le tableau 1 montre que ces investissements doublent dans les années 70 par rapport à leur niveau de la décennie précédente, alors qu’au contraire les bénéfices se contractent. Nous avons repris dans le graphique suivant leur évolution annuelle depuis 1960.
Graphique 3. Hausse annuelle des actifs fixes réels de l’industrie automobile américaine, 1960-2009 (en %)
Source : Voir graphique 1.
Cet engouement pour les avoirs matériels explique probablement une partie non négligeable de la baisse de la rentabilité, puisqu’elle ne se traduit nullement par des profits supplémentaires. Mais il semble que la concurrence pousse à investir toujours davantage. Pour chaque constructeur, il faut se trouver sur tous les segments du marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
, investir en technologie pour être meilleur et plus performant que les adversaires, profiter de chaque occasion pour pénétrer une nouvelle niche ou pour s’installer dans une nouvelle région favorable aux investissements. Tout cela sans se soucier de ce que fait le voisin : de toute façon, on fera tout pour que ce soit lui qui doive restructurer, rationaliser sa production, licencier, fermer des unités… De cette façon, la production et les capacités créées ne correspondent plus du tout à l’accroissement de la demande. Il en résulte des surcapacités que l’on peut estimer de la façon suivante pour 2007.
Tableau 4. Évaluation des capacités de production installées en Amérique du Nord (États-Unis, Canada et Mexique) par constructeur en 2007 (en millions de véhicules)
Capacités | |
General Motors | 5,2 |
Ford | 3,6 |
Chrysler | 3,4 |
Toyota | 1,8 |
Honda | 1,6 |
Nissan | 1,4 |
Volkswagen | 0,5 |
Daimler (Mercedes) | 0,4 |
Hyundai Motor | 0,3 |
Fuji Heavy (Subaru) | 0,2 |
Mitsubishi Motor | 0,2 |
Mazda | 0,2 |
BMW | 0,2 |
Suzuki | 0,1 |
Autres | 0,4 |
Total | 19,4 |
Production 2007 | 15,5 |
Production 2008 | 13,0 |
Source : US Department of Commerce, International Trade Administration, « Foreign-Based Companies Investing in the US Auto Industry », août 2007 : http://www.trade.gov/static/auto_reports_foreignautoinvestment.pdf ; JAMA, Japanese Automobile Manufacturers : Contributing to the Future of the American Automobile Industry, octobre 2009, p. 13-14 : http://www.jama.org/library/pdf/brochure_Oct2009_2page.pdf ; JAMA, The Motor Industry in Japan 2009, p. 49 : http://www.jama.org/library/pdf/brochures2009MIJReport.pdf ; revues de presse.
Ce phénomène n’est pas particulier aux États-Unis. Autofacts évalue les capacités de production dans le monde à 86,33 millions d’unités, alors qu’en réalité, en 2009, les multinationales automobiles n’en ont sorti de leurs unités d’assemblage que 57,15 millions. On peut penser qu’en Europe, les surcapacités oscillent entre 5 et 6 millions de voitures par rapport à une production de 19 millions pour 2008 [7].
Tertio, une guerre impitoyable
Dans ces conditions, les constructeurs se livrent à une concurrence sans merci et, sur le plan de l’efficacité macroéconomique, totalement absurde. Un observateur extérieur à cette compétition pourrait se dire : puisqu’il y a tellement de capacités excédentaires, autant les limiter de façon rationnelle. Avec 18 millions de véhicules pouvant être assemblés en Amérique du Nord, il y a de quoi approvisionner le marché au-delà de que les analystes peuvent prévoir.
Toutes les entreprises sont concernées. À commencer par les premières d’entre elles. Dès le début de 2007, Toyota planifie de construire cinq nouvelles usines en dix ans pour augmenter ses capacités de 1,8 million de voitures par an à 2,2 millions. Les premiers signes de récession n’inquiètent guère les responsables japonais. De son côté, au même moment, Volkswagen peaufine une stratégie qui doit le propulser numéro un du secteur vers 2018 [8]. Pour cela, il vise la vente d’un million de véhicules aux États-Unis à cette date. Mais comment faire avec seulement une unité de production au Mexique d’une capacité de 450 000 unités ? C’est pourquoi il faut installer une usine sur place. Elle est programmée pour 2011 à Chattanooga dans le Tennessee, d’une capacité de 150 000 voitures, après un investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
d’un milliard de dollars.
Pour que tous ces projets se réalisent, il faudrait soit que d’autres firmes réduisent la voilure, soit que les parts de marché dépassent les 100 % (ou, dans le cas de projections en matière de volume, qu’il y ait une hausse importante de la demande). Comme la seconde éventualité est bien évidemment impossible, il reste à examiner la première. Mais aucune multinationale
Multinationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
n’est prête à lâcher le morceau.
Jusqu’à présent, ce sont les entreprises américaines qui ont dû abandonner du lest. Elles perdent du terrain depuis les années 60.
On peut noter trois moments d’aggravation de la situation pour les Big Three. D’abord, en 1965, ils atteignent leur summum avec plus de 90 % du marché. Cette part diminue par la suite, mais elle se situe encore à près de 85 % en 1978. Mais elle baisse au moment de ce qu’on a appelé le second choc pétrolier. De nouveau, elle demeure à un peu plus de 70 % jusqu’en 1997. Ensuite, c’est la chute sous les 50 % (moins de 44 % en 2009).
Les bénéficiaires sont surtout au nombre de trois. D’abord, Toyota devient second sur le marché américain, devant Ford et Chrysler et derrière GM. Sa part ne cesse quasiment d’augmenter de 7 % en 1994 à près de 17 % en 2009. Ensuite, Honda connaît une progression assez similaire : de 5 % en 1993 à près de 11 % en 2009 : à ce stade, il a dépassé Chrysler. Enfin, Huyndai, avec sa filiale Kia (acquise au moment de la crise asiatique), passe de 1 % en 1998 à 7 % en 2009.
Mais ils ne sont pas les seuls à avoir amélioré leur situation. Nissan a profité de l’embellie pour monter de 4 % en 2001 à plus de 7 % en 2008 et 2009. BMW a avancé presque constamment, petit pas par petit pas, de 0,5 % en 1992 à 2,3 % en 2009. Il en va de même pour Daimler (Mercedes) qui, de 0,7 % en 1991, atteint en 2009 2,4 %. L’amélioration des performances de Volkswagen ne date que des dernières années : de 1,8 % en 2005 à 2,8 % en 2009.
La dernière période est catastrophique pour GM et Ford. À partir de 2005, c’est une accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
de pertes. Et pour cause : la demande stagne ; ils perdent des parts de marché ; les clients se détournent des tout-terrain ; les firmes américaines doivent concéder des rabais de plus en plus importants ; les prix ont tendance à baisser, rognant un peu plus les marges. En fait, c’est presque toute l’industrie automobile américaine qui périclite au début de la décennie.
En neuf ans, les neuf plus grosses entreprises automobiles ont subi un total de 180 milliards de dollars de pertes nettes, dont 62 milliards rien qu’en 2008. Mais on constatera que, sur la période entre 2001 et 2006, le résultat cumulé est déficitaire pour toutes les firmes reprises. Il y a un peu d’amélioration en 2009. Et c’est vrai aussi pour les équipementiers, comme le montre le tableau suivant.
Tableau 5. Principales faillites dans l’industrie des composants automobiles aux États-Unis depuis 2000
Date | Société | Emploi |
mars-00 | Key Plastics | 3 730 |
déc-2001 | Federal Mogul | 49 000 |
déc-2001 | Hayes Lemmerz | 11 000 |
mai-2003 | Venture Industries | 12 980 |
avr-2002 | Exide Technologies | 17 300 |
déc-2004 | Oxford Automotive | 6 600 |
févr-2005 | Tower Automotive | 12 000 |
avr-2005 | Meridian Automotive | 5 900 |
mai-2005 | Collins & Aikman | 23 000 |
sept-2005 | Delphi | 184 200 |
févr-2006 | J.L. French | 3 599 |
mars-2006 | Dana Corporation | 45 000 |
oct-2006 | Dura Automotives | 13 580 |
août-2007 | Remy International | 7 970 |
fév-2008 | Plastech Engineered Products | 7 700 |
août-2008 | Intermet | 2 600 |
août-2008 | Cadence Innovation | 4 200 |
sept-2008 | Motor Coach Industries | 2 000 |
déc-2008 | Key Plastics | 5 000 |
mai-2009 | Hayes Lemmerz | 6 400 |
mai-2009 | Metaldyne | 4 500 |
mai-2009 | Visteon | 33 500 |
juil-2009 | Lear | 80 000 |
juil-2009 | Proliance International | 1 546 |
Source : Rapports annuels des firmes et Securities Exchange Commission, Company Filings : http://www.sec.gov/idea/searchidea/companysearch_idea.html.
L’effet sur l’emploi est inévitablement désastreux. D’abord, les opérations de réduction des coûts, qui touchent toutes les firmes, poussent celles-ci à produire avec le moins de personnel possible. Ensuite, les procédures de faillite, les restructurations à répétition amènent des flots de licenciements et de pertes d’emploi. Cela se reflète dans le tableau suivant qui fournit les données du personnel des grandes entreprises américaines depuis 2000.
Tableau 6. Évolution de l’emploi parmi les principaux constructeurs et fournisseurs automobiles américains sur la période 2000-2009
2000 | 2004 | 2009 | Différence 2000-2009 | |
GM | 390.000 | 324.000 | 217.000 | - 173.000 |
Ford | 345.991 | 324.864 | 198.000 | - 147.991 |
Chrysler* | 121.027 | 84.375 | 55.000 | - 66.027 |
Delphi* | 211.000 | 185.200 | 146.600 | - 64.400 |
Visteon | 82.000 | 70.200 | 29.500 | - 52.500 |
Goodyear | 106.724 | 84.786 | 69.000 | - 37.724 |
Lear | 121.636 | 110.083 | 74.870 | - 46.766 |
DANA | 79.300 | 45.900 | 24.000 | - 55.300 |
Federal Mogul | 50.000 | 44.700 | 39.000 | - 11.000 |
Source : Rapports annuels des sociétés, différentes années.
Ces neuf firmes ont abandonné environ 650 000 postes de travail en dix ans, entre 2000 et 2009. Tous les emplois n’ont pas été détruits. Certains ont été transférés vers d’autres compagnies qui ont opéré elles-mêmes des recentrages, des rationalisations, des modernisations, tous ces termes qui signifient aujourd’hui des réductions de coûts au détriment des salariés.
D’un sommet de 1,4 million de travailleurs employés dans le secteur en 1978, on passe à 957.000 en 1982, lors de la première grande crise depuis la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, l’industrie se recompose progressivement avec le développement des véhicules tout terrain. Il y a 1,3 million de salariés en 1999 et en 2000. La chute n’en est que plus profonde et dure. En 2009, il n’y a plus que 670.000 "ouvriers" de l’automobile. Moins de la moitié de ce qui existait en 1978. Sans doute faut-il retourner dans les années 50 ou même avant la guerre pour retrouver un chiffre aussi bas.
Les pertes d’emploi ne sont pas les seules mesures prises à l’encontre des salariés. Les Big Three ont renégocié les contrats qui les liaient au syndicat du secteur, l’UAW (United Automobile Workers). Trois innovations ont été apportées dès 2006.
D’abord, les constructeurs ont pu engager du personnel sans les coûts de santé et de retraite liés à la sécurité sociale (qui, aux États-Unis, sont généralement versés par les firmes auxquelles les travailleurs appartiennent ou ont appartenu). De ce fait, un ouvrier à la chaîne peut être embauché pour un salaire horaire de base de 28-29 dollars, alors que les anciens travailleurs sont payés de 70 à 80 dollars l’heure et ceux des transplants de Toyota ou de Honda environ 49 dollars [9]. Dès lors, les constructeurs ont proposé à leurs employés de partir moyennant une prime alléchante, de manière à pouvoir choisir des remplaçants au nouveau tarif. En 2006, General Motors a pu ainsi se débarrasser de 40.000 ouvriers "trop généreusement rémunérés". Delphi, utilisant le même procédé, a pu s’alléger de 13.800 emplois. Chrysler a réduit son personnel de 22.000 dans ces conditions. Même Nissan et Toyota s’y sont laissés tenter, mais avec une ampleur moindre.
Ensuite, le financement destiné aux retraites est mis dans un fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
VEBA (Voluntary Employee Benefits Association), approvisionné partiellement seulement par le constructeur. L’argent ainsi obtenu est placé, permettant ou non le paiement des pensions. C’est ce fonds qui est devenu actionnaire
Actionnaire
Détenteur d’une action ou d’une part de capital au minimum. En fait, c’est un titre de propriété. L’actionnaire qui possède une majorité ou une quantité suffisante de parts de capital est en fait le véritable propriétaire de l’entreprise qui les émet.
(en anglais : shareholder)
à 17,8 % du « new GM » et à 10 % de la nouvelle société Chrysler. Un pari risqué qui pourrait amputer les retraites des salariés de l’automobile concernés.
Enfin, il existe un système aux États-Unis permettant à des travailleurs licenciés de bénéficier intégralement durant environ un an de la quasi-intégralité du salaire reçu la dernière année de son activité. Un système jugé onéreux par les firmes américaines. Elles ont donc rogné petit à petit les dispositions de ce mécanisme, en limitant les montants alloués.
Pour conclure
Dans les années 30, la crise de l’industrie automobile avait été symptomatique de la catastrophe économique et sociale. La production avait chuté de 5,4 millions de véhicules en 1929 à 1,4 million en 1932. Les constructeurs étaient à l’arrêt et nombre d’entre eux ont fait faillite. La moitié des firmes automobiles abandonnent la partie et la moitié des usines ferment entre 1929 et 1933 [10]. Des 80 compétiteurs dans l’assemblage de 1920, il n’en reste que 30 dix ans plus tard [11]. Et le chômage global a crû d’une façon surprenante : de 3 % en 1929 à 25 % en 1932.
Sans doute serait-il présomptueux d’affirmer qu’il en va de même aujourd’hui. Mais l’industrie automobile conserve un impact important et sa dégradation aux États-Unis demeure très instructive sur l’ampleur de la crise actuelle et sur son origine fondamentale.
Le cœur en est et en reste la surproduction
Surproduction
Situation où la production excède la consommation ou encore où les capacités de production dépassent largement ce qui peut être acheté par les consommateurs ou clients (on parle alors aussi de surcapacités).
(en anglais : overproduction)
, qui se manifeste ici dans les surcapacités structurelles. Il y a un excédent de production potentielle installée qui dépasse ce que la population peut consommer en raison du budget qu’elle peut accorder à la voiture (et ce qui est constaté pour l’automobile peut certainement être généralisé aux autres secteurs). Ce surcroît de capacités est en permanence alimenté par les différentes entreprises qui veulent gagner des parts de marché, se creuser une niche profitable, trouver un nouveau créneau porteur (ce qui se réalise au détriment d’autres). Et ce processus est lui-même provoqué par la recherche de bénéfices qui est au centre même du fonctionnement du système économique.