Il y a encore beaucoup de choses que l’on ne sait pas à propos des « non-événements » de ce week-end à la côte.
Mais il y a aussi des choses que l’on sait.
À vrai dire, on les savait déjà avant.
La première, c’est qu’ils étaient prévisibles. La seconde, qu’ils pourraient bien se multiplier et s’aggraver à l’avenir. La troisième, que leur gestion n’annonce rien de bon pour notre démocratie (déjà mal en point).
Des heurts prévisibles
Commençons par le début. D’un côté, une crise sanitaire qui dure depuis plusieurs mois et qui a poussé – de gré ou de force – de nombreux Belges à rester au pays pour les vacances. De l’autre, une vague de chaleur record qui s’étale sur plusieurs jours et qui transforme en fournaise invivable des quartiers entiers de nos grandes villes surpeuplées et bétonnées.
Dans ce contexte, il ne fallait pas être grand clerc pour deviner que les gens allaient se rendre en masse dans les rares lieux où la chaleur allait être (un peu) plus supportable. Ni pour deviner qu’ajoutée aux mesures sanitaires en vigueur, cette situation allait être potentiellement explosive.
Or, plutôt qu’anticiper au mieux en agissant de manière coordonnée et surtout dans un souci d’équité à travers le pays, c’est le chacun pour soi et la répression qui ont largement prévalu, alimentant des frustrations déjà exacerbées par des mois de (dé)confinement, dont la gestion chaotique et contradictoire a été éprouvante pour tout le monde, mais surtout pour les personnes les plus fragilisées et marginalisées de la population.
Un (petit) avant-gout du futur
À ce stade, une grande partie des médias et certains partis politiques condamnent sans ménagement de « jeunes bruxellois [lisez Arabes] ». Une certaine presse flamande va jusqu’à utiliser le terme d’Amok qui, avant d’être popularisé par Stéphane Zweig, désigne une « rage meurtrière incontrôlable » ! Rien que ça. Il y aurait donc des Amok lors des matchs de football, à la fin de chaque kermesse villageoise ou tous les soirs dans le carré à Liège… Laissons là la couverture
Couverture
Opération financière consistant à se protéger contre un risque lié à l’incertitude des marchés futurs par l’achat de contrats d’assurance, d’actes de garantie ou de montages financiers.
(en anglais : hedge)
médiatique « douteuse » du non-évènement. Notre propos vise plutôt à pointer un climat général qui ne pouvait que favoriser ce type d’incident. D’ailleurs, sans donner lieu à des images aussi spectaculaires qu’à Blankenberge, de nombreux autres accrochages ont été répertoriés ce week-end entre forces de l’ordre et « touristes d’un jour ». Preuve que le problème n’est pas uniquement lié à des « bandes de jeunes en provenance de Bruxelles » (sic).
Or, et c’est la deuxième certitude, ces situations vont se multiplier et s’aggraver à l’avenir. La destruction de notre environnement est déjà responsable de la fréquence croissante des épidémies depuis quelques décennies, ainsi que de la multiplication des épisodes climatiques de plus en plus extrêmes. Et encore, à en croire l’ensemble des spécialistes sur le sujet, ce n’est qu’un avant-gout des chocs environnementaux à venir…
Écosocialisme ou barbarie
Face à cette perspective, on en revient donc à l’alternative formulée il y a longtemps déjà par des penseurs comme André Gorz : sortir de la crise écologique par le haut… ou par le bas. Dans un texte de 1974 ( !) intitulé « Leur écologie et la nôtre », Gorz insistait déjà sur le risque de voir le capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
intégrer la contrainte écologique au détriment de larges pans de la population. Dans un tel scénario : « le capitalisme, loin de succomber à la crise, la gérera comme il l’a toujours fait : des groupes financiers bien placés profiteront des difficultés de groupes rivaux pour les absorber à bas prix et étendre leur mainmise sur l’économie. Le pouvoir central renforcera son contrôle sur la société : des technocrates calculeront des normes "optimales" de dépollution et de production, édicteront des réglementations, étendront les domaines de "vie programmée" et le champ d’activité des appareils de répression. On détournera la colère populaire, par des mythes compensateurs, contre des boucs émissaires commodes (les minorités ethniques ou raciales, par exemple, les "chevelus", les jeunes...) et l’État n’assoira plus son pouvoir que sur la puissance de ses appareils : bureaucratie, police, armée, milices rempliront le vide laissé par le discrédit de la politique de parti et la disparition des partis politiques. »
Toute ressemblance avec la situation actuelle n’a évidemment rien de fortuit… Knokke « l’opulente » se barricade pendant que les forces de l’ordre font le ménage à Blankenberge ou Coxyde…
Pour l’éviter, il faudrait, toujours selon Gorz, « une attaque politique, lancée à tous les niveaux [qui] arrache [au capitalisme] la maîtrise des opérations et lui oppose un tout autre projet de société et de civilisation ». Un projet de « décroissance délibérée » dans lequel la nécessaire réduction de nos niveaux de production et de consommation collectifs irait de pair avec une redistribution radicale des richesses et surtout du pouvoir politique et économique. Une démocratie authentique en somme, à la fois sociale et écologique, à l’inverse du fascisme écosanitaire qui prend forme sous nos yeux au seul bénéficie d’une minorité de nantis.
Il n’est pas trop tard pour espérer faire advenir ce second scénario. Mais à en juger par la séquence politique qui vient de se dérouler, le temps presse.
Article paru dans La libre du 12 août 2020