Le sommet entre l’Union européenne et la Communauté des États latino-américains et caribéens (CELAC) qui s’est tenu les 17 et 18 juillet dernier à Bruxelles aura été l’occasion d’une prise de température de l’état des relations entre les deux blocs. Ces relations construites à l’époque coloniale, donc fondamentalement inégales, sont aujourd’hui bousculées par l’émergence d’un monde certes multipolaire, mais également de plus en plus périlleux et concurrentiel.

Le numéro 115 du Gresea Échos [1] dessine une image précise des relations entre États et entre forces politiques au sein du sous-continent américain ainsi que l’impact de ces relations sur l’intégration économique et politique régionale. De cette image nous tirons trois constats principaux.

En premier lieu, il n’y a pour l’instant pas de projets progressistes latino-américains identifiables au niveau régional. C’est une conséquence de l’hétérogénéité des projets politiques en présence. Bien que les forces progressistes partagent certaines priorités, comme une volonté affichée d’intégration régionale, des divergences demeurent et leurs intérêts nationaux sont parfois contradictoires. Elles agissent qui plus est dans un contexte de crise économique et sociale et face à un renouveau des forces réactionnaires qui affaiblissent cette projection continentale.

En second lieu, l’Amérique latine et les Caraïbes disposent d’une infrastructure institutionnelle régionale plurielle qui leur offre des perspectives pour améliorer les coopérations entre États. Mais, cette infrastructure multiple est aussi fragile et parfois redondante, dans certains cas soumise à des intérêts extérieurs. Renforcer l’institutionnalisation, tant nationale que régionale, peut être le gage de la mise en place de politiques économiques articulées et d’une plus grande prise d’initiative dans les sphères géopolitiques. Les efforts entrepris par les gouvernements de la première vague progressiste (ainsi que ceux des mouvements sociaux), qui sont à la base de plusieurs de ces formes institutionnelles, sont donc un point d’appui pour approfondir le processus d’intégration régionale.

En troisième lieu, la droite et l’extrême droite, elles aussi diverses, représentent non seulement une menace pour les droits des populations (nous le savons fort bien en Europe), mais aussi pour le processus intégratif. En défenseuse acharnée des intérêts privés et des classes dominantes locales, la droite mine la possibilité pour les États de mener des politiques économiques favorables aux classes populaires et entraine la balkanisation du sous-continent. La violence politique de l’extrême droite − menant à la confrontation (voire la guerre) et à la hiérarchisation sociale − est de facto incompatible avec la coopération et le « développement » dans le sous-continent.

Ces trois constats nous donnent des indications sur la faible marge politique des gouvernements progressistes latino-américains, en particulier dans le domaine des relations internationales. Le sommet UE UE Ou Union Européenne : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
-CELAC qui s’est tenu en juillet à Bruxelles, ainsi que la rencontre de mouvements sociaux à sa marge, nous en donnent une image particulière que l’on pourrait résumer ainsi : continuité dans le domaine commercial, (relative) rupture politique et fragilité du mouvement social.

 Commerce et investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
 : business as usual

L’Union européenne Union Européenne Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
continue à imposer sa vision du commerce et du développement économique à ses « partenaires » du Sud. Le manque de perspectives et de propositions alternatives des nations latino-américaines et caribéennes sur ces questions reste palpable. Face à une Union européenne acquise au capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
vert et à la privatisation du développement, le bloc latino-américain et caribéen se place en spectateur.

C’est sous la nouvelle dénomination de Global Gateway [2] que les Européens − les institutions européennes, les organismes financiers (BEI et BERD) et les états membres, ensemble rebaptisé « Team Europe » − articuleront leurs différentes politiques d’investissements ; 45 milliards d’euros jusqu’en 2027 sont ainsi mis sur la table pour l’Amérique latine et les Caraïbes (300 milliards [3] au niveau mondial). Global Gateway entend rivaliser avec les initiatives chinoises (Belt and Road Initiative) et étatsuniennes (Build Back Better World).

Les montants prévus par Global Gateway sont importants. Cependant, ils incluent des investissements privés qui restent à confirmer et pour certains analystes ils ne sont qu’une manière de redéfinir les canaux d’investissement déjà existants [4]. Quelle que soit l’appellation, l’Europe entend rester le premier investisseur étranger en Amérique latine, devant la Chine et les États-Unis.

Plus précisément, l’UE veut redéployer ses investissements (publics et privés) vers les secteurs des énergies « renouvelables », de l’extraction/production de « matériaux critiques » et de la transition digitale. La guerre en Ukraine et les tensions croissantes avec la Chine poussent l’Europe à renforcer ses alternatives énergétiques, à diversifier ses sources d’approvisionnement et à ouvrir des marchés à ses entreprises technologiques.

En marge du sommet, l’UE a ainsi signé deux Memorandum of Understanding avec l’Argentine [5] et l’Uruguay [6] pour le développement de filières d’hydrogène vert à destination du vieux continent, ainsi qu’un accord avec le Chili [7] pour développer les chaines de production de divers matériaux critiques, en particulier le lithium Lithium Métal blanc, alcalin, le plus léger de tous les métaux. . En outre, 19 pays de la CELAC (sur 33), dont le Brésil, le Mexique, l’Argentine et la Colombie, ont formellement adhéré à l’initiative européenne pour une alliance numérique [8].

L’UE comptait également sur ce sommet pour annoncer la mise à jour des accords de libre-échange bilatéraux avec le Chili et le Mexique et la signature de l’accord mastodonte avec le Mercosur Mercosur Traité de libre-échange et d’intégration économique entre l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay. Avec la signature de l’Accord d’Asuncion (Paraguay) du 26 mars 1991, ces quatre pays se sont engagés à intégrer leurs marchés dans le cadre du marché commun du cône sud (de l’espagnol : Mercado Común del Sur ou Mercosur). Le Venezuela y a adhéré en 2012. La Bolivie, le Chili, la Colombie l’Équateur et le Pérou en sont associés également.
(En anglais : Mercosur)
. Cependant, des difficultés subsistent, en particulier au sujet de l’accord UE-Mercosur. Le président Lula qui a repris les rênes des négociations, réitère son intention de faire aboutir l’accord, mais entend jouer des nouveaux équilibres internationaux pour obtenir de meilleures conditions de la part des Européens. Les concessions que les uns ou les autres seront prêts à faire définiront le destin de cet accord controversé… Affaire à suivre donc…

 Une CELAC plus assertive

Si les accords économiques et commerciaux semblent se situer globalement dans la continuité historique, le sommet UE-CELAC a constitué un moment intéressant du point de vue politique et a été le témoin d’un changement d’époque. Dans la presse, un diplomate européen affirmait peu avant le sommet : « On dirait qu’ils [les dirigeants latino-américains et caribéens] veulent être perçus comme des partenaires égaux. » [9] Il faisait référence au courrier de la CELAC demandant à l’Union des réparations financières pour les dommages créés par l’esclavage, courrier qui faisait suite aux demandes européennes préalables de soutenir son effort de guerre en Ukraine.

Sur la question ukrainienne, les Européens n’ont pas reçu le soutien escompté. Le paragraphe de la déclaration finale sur la guerre en Ukraine est sans doute éloigné des prétentions européennes ; bien qu’elle affirme le rejet d’une guerre contre l’Ukraine (et pas en Ukraine), la déclaration ne cite pas explicitement la Russie et appelle à soutenir les efforts de paix dans le cadre de la Charte des Nations Unies. Il n’y a dès lors pas d’alignement sur les positions européennes, les nations latino-américaines et caribéennes tentant tant bien que mal de défendre un non-alignement géopolitique, prôné dans différents forums régionaux.

Sur d’autres aspects, la déclaration commune [10] reflète certaines priorités de la CELAC.

La déclaration intègre tout d’abord des références aux conflits régionaux que la CELAC souhaite voir résolus au travers de solutions politiques négociées (et non par la confrontation qui a caractérisé ces dernières années).

En particulier, le dialogue entre le gouvernement et l’opposition vénézuélienne en vue de prochaines élections est soutenu. La vice-présidente vénézuélienne Delcy Rodríguez, normalement interdite d’entrée sur sol européen, était bien présente à Bruxelles et a été reçue par Pedro Sánchez, Ursula von der Leyen et Charles Michel. Elle s’est entretenue avec plusieurs chefs d’État dans le cadre du processus de Mexico qui prévoit des garanties pour des élections transparentes l’année prochaine parallèlement à la levée des sanctions économiques contre Caracas.

La déclaration appelle également à la levée du blocus économique contre Cuba et dénonce son inscription sur la liste des pays finançant le terrorisme, décidée par l’administration Trump quelques jours avant la fin de son mandat. La déclaration affirme son opposition aux lois et règlements ayant un effet extraterritorial, référence directe aux pratiques de Washington.

Les processus de paix en Colombie (avec les FARC et l’ELN) font l’objet d’un « soutien sans réserve » et même les revendications argentines sur les îles Malouines sont exprimées dans la déclaration finale (Londres appréciera).

L’appel au changement des règles financières mondiales et la transformation de la dette historique en action climatique, revendications portées par le bloc latino-américain, sont également présents dans la déclaration. L’UE s’engage en outre à renforcer les objectifs de financements pour la transition écologique et à contribuer à l’ouverture des institutions internationales à une plus grande participation des pays de la CELAC.

Toutes ces propositions et engagements, ainsi que les décisions sur les matières économiques et commerciales, seront ultérieurement discutés, négociés et formalisés lors de rencontres ministérielles et institutionnelles comme stipulé dans la feuille de route adoptée en même temps que la déclaration conjointe [11]. Ainsi les relations diplomatiques entre l’UE et la CELAC sont relevées à un niveau supérieur.

Le sommet a enfin été l’occasion pour la CELAC d’annoncer les prochaines présidences temporaires du groupe : le Honduras en 2024 et la Colombie en 2025. Avec Saint-Vincent-et-les-Grenadines, présidente en 2023, les trois pays ont adopté une stratégie commune pour travailler sur une alternative à la guerre contre les drogues promue par Washington, sur une politique migratoire et de sécurité qui prend en compte les besoins de la région ainsi que sur le développement de l’interconnexion électrique. On pourra se faire une première idée des progrès obtenus en la matière lors du prochain sommet entre la CELAC et l’UE prévu en 2025 à Bogota.

 Des mouvements à la croisée des chemins

En parallèle du sommet officiel, plusieurs activités ont été organisées par des mouvements sociaux.

Les organisations actives dans le commerce, principalement européennes, se sont réunies au Parlement européen pour parler de l’accord UE-Mercosur qu’elles combattent. À l’Université Libre de Bruxelles, c’est la Cumbre de los Pueblos (Sommet des Peuples) [12] qui a élu domicile pour deux jours d’ateliers et de plénières, avec la participation des présidents bolivien, colombien et cubain et de la vice-présidente vénézuélienne. Près de 800 personnes étaient réunies le lundi soir pour les écouter. Progressive International (une initiative lancée notamment par Yanis Varoufakis) a voulu se distancier de la Cumbre de los Pueblos en organisant un « dialogue Nord-Sud » dans un salon feutré de la capitale.

Bien que ces activités aient été organisées en dernière minute et au début des vacances estivales, ce qui a sans doute influé sur la mobilisation et la possibilité de construire un dialogue préalable, la fragmentation des activités a affaibli la portée du discours alternatif. C’est un premier constat.

Deuxième constat : la faiblesse de la participation du mouvement social européen. Bien que le sommet ait suscité l’intérêt de certaines ONGs, mouvements sociaux et groupes environnementaux européens, leur présence a été pour le moins modeste. À part les réseaux actifs autour des traités de libre-échange, relativement bien organisés au niveau européen et transatlantique, le reste du mouvement social, le syndicalisme, l’écologisme, la gauche politique étaient largement absents. Cela contrastait avec la bonne mobilisation des mouvements latino-américains qui n’ont pas hésité à faire le déplacement à Bruxelles. Cette absence des organisations européennes est le symptôme du manque d’articulation continentale des différents réseaux et mouvements, comme pouvait l’être à l’époque le Forum Social Européen. Depuis le début du siècle, ces espaces « généraux » ont petit à petit disparu, en particulier ceux qui abordaient les questions internationales.

Troisième constat, les mouvements ont des difficultés à adapter leur discours au contexte du moment. La Cumbre de los Pueblos, l’initiative la plus représentative (notamment grâce au protagonisme d’ALBA Movimientos, une alliance de plus de 400 organisations latino-américaines, et au travail d’organisation du Parti du Travail de Belgique) est restée dans un cadre assez traditionnel, bien qu’important (dénonciation de l’impérialisme) alors qu’un programme, par exemple, centré sur les questions écologiques aurait pu mobiliser davantage les mouvements européens.

En résumé, la rencontre entre forces sociales et politiques des deux continents, vitale à l’heure de combattre les effets de la crise climatique et la montée des extrêmes droites, n’a pas vraiment eu lieu.

Mais si l’on peut voir le verre à moitié vide, on peut également le voir à moitié plein. Après plusieurs années d’éloignement réciproque, des mouvements sociaux des deux continents ont œuvré ensemble pour porter une voix populaire à Bruxelles. C’est un premier pas qui en appelle d’autres. La prochaine rencontre entre l’UE et la CELAC prévue en 2025 en Colombie, mais surtout la COP30 prévue la même année à Belém, au cœur de l’Amazonie brésilienne, pourraient s’imposer comme des moments forts d’un renouveau des liens organiques entre organisations sociales et populaires de deux continents partageant une destinée commune.


Pour citer cet article : Sebastian Franco, "Continuités, ruptures et hésitations dans les relations Europe-Amérique", Gresea, octobre 2023.


Photo : La Moncloa - Gobierno de España - Sánchez, en Cumbre UE-CELAC (17 y 18/07/2023), CC BY-NC-ND 2.0, Flickr.

Notes

[1« L’Amérique latine dans tous ses États : l’intégration en débat », Gresea Échos no. 115, septembre 2023.

[2« Global Gateway », Commission européenne. [En ligne].

[3Ce montant intègre des investissements privés que l’UE espère mobiliser.

[4F. Sial et X. Sol, « The Emperor’s New Clothes : what’s new about the EU’s Global Gateway », Counter Balance & EuroDad, 2022. [En ligne].

[5Direction générale du marché intérieur, de l’industrie, de l’entrepreneuriat et des PME, « Memorandum of Understanding establishing a partnership between the EU and Argentina on sustainable raw materials value chains », Comission européenne, 13 juin 2023. [En ligne].

[6Sommet UE-CELAC : L’UE et l’Uruguay renforcent la coopération en matière d’énergies renouvelables, d’efficacité énergétique et d’hydrogène renouvelable, Commission européenne, Communiqué de presse, 18 juillet 2023. [En ligne].

[7Direction générale du marché intérieur, de l’industrie, de l’entrepreneuriat et des PME, « Memorandum of Understanding establishing a partnership between the EU and Chile on sustainable raw materials value chains », Comission européenne, 13 juin 2023. [En ligne].

[8« UE-Amérique latine et Caraïbes : déclaration commune sur une alliance numérique », Commission européenne, 17 juillet 2023. [En ligne].

[9A. Brzozowski et A. Pugnet, « LEAK : Latin American countries push back on Ukraine, EU agenda ahead of joint summit », Euractiv, 6 juillet 2023. [En ligne].

[10« Déclaration du sommet UE-CELAC 2023 », Commission européenne, 2023. [En ligne].

[11« EU-CELAC ROADMAP 2023 to 2025 Indicative list of bi-regional events » Consilium Europa, 17 juillet 2023. [En ligne].

[12La Cumbre de los Pueblos est un espace de rencontre et de discussion entre les organisations de gauche et les mouvements sociaux d’Amérique latine et des Caraïbes. Elle est généralement organisée en marge des sommets politiques officiels. La Cumbre vise à une intégration du sous-continent à travers ses organisations populaires. La Cumbre se réunit depuis 2005, date de sa première édition à Mar del Plata en Argentine. En 2015, la Cumbre de los Pueblos s’était déjà réunie à Bruxelles en marge du premier sommet UE-CELAC.