Plus d’un an après le scandale médiatique concernant la traite des femmes nigérianes en Belgique et de la grève des prostituées du quartier des « carrées », cette problématique réémerge (marginalement) sur la scène publique, mais cette fois-ci sans les femmes. À la différence de la mobilisation de 2018, les femmes du quartier Nord ne sont plus dans la rue. Où sont-elles confinées ?
Dessin d’Alicia Motta Mower
À partir du 13 mars, les arrêtés communaux ont été suivis partout en Belgique en ordonnant la fermeture des vitrines et en interdisant la prostitution de rue. Les personnes exerçant la prostitution dite « visible » (rue, bars à vitrines, cafés) ont donc arrêté leur activité ou l’ont réorientée.
Avec les mesures de confinement, les consignes concernant la prostitution à domicile et dans les salons de « massage » sont plus floues. Rien n’est clairement établi si ce n’est que les rendez-vous physiques sont interdits. Quelles sont les conséquences du confinement pour les différentes formes de prostitution ? Et plus précisément, que se passe-t-il, là où la prostitution est contrainte par un tiers ?
La prostitution en Belgique
Le Code pénal belge n’interdit pas la prostitution, qui en elle-même n’est donc pas une infraction. La pratique du sexe tarifé n’est donc ni interdite ni réglementée. Les personnes peuvent exercer cette activité, mais ne sont pas protégées par le droit de travail, sauf éventuellement, pour celles qui ont un contrat de travail comme serveuse ou masseuse dans des bars à vitrines, des cafés ou des salons de « massage », ou celles qui sont inscrites en tant qu’indépendantes (dont beaucoup ont dans les faits une relation de dépendance vis-à-vis des agences d’escortes ou des plateformes qui ponctionnent une bonne partie de leurs revenus).
Les formes de prostitution ainsi que les conditions et le statut socio-économique de celles et ceux qui l’exercent sont très différentes. Le terme prostitution peut faire référence à un.e escort dont les tarifs avoisinent les 150 euros/heure dans un appartement qui lui appartient ; comme à une jeune nigériane en situation irrégulière exerçant dans une carrée du quartier Nord qui peut brader ses prix jusqu’à 5 euros la passe [1]. Certaines personnes exercent du sexe tarifé de manière occasionnelle (pour payer leurs études, arrondir leurs fins de mois, rembourser des dettes, ou à la suite de la perte d’un emploi, d’une allocation de chômage ou du CPAS…). D’autres, à plus long terme. Certaines revendiquent leur activité comme travail du sexe. D’autres encore, ne se reconnaissent pas dans cette terminologie, car elles sont contraintes par un tiers, en l’absence d’alternatives financières et/ou par l’impossibilité d’obtenir un titre de séjour belge, voire pour beaucoup de victimes de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, à défaut de pouvoir quitter leur pays. Dans ce sens, le terme « prostitution » rencontre plus de consensus parmi les personnes qui pratiquent du sexe tarifé que celui de « travaille du sexe » (TDS) [2].
Les formes de prostitution sont fortement traversées par la classe sociale
Classe sociale
Catégorie d’individus ayant et vivant une même situation face à la propriété privée des moyens de production. Une classe possède en exclusivité les outils, équipes et richesses permettant d’assurer l’existence des êtres humains. C’est la classe dominante ou dirigeante. Par rapport à cela, les autres sont obligés de travailler au service des premiers (classe(s) dominée(s) ou exploitée(s)). La similitude de situation pousse les membres d’une même classe sociale à agir en commun, comme un groupe intégré.
(en anglais : social class)
, la nationalité, la « race » et le genre [3], dans une activité où les corps sont mis en compétition dans un marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
qui reflète tout en le renforçant le caractère patriarcal, classiste, nationaliste, validiste, raciste et âgiste de nos sociétés.
L’impact de la pandémie de Covid-19 sur les prostituées
L’impact de l’épidémie de Covid-19 sur la plupart des prostitué.e.s, nous donne quelques indices sur cette hétérogénéité, mais met également en lumière la précarité économique extrême d’une très large partie des prostitué.e.s ainsi que leur inaccessibilité aux droits citoyens dont jouissent les personnes de nationalité Belge (dont notamment le droit à un revenu d’intégration sociale) [4].
En effet, devant le renforcement de la précarité de la majorité des prostitué.e.s suite à l’imposition de confinement, l’Union des Travailleu(r)ses du Sexe Organisé.e.s Pour l’Indépendance (UTSOPI) a lancé un appel d’urgence soulignant deux problématiques majeures [5] :
1. La plupart des personnes qui exercent du sexe tarifé ne sont pas déclarées [6]. Et, parmi celles qui le sont, la plupart des indépendantes sont des « fausses indépendantes » (des plateformes, des agences d’escorts, des salons de « massages »…) ou n’entrent pas « dans les critères d’aide aux indépendants ». En outre, la majorité de celles qui ont un contrat de travail sont déclarées pour moins de 14 heures par semaine.
Selon UTSOPI, elles ne peuvent donc accéder ni aux aides destinées aux indépendant.e.s ni au chômage technique ni au « revenu d’intégration sociale » [7].
L’explosion des sites de webcam sexe au plus grand bonheur des plateformes Étant donnée la situation précaire dans laquelle se trouve une partie des personnes prostituées, nombreuses doivent reprendre leur activité. Celles privilégiant l’accès au matériel, aux connaissances et aux réseaux nécessaires se tournent vers la webcam. Depuis le confinement les sites de Webcam sexe ont multiplié tant les demandes de clients que le nombre de nouvelles camgirls , dont les plateformes prennent entre 30 et 70% des bénéfices de leurs activités [8]. Avec un tiers de la population mondiale en confinement, dont énormément de personnes sans accès aux revenus, l’alternative de la webcam pour subvenir aux besoins les plus essentiels devient de plus en plus répandue. La concurrence est donc d’autant plus rude dans un marché fortement dominé par les camgirls, mais aussi par les actrices du X (dont beaucoup ont également dû se tourner vers la webcam) disposant déjà des savoirs et des astuces communicationnelles, technologiques et érotiques nécessaires. Sans compter le fait que, même s’il n’y a pas que l’image qui compte dans le sexe par internet, la grossophobie, l’âgisme, le racisme et le validisme sont renforcés par les sites qui classent les femmes selon les goûts : mince, blonde, jeune, trans [9], top girls, taille de poitrine… tout en proposant des tarifs différents. Enfin, la webcam n’est pas accessible à toutes et tous. Notamment aux femmes confinées avec leurs enfants dans un habitat exigu ou aux personnes n’ayant pas un accès internet haut débit, une webcam, voire un ordinateur ou un compte bancaire. Les plus précaires risquent donc de continuer à exercer la prostitution de manière clandestine. |
2. Utsopi tire la sonnette d’alarme concernant la situation dans le quartier des carrées où exercent quelques 200 femmes (majoritairement originaires d’Afrique de l’Ouest). En effet, ce collectif a lancé une campagne pour organiser la distribution de colis alimentaires. Or, lors de leur distribution dans le quartier des carrées, le collectif n’a pu rencontrer qu’une vingtaine de femmes. Dans ce quartier, le proxénétisme (ainsi que la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle) est très présent. Utsopi n’a donc pas tort de s’inquiéter du sort des 180 femmes qui, selon le collectif, pourraient avoir été envoyées vers d’autres pays (voire renvoyées en Afrique) ou être cachées par leurs proxénètes.
Près de deux ans après la grève des prostituées du quartier des « carrées » et du scandale médiatique concernant la traite des femmes nigérianes, cette problématique réémerge (marginalement) sur la scène publique, mais cette fois-ci sans les femmes.
Bref retour sur la grève des prostituées du quartier des carrées [10]
Durant la nuit du 5 mars 2018, Eunice, une jeune nigériane sans-papiers, est assassinée dans une carrée rue de Linné (à Schaerbeek, à la limite de Saint-Josse). Eunice ne disposait pas d’un titre de séjour et donc, comme beaucoup de prostituées en situation irrégulière dans ce quartier, elle sous-louait une carrée durant la nuit pour exercer son activité.
Le quartier des carrées, à cheval entre les communes de Schaerbeek et Saint-Josse, est composé de quatre rues (rue des Plantes, rue de Linné, rue de la Prairie et rue de la Rivière). Il doit ce pseudonyme aux carrées situées dans ces rues. Les carrées sont des rez-de-chaussée privatifs, louées par des femmes [11] afin d’y exercer la prostitution [12]. Depuis la fin des années 2000, les carrées sont majoritairement occupées par des femmes issues d’Afrique de l’Ouest, majoritairement du Nigéria et en moindre mesure du Ghana, souvent sans titre
Titre
Morceau de papier qui représente un avoir, soit de propriété (actions), soit de créance à long terme (obligations) ; le titre est échangeable sur un marché financier, comme une Bourse, à un cours boursier déterminé par l’offre et la demande ; il donne droit à un revenu (dividende ou intérêt).
(en anglais : financial security)
de séjour valable.
Choquées par l’assassinat d’Eunice, les prostituées du quartier décident de fermer les volets des carrées. Elles entament une grève de deux jours durant laquelle elles dénonceront une accumulation de discriminations et d’exploitations dues au fait d’être noires, pauvres, immigrées, et pour la plupart d’entre elles, sans-papiers. Elles organiseront un rassemblement devant l’ambassade nigériane et, avec Utsopi et d’autres associations, elles co-organiseront une manifestation dans le quartier. Par cette mobilisation, elles parviendront à dénoncer publiquement leur situation. On apprend par exemple leurs difficultés à porter plaintes lorsqu’elles sont agressées : parce qu’elles ne disposent pas d’un titre de séjour ou qu’elles ne parlent pas le français ou le néerlandais. Elles s’insurgent contre la police en dénonçant que la plupart des contrôles dans le quartier ne vise pas à les protéger (des proxénètes, des trafiquants d’êtres humains ou des agresseurs), mais à chasser les sans-papiers.
On apprend également que quelque temps auparavant, une mineure d’âge nigériane était parvenue à échapper au réseau de traite qui l’exploitait dans des conditions totalement inhumaines. Arrivée au commissariat durant la nuit, la jeune femme a dû passer la nuit au cachot en attendant l’arrivée d’un interprète le lendemain. Après avoir pu témoigner sur sa situation, elle n’a reçu qu’une convocation à l’Office des étrangers. En effet, la police, qui connaît bien la problématique de l’exploitation sexuelle dans le quartier, s’est limitée à rédiger un dossier pour séjour illégal [13].
La jeune fille avait cependant pu fuir vers la France où elle a contacté une association qui l’a aidée à porter plainte grâce à quoi, ce réseau de prostitution nigérian a été identifié par la police belge [14]. En mars 2018, le procès de onze membres présumés s’ouvre devant le tribunal correctionnel de Bruxelles. Lors de l’enquête, la police a identifié une trentaine de victimes, dont certaines mineures, contraintes de se prostituer dans le quartier des carrées [15].
Ce réseau d’exploitation sexuelle des femmes nigérianes sous-louait un certain nombre des carrées au double du prix de manière officieuse. Mais, il n’était pas le seul à le faire. Chaque nuit, la plupart des carrées sont occupées par des femmes sans-papiers ou issues des filières clandestines [16]. L’exploitation de ces femmes ne profite pas exclusivement aux membres des réseaux, mais aussi aux propriétaires des carrées qui en profitent pour doubler les prix et aux communes qui appliquent des taxes bien plus importantes à ces carrées qu’à n’importe quel autre rez-de-chaussée commercial. Pire encore, étant donnés les prix exorbitants des loyers des carrées (entre 2 000 et 3 000 euros par mois), certaines prostituées, tenancières officielles du bail, sous-louent leur carrée durant la nuit à une femme en situation irrégulière qui doit lui verser la moitié des gains de la nuit [17]. Ainsi, si les services offerts par une nigériane exerçant la nuit dans une carrée du quartier varie entre 15 et 20 euros la passe (alors que les prix des femmes blanches du quartier varient entre 30 et 50 euros, selon les origines et les situations), il ne lui reste que la moitié. Et, comme elles doivent encore verser près de la moitié de ce montant au réseau qui les exploite, elles sont poussées à devoir multiplier le nombre de passes, quitte à baisser les prix et accepter n’importe quelle pratique imposée par les consommateurs (humiliations, violences, non-usage des préservatifs…).
Les femmes ont peu de marges de manœuvre à l’heure de dénoncer les réseaux, car bien qu’elles bénéficient d’une certaine protection en Belgique, leurs familles sont menacées dans leur pays d’origine. En outre, les chances d’obtenir une protection suite à une plainte ne sont pas toujours assurées. En 2019, 28% des affaires pour traite des êtres humains étaient classées sans suite (à savoir 85 cas sur 301) [18]. Le classement sans suite d’un dossier est extrêmement grave pour les personnes concernées : non seulement elles perdent leur statut de victime de traite des êtres humains -c’est-à-dire qu’elles ne peuvent obtenir ni protection ni aide-, mais de plus elles ne peuvent obtenir un titre de séjour en Belgique. Elles restent donc livrées à elles-mêmes ou plutôt, au réseau qui les exploite.
La traite des Nigérianes : de la colonisation au colonialisme
La problématique de la traite des Nigérianes à des fins d’exploitation sexuelle n’est pas nouvelle. Depuis un peu moins d’une trentaine d’années, l’État d’Edo, au sud du Nigéria, est devenu un pourvoyeur de femmes dans toute l’Europe. La traite des personnes semble ainsi être une destinée pour cette région disputée depuis son invasion par les puissances européennes où les premiers colons se sont installés pour contrôler le commerce d’esclaves, un marché extrêmement lucratif et indispensable à la concentration du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
nécessaire au développement du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
européen. Ainsi, du XVIIe au XIXe siècle, la région côtière du sud de l’actuel Nigéria est un lieu privilégié pour la traite d’esclaves et disputé par les marchands européens qui aménagent des ports pour ce florissant trafic de personnes [19]. Dans ce cadre, entre 1676 et 1730, 42% des esclaves africain.e.s ont été exportés depuis le Golfe du Bénin [20].Vers le milieu du XIXe siècle, le développement industriel britannique cherche plutôt à trouver de nouveaux débouchés pour ses produits manufacturés, ainsi qu’à assurer sa mainmise sur le commerce des matières premières (notamment l’huile de palme et l’ivoire). C’est précisément à cette période que remontent les premières manifestations contemporaines de la traite nigériane en Europe, marquée par le développement de nouvelles formes de servitude et l’émergence du marché de la prostitution à la faveur de la monétarisation de l’économie dans un contexte colonial [21].
En 1960, suite à la déclaration d’indépendance du pays, les premiers gouvernements tenteront de développer une politique d’industrialisation par substitution aux importations [22]. Or, l’explosion des prix des hydrocarbures en 1973, les conflits internes et l’adoption du plan d’ajustement structurel
Plan d’ajustement structurel
Ensemble de mesures imposées par les instances internationales - notamment par le FMI - à un pays, afin qu’il sorte de sa situation de crise financière et de déficit des comptes extérieurs. Cela passe généralement par une dévaluation de la monnaie, une réduction des dépenses publiques (administration, enseignement, santé…), des baisses de revenus, la suppression des limitations au commerce international et aux investissements étrangers, le transfert de propriété de ressources nationales à des firmes étrangères, la privatisation de monopoles publics… Les apports de fonds, indispensables à la survie du pays, ne sont livrés qu’au compte-gouttes, par tranches, après vérification des institutions internationales de la réalisation des mesures imposées. L’effet de ces plans est très discutable et très discuté. En Amérique latine, on appelle les années 80, après que Mexique, Brésil et Argentine ont fait appel au FMI pour résoudre le problème de la dette extérieure, la décennie perdue. L’intervention du FMI en 1997 pour faire face à la crise asiatique a été ressentie dans cette région comme un crime de lèse-majesté, organisant à la fois la pauvreté généralisée et l’atteinte à la souveraineté nationale.
(En anglais : Structural adjustment policies)
nécessaire à la renégociation de la dette avec le FMI
FMI
Fonds Monétaire International : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
durant les années 1980 ont fini d’évincer ce modèle de développement pour imposer un modèle d’accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
fondé sur l’exportation des avantages comparatifs, c’est-à-dire, sur l’agro-exportation et l’industrie du pétrole [23](dont les prix vont s’effondrer au début des années 1980). Le Nigéria est ainsi devenu le 1er producteur de pétrole du continent africain [24]. Exploité à 40% par la multinationale
Multinationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
Shell, le pétrole représente 95% des recettes d’exportation et 80% du revenu du pays. Mais, si le Nigéria est le 5e producteur de l’OPEP
OPEP
Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole : Association créée en 1960 pour regrouper une série d’États dont les revenus des exportations pétrolières en vue d’obtenir de meilleures conditions de vente. L’OPEP est devenu un acteur au centre de l’économie mondiale lorsqu’elle va décider en 1973 suite à la guerre du Kippour entre Israël et ses voisins et l’aide accordée par l’Occident à Tel Aviv de quadrupler les prix du baril brut en représailles. Cela va occasionner un transfert de revenus vers ces pays, ce qu’on va appeler les pétrodollars. L’association n’est pas stable, plusieurs pays y entrant, d’autres y sortant (parfois y rentrant de nouveau). Actuellement, elle compte douze membres : Algérie, Angola, Arabie Saoudite, Émirats arabes unis, Équateur, Irak, Iran, Koweït, Libye, Nigeria, Qatar et Venezuela. (En anglais : Organization of the Petroleum Exporting Countries, OPEC)
et le 10e au niveau mondial, il ne possède pas de raffineries et doit importer son carburant d’Europe et des États-Unis [25]. Actuellement, deux tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté absolue, contre 43% en 1985. Il est ainsi devenu l’un des cinq pays au monde qui compte le plus grand nombre de personnes vivant dans l’extrême pauvreté [26].
Ce modèle, fondé sur une surexploitation du pétrole, a détruit l’économie locale et l’agriculture de subsistance, produisant la perte des terres, la pauvreté, des flux de migrations rurales vers les villes et un chômage massif. En même temps, comme le rappellent plusieurs chercheuses et activistes écoféministes, les grandes exploitations extractivistes créent une importante demande d’exploitation sexuelle [27]. Au Nigéria, certaines femmes ruinées économiquement ont dû commencer à se prostituer pour les travailleurs de l’industrie pétrolière. La plupart d’entre elles étaient originaires des États d’Edo et du Delta. Des régions ruinées par les grands projets extractivistes, où la prostitution est devenue la manière la plus accessible pour les femmes de subvenir aux besoins de leur famille [28].
Ces transformations économiques et sociales se sont juxtaposées avec un contexte européen marqué par la fermeture des frontières, donnant lieu à une multiplication de réseaux de trafic d’êtres humains vers l’Europe. En effet, les projets extractivistes provoquent des migrations rurales de plus en plus importantes vers des villes marquées par la ruine des industries de substitution aux importations, le chômage, la formation d’énormes bidonvilles sans services publics ni installations sanitaires et l’explosion du travail informel. Les possibilités de fuir la misère en migrant vers l’Europe sont fortement réduites par la fermeture des frontières du continent. Misère, travail informel et illégalisation croissante des migrations favorisent ainsi la formation et le renforcement des réseaux transnationaux informels, voire des réseaux de traite des êtres humains. C’est ainsi que, depuis les années 1990, la traite nigériane en Europe s’est considérablement accrue. Selon l’Organisation Internationale des Migrations, entre la fin des années 1980 et 2005 [29], entre 25.000 et 30.000 femmes nigérianes sont arrivées en Europe, alors qu’entre 2011 et 2016, en seulement 6 ans, elles ont été plus de 20.000. Toujours selon les estimations de l’OIM, 80% de ces femmes auraient été enrôlée dans des réseaux de traite [30]. Le renforcement du contrôle des frontières européennes n’alimente pas seulement cette exploitation, mais rend le voyage de plus en plus dangereux pour ces femmes. Si durant les années 1990, la plupart des femmes voyageaient en avion, actuellement la grande majorité des itinéraires se font par terre et par mer. Les femmes sont régulièrement violées en cours de route et, plus d’une fois, des victimes décèdent durant le trajet [31]. Une fois arrivées en Europe, elles se retrouvent dans un rapport d’exploitation sexuelle durable, car une bonne part des revenus de la prostitution sert à rembourser la dette contractée avant le départ du Nigéria.
Les réseaux de traite ont une portée internationale. Les membres habitant au Nigéria s’occupent du recrutement des femmes ; des intermédiaires (notamment en Libye et en Italie) se chargent du transfert vers différents pays d’Europe où, généralement des femmes, nommées Mamas (souvent des anciennes victimes qui sont parvenues à rembourser leurs dettes) s’occupent de l’accueil, des faux documents, de l’embauche dans la prostitution, du contrôle des filles et de l’envoi des fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
par le biais de convoyeurs ou par virements bancaires [32].
Beaucoup de familles confient leurs femmes aux réseaux de traite avec l’espoir d’un meilleur avenir. Une fois en Europe, les femmes sont contraintes de rembourser les dettes engendrées par le voyage pour des montants qui peuvent aller de 25.000 à 65.000 € (alors que l’itinéraire par la Lybie, le plus utilisé par ces réseaux, coûte autour de 2.500 €, selon Myria [33]). Outre les menaces concrètes concernant le sort de leurs familles en cas de non remboursement, la plupart du temps elles se trouvent en situation de dépendance religieuse. Avant le départ en Europe, elles doivent assister à une cérémonie vaudou pendant laquelle des « prêtres juju » leur font subir un rituel pour les plonger dans la soumission : de mauvais sorts s’abattront sur elles et leurs familles en cas de désobéissance, non-remboursement de leurs dettes ou de fuite [34].
Enfin, l’exploitation sexuelle de ces femmes qui cherchent à fuir la misère en migrant, est objet de profit pour une diversité d’acteurs, outre les réseaux de traite. Une part des revenus des filles (la plupart d’entre elles ont entre 18 et 25 ans [35]) doit servir à la survie de la famille au Nigéria. L’envoi de cet argent favorise donc les économies locales. Selon la Banque mondiale
Banque mondiale
Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
, le Nigéria est le pays africain ayant reçu le plus de fonds de sa diaspora en 2017, avec 22 milliards de dollars. Ce transfert d’argent profite notamment aux multinationales spécialisées dans les transferts internationaux. Les plus importantes en Afrique sont les américaines Western Union et MoneyGram. Elles imposent les taxes les plus élevées au monde sur les transferts de fonds [36]. En Belgique, l’exploitation de l’activité de ces femmes profite aussi à une multiplicité d’acteurs. Ceux-ci vont des propriétaires des carrées aux pouvoirs communaux, qui appliquent des taxes sur les carrées bien supérieurs à celles des rez-de-chaussée commerciaux.
Où sont les femmes du quartier des carrées ?!
Le faible traitement politique et médiatique des informations concernant la situation des personnes les plus démunies devant la pandémie de Covid-19 (notamment en comparaison d’une surinformation concernant le sort des entreprises) montre le caractère meurtrier d’un système tourné vers le capital Capital . Devant une problématique sanitaire, le plus logique serait de se tourner d’abord vers les plus démunis. Or, partout, les États procèdent inversement, développant principalement des moyens pour assister les entreprises et reléguer au dernier plan les plus démunis. En termes sanitaires ce choix implique une véritable catastrophe, et ceci non seulement pour cette population, mais pour tous et pour toutes, car le Covid-19 n’a pas de frontières de classe ni de nations.
Plus d’un an après le scandale médiatique concernant les réseaux de traite des femmes nigérianes ainsi que la mobilisation dans le quartier des carrées, force est de constater la réticence des autorités à déployer des moyens efficaces pour protéger les victimes d’exploitation et lutter contre le proxénétisme.
La « disparition » d’une bonne partie des femmes du quartier des carrées en temps de confinement ne semble inquiéter ni les autorités politiques ni les médias. Il n’y a eu aucune déclaration publique des forces de la police, des instances fédérales ou communales concernant les mesures développées en temps de confinement pour les personnes exerçant la prostitution. De même, il n’y a eu aucun suivi médiatique suite à l’alerte lancée par Utsopi.
Les hypothèses lancées par Utsopi concernant le sort de ces femmes sont diverses : sont-elles cachées par leurs proxénètes en Belgique ? Ont-elles été renvoyées au Nigéria ? Transférées vers des pays européens où les mesures de confinent sont moins strictes ?
Le Nigéria semblerait être l’hypothèse la moins probable. Ces femmes ne sont pas arrivées en Belgique par voie aérienne et il serait illusoire de penser que les réseaux d’exploitation leur accorderaient l’achat d’un billet d’avion ou leur liberté et, dans ce dernier cas, elles devraient disposer de suffisamment d’argent pour l’achat d’un billet vers le Nigéria. Et même si c’était le cas, l’achat de celui-ci aurait dû se faire très rapidement, car depuis le 23 mars, les aéroports nigérians sont fermés à tout vol international.
Dans ces conditions, il est plus censé de penser que ces femmes sont soit cachées par leurs proxénètes en Belgique soit dans d’autres pays européens, notamment des pays frontaliers – les Pays-Bas et l’Allemagne- où les mesures de confinement sont moins strictes qu’en Belgique. Et il est fort probable que beaucoup d’entre elles soient obligées d’exercer dans la clandestinité, avec tous les risques que cela implique. Aux préoccupations concernant le sort de ces femmes, il faut aussi prendre en considération leur détresse psychologique due à la propagation de la pandémie en Afrique, où les conséquences risquent d’être catastrophiques étant données les problématiques sanitaires, de logement et alimentaires de la plupart des habitants du continent, sans accès aux services et aux produits vitaux.
Enfin, on peut aussi tenter de rester optimiste en invoquant l’hypothèse que le confinement est peut-être l’occasion pour un certain nombre d’entre elles d’échapper au réseau d’exploitation. Mais pour aller où ? Ont-elles obtenu un hébergement dans une maison d’accueil, alors que sur la petite trentaine d’établissements existants à Bruxelles, seuls L’Ilot et la Maison d’accueil des Petits-Riens n’ont pas suspendu les nouvelles demandes ? [37]Seraient-elles dans des maisons d’accueil pour des personnes victimes de traite, alors que le seul centre de Bruxelles, à savoir Pag-Asa, a dû fermer ses bureaux ainsi que l’une des associations d’accompagnement qui travaille le plus activement avec les femmes du quartier des carrées, à savoir l’Espace P ? [38]
La seule chose dont on peut être certain c’est que tant que les politiques migratoires empêcheront la mobilité de la plupart des habitant.e.s de cette planète, les personnes devront continuer à se soumettre aux réseaux de trafic des êtres humains et d’exploitation dans l’espoir d’échapper à une situation de misère extrême. Misère dont les politiques et le capital européens ne sont pas exempts de responsabilités.
La traite des êtres humains ne sera pas résolue sans une transformation radicale des rapports Nord-Sud, des politiques migratoires, et plus généralement de la fin de toute forme d’exploitation d’autrui.
*Quelques précisions concernant les termes prostitution et travail du sexe :
Pour l’auteure de ce texte, le terme travail (rémunéré) n’est ni plus ni moins valorisable que le terme prostitution. Dans nos sociétés marchandes, le travail « abstrait », ce qu’on comprend par travail rémunéré, n’est pas nécessairement choisi ni désiré par ceux et par celles qui l’exercent. La plupart du temps il s’agit d’une activité aliénée et aliénante. C’est-à-dire que ce n’est pas le désir de l’activité ni de son résultat qui nous guide à le réaliser (comme le désir de passer toutes ses journées derrière un ordinateur, d’avoir des rapports sexuels à tout moment, de creuser dans la mine ou de répéter un même mouvement de manière répétitive tout ou long d’une journée). Ce qui nous mobilise à l’heure de réaliser ces actions quotidiennes c’est, avant tout, le désir et/ou le besoin d’argent, nécessaires à l’obtention des services et des produits vitaux ainsi que des objets et des services de consommation (socialement) désirables et donc, souvent désirés.
Pour citer cet article : Natalia Hirtz, "Covid-19 et confinement. Quelles conséquences pour les prostitué.e.s ? Le cas des Nigérianes du quartier des carrées*", Gresea, avril 2020 texte disponible à l’adresse : [http://www.gresea.be/Covid-19-et-confinement-Quelles-consequences-pour-les-prostitue-e-s-Le-cas-des]