Le 29 janvier 2008, le quotidien Libération [1] répercutait les inquiétudes de John Homes, secrétaire général adjoint de l’Onu
ONU
Organisation des Nations Unies : Institution internationale créée en 1945 pour remplacer la Société des Nations et composée théoriquement de tous les pays reconnus internationalement (193 à ce jour). Officiellement, il faut signer la Charte de l’ONU pour en faire partie. L’institution représente en quelque sorte le gouvernement du monde où chaque État dispose d’une voix. Dans les faits, c’est le Conseil de sécurité qui dispose du véritable pouvoir. Il est composé de cinq membres permanents (États-Unis, Russie, Chine, France et Grande-Bretagne) qui détiennent un droit de veto sur toute décision et de dix membres élus pour une durée de deux ans. L’ONU est constituée par une série de départements ou de structures plus ou moins indépendantes pour traiter de matières spécifiques. Le FMI et la Banque mondiale, bien qu’associés à ce système, n’en font pas officiellement partie.
(En anglais : United Nations, UN)
aux affaires humanitaires et coordinateur des secours d’urgence. Selon John Holmes, "la hausse du prix des denrées alimentaires et la multiplication des épisodes météorologiques extrêmes sont à l’origine d’une recrudescence des crises humanitaires". Le diplomate soulignait, à cette occasion, que "quatorze des quinze appels de fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
lancés en urgence l’an dernier étaient dus à des sécheresses, des inondations ou des cyclones. C’est cinq fois plus que pour les autres années. "La demande croissante de nourriture en Inde et en Chine, l’évolution des régimes, de plus en plus riches en viande, et l’usage croissant de denrées alimentaires dans la production de biocarburants ont, d’après Holmes, entraîné un bouleversement structurel."
D’ores et déjà, les plus pauvres en ont fait les frais comme en Afghanistan par exemple où le prix de la farine s’est littéralement envolé et d’autres crises similaires dues à l’inflation
Inflation
Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
ne sont pas à exclure dans des pays comme le Pakistan et le Bangladesh. Prenons, pour commencer, le pouls des tendances mondiales sur le prix des marchés alimentaires.
Un phénomène mondial
Les pressions inflatoires sur les denrées alimentaires sont mondiales. Ainsi, en Russie [2], selon les prévisions du ministère de l’Agriculture, les prix des denrées alimentaires vont augmenter en 2008. Une tendance qui avait déjà commencé en 2007. Ainsi, toujours selon la même source, la hausse rapide des prix alimentaires a causé une inflation importante à l’automne 2007. Durant l’année 2007, les prix à la consommation en Russie avaient subi une hausse de 12%, au lieu des 8% prévus. Selon Elvira Nabioullina, la ministre russe du Développement économique et du Commerce, c’est le secteur "denrées alimentaires" qui a le plus contribué à l’inflation. "Au terme de 2007, les prix des denrées alimentaires ont augmenté de 16%, ceux des services et des produits non alimentaires de 13% et de 6,6% respectivement." [3]
En Chine aussi, l’inflation fait son retour. Là aussi, on constate un lien très net avec les augmentations de prix des denrées alimentaires. "Le taux d’inflation de la Chine a connu une hausse brutale de 7,1% en janvier, soit son taux le plus élevé depuis plus de 12 ans (…). Cette hausse s’explique notamment par l’hiver rigoureux qui a renforcé les pénuries de nourriture. Les prix des seules denrées alimentaires ont connu une hausse de 18,2% par rapport au même mois de l’année dernière, a annoncé le Bureau national des statistiques sur son site Internet." [4] Pour l’instant, l’inflation en Chine semble corrélable aux augmentations de prix des produits alimentaires. En effet, les prix des produits non alimentaires n’ont augmenté que de 1,5% en janvier par rapport au même mois de l’année dernière. Certains dirigeants chinois craignent cependant que des augmentations à répétition dans le secteur ne finissent par en toucher d’autres/" [5]
Pas de doute : la crise est mondiale. Point de vue confirmé par la FAO qui indiquait en avril 2008 que "la facture des importations céréalières des pays les plus pauvres du monde devrait augmenter de 56 % en 2007/2008 après une hausse significative de 37 % en 2006/2007. (…). Les prix du pain, du riz, du maïs et de ses dérivés, du lait, de l’huile, du soja et d’autres produits de base se sont envolés ces derniers mois dans nombre de pays en développement. Et cela, malgré les mesures politiques prises, tant par les gouvernements des pays importateurs qu’exportateurs de céréales, afin de limiter l’impact des cours internationaux sur les marchés domestiques de l’alimentation. Ces mesures vont des restrictions à l’exportation, aux subventions et réductions tarifaires en passant par le contrôle des prix. Des émeutes de la faim ont été signalées en Égypte, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Burkina Faso, en Indonésie, à Madagascar et en Haïti. Au Pakistan et en Thaïlande, l’armée a été déployée pour éviter le pillage de la nourriture dans les champs et les entrepôts. Selon les premières prévisions de la FAO, la production céréalière mondiale en 2008 augmenterait de 2,6 % pour atteindre le niveau record de 2.164 millions de tonnes. La majeure partie de cette augmentation est attendue pour le blé, suite à l’expansion significative des surfaces emblavées dans les principaux pays producteurs. Si la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
prévue de la production en 2008 se matérialise, la situation actuellement tendue sur l’offre céréalière mondiale pourrait se relâcher en 2008/09, souligne le rapport. Mais beaucoup dépendra des conditions climatiques, prévient la FAO, rappelant qu’à la même époque l’an dernier, les prévisions de la production céréalière pour 2007 étaient bien meilleures que la production finalement obtenue. Les conditions climatiques défavorables ont dévasté les récoltes en Australie et les ont réduites dans nombre d’autres pays, en particulier en Europe." [6]
Les problèmes climatiques et le niveau des stocks sont identifiés comme problématiques par la FAO. Pas un mot, en revanche, sur la spéculation
Spéculation
Action qui consiste à évaluer les variations futures de marchandises ou de produits financiers et à miser son capital en conséquence ; la spéculation consiste à repérer avant tous les autres des situations où des prix doivent monter ou descendre et d’acheter quand les cours sont bas et de vendre quand les cours sont élevés.
(en anglais : speculation)
et la propriété foncières. On semble, en fin de compte, nager dans le flou le plus complet en termes de décryptage socioéconomique dès lors qu’il est question de statuer sur les causes de la hausse des prix des produits alimentaires. Tentative (partielle) de recadrage des données du problème.
L’insécurité alimentaire se maintient dans les pays du Sud. Ainsi enregistre-t-on une forte baisse de la part de la population des pays du Sud souffrant de la malnutrition à partir de 1990, le taux passant de 30 à 20% en une décennie : depuis les années nonante, ce pourcentage reste plus ou moins constant et se maintient aux alentours des 18% [7]. Donc, on lutte moins bien contre la faim depuis la grande vague de libéralisation
Libéralisation
Action qui consiste à ouvrir un marché à la concurrence d’autres acteurs (étrangers ou autres) autrefois interdits d’accès à ce secteur.
et de dérégulation
Dérégulation
Action gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d’exercer un contrôle, une surveillance des activités d’un secteur, d’un segment, voire de toute une économie.
(en anglais : deregulation).
qu’on connaît depuis les années 80. Le tableau ci-dessous le montre à suffisance.
Premier indice. La sécurité alimentaire et les marchés font mauvais ménage. Par exemple, moins on contrôle ces derniers, plus ils se montrent "déraisonnables" quand il s’agit de déterminer les prix des denrées alimentaires qui ont augmenté bien davantage que les prix agricoles.
Qui a tiré les marrons chauds du feu ? L’agro-industrie et la grande distribution, pardi. Deux acteurs qui, rentabilité oblige, ne s’embarrassent, par ailleurs, que très marginalement de considérations environnementales.
Propriété foncière et destruction des terres arables
Aujourd’hui, un tiers de la surface de la planète est menacé de désertification et, selon certains spécialistes, "la superficie des terres arables devrait se réduire de deux tiers en Afrique, d’un tiers en Asie et d’un cinquième en Amérique latine d’ici 2025 par rapport à 1990." [8] Cela, c’est un facteur on ne peut plus structurel. A l’heure actuelle, d’après le Fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
international pour le développement de l’agriculture [9], 1.035 millions d’hectares à travers la planète sont touchés par la dégradation des sols.
Distinguons la désertification et la dégradation des sols. "La désertification se produit dans les terres arides, qui occupent le tiers des surfaces émergées de la planète dans plus de 110 pays. Elle influe sur la vie de 500.000 habitants environ auxquels on a donné le nom de réfugiés écologiques et qui comptent bon nombre des populations les plus pauvres et les plus marginalisées du monde. Chaque année, 12 millions d’hectares sont gagnés par le désert, soit une superficie qui suffirait à produire 20 millions de tonnes de céréales. La dégradation des terres, en revanche, met en péril des moyens de subsistance d’un milliard d’habitants de la planète. Causée par la surexploitation des terres, le surpâturage, le déboisement et l’irrigation inefficace, elle touche une superficie estimée à 20% des terres arides du monde, comparable à celle de la Chine." [10]
Les causes de cet épuisement des sols sont avant tout sociales. La déforestation, un des mécanismes à la base du réchauffement, de la désertification et de la dégradation des sols, doit, en effet, s’analyser en lien avec la question de la propriété agraire. Jusque il y a encore peu, on pointait les petits exploitants comme principal facteur de déforestation. Les choses sont en train de changer. En Amazonie notamment ; "la première [forme de propriété] est l’installation d’exploitations agricoles peu productives et inadaptées à l’environnement amazonien, soit de la part de petits propriétaires sans alternative, soit de la part de grands fermiers spéculant sur les terres. Principale au début de l’intégration de l’Amazonie au reste du Brésil, cette cause semble être aujourd’hui moins forte, (…). La seconde est l’implantation dans la région de systèmes agricoles productifs focalisés sur le soja et la viande bovine, en relation avec les grands marchés mondiaux. Cette implantation se fait de manière à maximiser la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
, et n’a pas encore enregistré de revers majeur comme ce fut le cas des tentatives précédentes. Elle bénéficie du dynamisme du Brésil en matière agricole et constitue une source importante de devises pour le pays. (…) Dans les cas de régions "ouvertes" par les grandes exploitations, les grands propriétaires défrichent rapidement de vastes zones pour assurer leur prise de possession de la terre, créant des exploitations qui ne s’avèrent pas toujours rentables, mais dont l’intérêt principal, outre le prestige social, est la spéculation foncière. Dans le cas de régions allouées à la petite colonisation par la politique de réforme agraire, des familles de paysans sont installées sur des lots égaux, mais (…) rares sont les régions où les petits propriétaires réussissent à se maintenir." [11]
On pointera donc de plus en plus l’agrobusiness mondial comme facteur de déstabilisation des écosystèmes. C’est une donnée importante puisqu’elle permet de fusionner la critique du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
réellement existant avec la prise de conscience environnementale. A l’avenir, on ne pourra se soucier de la préservation des écosystèmes menacés qu’en lien avec une série de revendications d’ordre économico-politique visant à assigner des limites au "tout-au-marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
" planétaire.
Parmi ces revendications, lutter contre la marchandisation de l’agriculture poursuivie sous l’égide de l’OMC
OMC
Organisation mondiale du Commerce : Institution créée le 1er janvier 1995 pour favoriser le libre-échange et y ériger les règles fondamentales, en se substituant au GATT. Par rapport au GATT, elle élargit les accords de liberté à des domaines non traités à ce niveau jusqu’alors comme l’agriculture, les services, la propriété intellectuelle, les investissements liés au commerce… En outre, elle établit un tribunal, l’organe des règlements des différends, permettant à un pays qui se sent lésé par les pratiques commerciales d’un autre de déposer plainte contre celui-ci, puis de prendre des sanctions de représailles si son cas est reconnu valable. Il y a actuellement 157 membres (en comptant l’Union européenne) et 26 États observateurs susceptibles d’entrer dans l’association dans les prochaines années.
(En anglais : World Trade Organization, WTO)
revêt un caractère essentiel. En cette matière, la critique ne doit pas exclusivement porter sur le libre-échange. Il faut aussi envisager de remettre fondamentalement en cause le régime inégalitaire de la propriété foncière telle qu’elle existe dans de nombreux pays du Sud. L’OMC n’a, en effet rien inventé. "La vision réductrice et erronée de l’intégration de l’agriculture au sein du commerce international qui a cours à l’OMC n’est pas propre à celle-ci. On la retrouve dans les programmes d’ajustement structurel de la Banque mondiale
Banque mondiale
Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
et du FMI
FMI
Fonds Monétaire International : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
mis en place dans les années 80 et 90 (…) [consistant notamment en] (…) une modification des règles foncières visant à assurer l’appropriation des terres par le privé." [12]
Question : où en est-on en matière de propriété privée du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
foncier au Sud ? La question est d’importance. Car, dans le Sud, "les conflits fonciers entre une agriculture basée sur le capital
Capital
extérieur et les exploitations basées sur le capital familial s’accroissent ; (…) les conditions environnementales se sont dégradées ; les spéculations foncières augmentent. Parallèlement, les marchés se libéralisent (…) y compris en Afrique par une succession d’ajustements structurels, de privatisations et du retrait du rôle régulateur des Etats pour laisser libre cours à une "régulation" par le marché. (…) La répartition des terres est aujourd’hui plus caractérisée par les inégalités. En Amérique latine, presque la moitié (46,04%) des exploitations agricoles occupe 1,26% des terres, alors que 14,64% des propriétaires possèdent 68% de la surface. En Asie, 58,17% correspondant aux plus petites exploitations, possèdent 14,27% des terres. Et seulement 1,67% correspondant aux plus grandes exploitations possède 18,66% de la surface agricole." [13]
La "modernisation" (entendez "libéralisation" de l’agriculture) a accentué les inégalités au Sud et y a réorienté les agricultures vers l’export. Résultat : les productions vivrières locales des petits paysans y sont supplantées par des monocultures de grands domaines destinées avant tout aux marchés étrangers. Avec des résultats désastreux. Prenons le cas de l’Argentine. Pas précisément un pays connu pour avoir une terre peu fertile. L’Argentine a, en effet, occupé une fonction de grenier à blé dans la division internationale du travail
Division Internationale du Travail
ou DIT : Répartition globale de la production mondiale entre les différents pays en fonction de leurs avantages comparatifs. Ainsi, jusque dans les années 70, le Tiers-monde fournissait essentiellement des matières premières qui étaient transformées dans les anciennes métropoles coloniales. Par la suite, une partie des nations en développement se sont industrialisées à leur tour dans des biens manufacturés de consommation courante. Les pays avancés se sont tournés vers les produits et les services de plus haute technologie.
(En anglais : division of labor)
jusque dans les années 50.
La récente poussée du soja transgénique a entraîné en Argentine une baisse de la production des cultures nécessaires à l’alimentation des Argentins. Ainsi de 1997 à 2002, le nombre d’exploitations laitières a diminué de 27%, et pour la première fois de son histoire, l’Argentine a dû importer du lait de l’Uruguay. Pendant cette même période, l’Argentine a enregistré une diminution de près de 44% de sa production de riz, de 34% du tournesol, de 36% de la viande porcine. Ce mouvement s’est accompagné d’une forte augmentation des prix des produits de consommation de base. Ainsi, en 2003, le prix de la farine a augmenté de 162%, celui des lentilles de 272% ou encore celui du riz de 130% [14].
"Aujourd’hui, la monoculture du soja couvre la moitié des terres agricoles argentines et il s’agit à presque 100% de soja génétiquement modifié, tolérant à l’herbicide de Monsanto (type RoundUp Ready). Avec un recul d’un peu plus de 10 ans, on peut constater en Argentine l’étendue des dégâts causés par ce prétendu miracle OGM : érosion très grave des sols, destruction de la biodiversité, exode rural et paupérisation des populations, augmentation de la consommation de pesticides avec les problèmes associés." [15]
La situation est à ce point alarmante qu’en mars 2008, le secrétariat d’Etat à la planification
Planification
Politique économique suivie à travers la définition de plans réguliers, se succédant les uns aux autres. Elle peut être suivie par des firmes privées (comme de grandes multinationales) ou par les pouvoirs publics. Elle peut être centralisée ou décentralisée.
(en anglais : planning)
et à la politique environnementale pointait la responsabilité de la monoculture de soja dans la détérioration des ressources naturelles du pays "les monocultures, comme celle du soja, sont à l’origine de déséquilibres agro-écologiques, parmi lesquels la perte de capacité productive des sols (…) et un plus grand risque de contamination par les pesticides (…). Si la surface en soja augmente rapidement, il en est de même des quantités de produits chimiques utilisés. Alors que d’un côté les promoteurs des biotechnologies prétendent qu’un seul traitement d’herbicide est suffisant durant toute la période de culture, de l’autre, des études apparaissent démontrant qu’avec le soja transgénique, le nombre de traitements [aux herbicides] augmente. Durant la saison 2004/2005, en Argentine, les applications [d’herbicide] atteignirent les 160 millions de litres de produit commercial. D’autre part, on s’attend à une augmentation encore plus importante d’herbicide à mesure que les mauvaises herbes commencent à devenir tolérantes." [16]
Récapitulons. Le libéralisme Libéralisme Philosophie économique et politique, apparue au XVIIIe siècle et privilégiant les principes de liberté et de responsabilité individuelle ; il en découle une défense du marché de la libre concurrence. en agriculture, cela revient à ouvrir les frontières, donc à chasser les agriculteurs traditionnels du marché local parce que pas assez compétitifs. Le libéralisme dans l’agriculture mondiale spécialise également des territoires sur une gamme limitée de produits (monoculture). Au total, en réduisant la biodiversité, on réduit la productivité des terres. Et, parallèlement, des pénuries apparaissent sur les marchés locaux. "La planète, qui d’après la FAO peut nourrir 12 milliards d’habitants, ne manque pas globalement d’alimentation ; d’ailleurs la récolte de blé n’a jamais été aussi bonne qu’en 2007 et celle de riz a été très bonne. Le problème est l’accès des populations pauvres à cette alimentation et la dépendance de nombreux pays vis-à-vis des importations, favorisée par les institutions internationales." [17]
L’Etat et la révolution agraire
Tant la question de l’ouverture des frontières que celle de la concentration de la propriété doivent donner lieu à une réhabilitation du rôle de l’Etat en matière de politique agricole. Commençons par la question de la propriété.
"Des réformes agraires imposées par l’Etat ont été dans certains cas probantes, touchant souvent plus d’un tiers des terres disponibles et plus d’un tiers de la production agricole. Les succès les plus connus sont le Japon, la Corée du Sud ou Taiwan, mais certains pays en développement ont aussi connu des résultats convaincants : le Chili, Cuba, le Mexique ou la Bolivie." [18]
Ces entreprises de réforme agraire ont fait long feu. On leur a, au cours des années 80, substitué des politiques de réforme agraire orientées par le marché consistant en une facilitation de l’accession à la propriété foncière via des prêts consentis par l’Etat. Le moins que l’on puisse dire est que les résultats de ces politiques ne sont guère convaincants. Car "elle ne conduit pas à une redistribution efficace de la richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
. Les grands propriétaires doivent être prêts à céder une partie de leur terre à sa valeur marchande. Par ailleurs, les paysans sans terres ou ceux avec peu de terres, bénéficiaires de ce type de réformes se voient obligatoirement confrontés à une dette à rembourser (…). Leur vulnérabilité s’accroît dans de nombreux cas." [19]
Bref, ce dont ont besoin les paysanneries du Tiers-monde pour achever les réformes agraires qui ont commencé au XXe siècle, c’est d’un Etat. Un Etat qui use de la hard law pour exproprier certains propriétaires quitte à devoir faire face à des situations conflictuelles. Un Etat qui promeut un cadre macroéconomique favorable comprenant notamment une intervention via des budgets publics pour soutenir la productivité de la petite et moyenne paysannerie et une politique de taux d’intérêt
Taux d’intérêt
Rapport de la rémunération d’un capital emprunté. Il consiste dans le ratio entre les intérêts et les fonds prêtés.
(en anglais : interest rate)
faibles afin de soutenir les investissements dans l’agriculture. Un Etat qui n’hésiterait pas à protéger "ses" producteurs face à la concurrence qui déclasse une grande partie des paysanneries du Tiers-monde. Un Etat qui in fine tournera radicalement le dos aux prescriptions des organisations internationales comme la Banque mondiale et le FMI qui "ont gravement sous-estimé la nécessité d’investir dans l’agriculture (…), les plans d’ajustement structurel [ayant] poussé les pays les plus endettés à développer des cultures d’exportation et à importer la nourriture qu’ils consommaient." [20]
La souveraineté alimentaire passerait-elle finalement par une réaffirmation de la souveraineté nationale et populaire basée sur l’Etat-nation et le conflit de classe pour affirmer les valeurs du progrès social ?
Pour citer cet article :
Xavier Dupret, "Crise alimentaire mondiale et propriété foncière au Sud : un lien occulté ?", Gresea, Juin 2008. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1631