Bien implantée en Belgique, Cargill est la plus grande firme agro-alimentaire au monde mais aussi l’une des plus discrètes. Négoce, transformation, logistique : sa présence sur tous les maillons de la chaine d’approvisionnement lui donne un pouvoir considérable, pour anticiper les variations de prix de nombreuses matières premières agricoles, voire même les manipuler. Focus sur ce géant « invisible » [1].

La revue Tchak ! s’adresse aux producteurs, aux artisans-transformateurs, aux consommateurs. Elle parle d’agriculture paysanne, d’agroécologie et des nouveaux modèles de production, de distribution et de consommation. Elle questionne les pratiques de l’industrie agro-alimentaire et de la grande distribution. Elle adhère au code de déontologie de l’Association des journalistes professionnels.

« Nous sommes la farine de votre pain, le blé de vos nouilles, le sel sur vos frites. Nous sommes le maïs dans vos tortillas, le chocolat dans votre dessert, l’édulcorant dans votre soda. Nous sommes l’huile dans votre vinaigrette, et le bœuf, le porc ou le poulet que vous mangez au diner. Nous sommes le coton de vos vêtements, l’envers de votre tapis et le fertilisant dans votre champ ». Ainsi se présentait Cargill dans une brochure à destination de ses clients en 2001.

Cargill est aujourd’hui l’entreprise agro-alimentaire la plus importante en termes de chiffre d’affaires Chiffre d’affaires Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
. Ses recettes avoisinent les 134 milliards de dollars en 2021, loin devant les autres acteurs du secteur (voir graphique). La firme du Minnesota est aussi la plus grande entreprise non cotée aux États-Unis, et vraisemblablement la 4e au monde en termes de recettes, après les deux négociants de matières premières Vitol et Trafigura (pétrole, métaux…) et le fabriquant électronique chinois Huawei.

Pourtant, Cargill passe le plus souvent sous le radar des médias et des consommateurs, ses opérations étant généralement invisibles du grand public. Cette discrétion tient notamment au fait que l’entreprise n’est pas cotée en bourse Bourse Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
, et donc non tenue de publier des comptes détaillés. En dehors d’informations distillées par la firme, il demeure difficile d’avoir une vue complète sur ses activités. Fondé en 1865, le négociant de produits agricoles est resté familial. Selon Forbes, la famille Cargill est la 4e plus riche des États-Unis. Une centaine d’héritiers du fondateur W.W.Cargill se partagent 83% des actions de la multinationale Multinationale Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
. Les 17% restants sont détenus par des travailleurs du groupe.

 Omniprésence sur la chaîne de valeur agricole

Avec 166.000 salariés dans 66 pays, Cargill opère sur la quasi-totalité de la chaine de valeur agricole au travers d’un réseau tentaculaire. Le négociant est propriétaire de terres [2] via ses fonds de placement Fonds de placement Société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
. Il possède une flotte de 600 bateaux, des centaines d’entrepôts dans le monde et propose des services de fret maritime pour traiter plus de 200 millions de tonnes de marchandises en vrac chaque année. Cargill transforme et/ou échange de nombreuses matières premières, principalement agricoles (céréales, cacao, café, coton, huile de palme, œufs, farine, jus, malt, viande - porc, volaille, bœuf -, mélasses, arachide, caoutchouc, sel, laine, etc.), mais aussi des fertilisants, de l’acier, du pétrole ou encore des produits chimiques.

Outre sa domination sur le marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
des céréales, Cargill compte pour 65% du commerce mondial de chocolat avec Barry Callebaut et Olam. Cargill propose par ailleurs ses services financiers dans la gestion d’actifs agricoles à des fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
de pensions, ainsi que des services de gestion des risques pour les agriculteurs. Cargill cumule donc des activités de chimiste, de propriétaire terrien, de transporteur, de transformateur et de trader Trader Opérateur de marché, engagé par une banque ou une société financière, qui soit négocie pour le compte de clients l’achat ou la vente de titres ou d’actifs financiers sur des marchés financiers, soit spécule, c’est-à-dire anticipe les fluctuations du marché, pour le compte de leur employeur.
(en anglais : trader)
. Parmi ses clients, on retrouve les géants de l’agrobusiness (Unilever, Danone ou Pepsi…), des fastfoods (McDonald’s, KFC ou Burger King) ou la grande distribution (Carrefour, Delhaize ou Walmart…). Le seul segment sur lequel Cargill est quasi-absent est celui de la vente au consommateur final.

 Cargill et la financiarisation Financiarisation Terme utilisé pour caractériser et dénoncer l’emprise croissante de la sphère financière (marchés financiers, sociétés financières...) sur le reste de l’économie. Cela se caractérise surtout par un endettement croissant de tous les acteurs économiques, un développement démesuré de la Bourse et des impératifs exigés aux entreprises par les marchés financiers en termes de rentabilité.
(en anglais : securitization ou financialization)
de l’agriculture

Les affaires de Cargill sont florissantes. En 2021, le négociant a réalisé l’exercice le plus rentable de son histoire, porté par la hausse des prix agricoles. Il faut dire que le groupe tire largement partie de la financiarisation de l’agriculture. Le phénomène n’est pas nouveau. Dès le XVIIIe siècle, des bourses de commerce pratiquent déjà les contrats à terme sur des produits agricoles– des engagements à vendre ou acheter un produit à une échéance donnée. Il s’agit alors d’instruments financiers visant à se couvrir contre les variations du prix des denrées dans le temps, par exemple pour se prémunir d’évènements climatiques. La pratique se développe durant tout le XXe siècle, jusqu’à la dérégulation Dérégulation Action gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d’exercer un contrôle, une surveillance des activités d’un secteur, d’un segment, voire de toute une économie.
(en anglais : deregulation).
des années 1980.

Une nouvelle étape est franchie à l’aube du millénaire avec les marchés de gré à gré (over-the-counter). Les échanges ne sont plus conclus directement entre acheteurs et vendeurs mais peuvent désormais se faire via un intermédiaire (courtier Courtier Société (de courtage) ou personne qui sert d’intermédiaire entre deux parties le plus souvent sur des marchés financiers, comme la Bourse, où seuls des opérateurs assermentés peuvent agir.
(en anglais : broker)
, société de bourse…). Des banques et autres fonds investissent des milliards dans les denrées agricoles, sans la moindre intention d’en acquérir physiquement, mais plutôt pour émettre des titres et les revendre, alimentant la volatilité des cours. On estime que seuls 1 à 2% des contrats à terme agricoles se soldent par une livraison physique. Autrement dit, l’immense majorité des contrats à terme agricoles a une visée spéculative. Des intermédiaires réalisent de généreuses plus-values en anticipant – voire en provoquant - les fluctuations sur les marchés agricoles.

C’est à ce jeu que Cargill excelle, à l’instar de ses concurrents dans le négoce : Archer Daniels Midland, Louis Dreyfus ou Bunge. Le réseau de Cargill (filiales, fournisseurs, clients, joint-ventures, partenaires, etc.) est ici déterminant, comme pourvoyeur d’information. Le témoignage d’un employé de Black River, bras financier de Cargill, illustre les pratiques du groupe. Au printemps 2012, les récoltes de soja sud-américaines sont partiellement perdues, celles du maïs nord-américain sont mauvaises, comme la récolte de blé européenne : « Nous percevions ce qui se passait au printemps avec le soja. Nous avons prédit ce qui se passait dans le maïs dans la première partie du mois de juin et nous avons également senti ce qui se passait en Europe, dans la dernière partie du mois de juin. Nous avons pris une position longue sur les trois marchés,[…] le blé, le maïs et le soja. » [3]

Traduction : Cargill, sachant avant tout le monde que les récoltes seraient mauvaises, a acheté en grande quantité du blé, du soja et du maïs à long terme et à prix fixé. Lorsque les prix ont effectivement bondi, Cargill a empoché une énorme plus-value Plus-value En langage marxiste, il s’agit du travail non payé aux salariés par rapport à la valeur que ceux-ci produisent ; cela forme l’exploitation capitaliste ; dans le langage comptable et boursier, c’est la différence obtenue entre l’achat et la vente d’un titre ou d’un immeuble ; si la différence est négative, on parlera de moins-value.
(en anglais : surplus value).
. En 2008, Cargill aurait même réalisé un profit de 470.000$ en une heure pendant qu’un nombre record de personnes sombraient dans la crise alimentaire [4]. Comme l’explique la chercheuse Tania Salerno [5], la structure de la firme ne lui permet pas simplement de diversifier ses activités (en rachetant des concurrents, clients ou fournisseurs), mais aussi d’accroitre sa connaissance des marchés et l’information dont elle dispose, la plaçant à la fois comme producteur et fournisseur de matières premières agricoles, tout en spéculant sur les fluctuations de prix de ces mêmes matières agricoles. Un rôle pour le moins ambigu. Voici pour la partie légale.

Mais Cargill traine aussi quelques casseroles, notamment concernant des manipulations de prix, dont certaines ont abouti à des condamnations. En 2011, le groupe avec deux autres acteurs, a acheté l’ensemble du blé fourrager disponible au Royaume-Uni, dans une période de forte volatilité des prix [6], alimentant les soupçons de manipulation. En 2012, l’autorité de la concurrence indonésienne accusait Cargill de manipuler les prix du soja avec d’autres acteurs. En 2015, la Corée du Sud portait les mêmes accusations au groupe pour les prix de la nourriture animale. Depuis 2020, Cargill fait l’objet d’une enquête pour fixation des prix de la viande aux Etats-Unis, en compagnie de JBS et Tyson Foods. JBS a d’ailleurs accepté le versement de 52 millions de dollars en février 2022 pour solder les poursuites dans cette affaire. Cargill a été condamnée pour avoir formé un cartel Cartel Association de plusieurs entreprises d’un secteur en vue de réglementer la production de celui-ci : maintenir un même prix de vente sur le marché, se répartir des quotas de production, etc.
(en anglais : cartel, mais souvent coalition, syndicate ou trust)
avec d’autres producteurs de jus d’orange au Brésil en 2016.

Quand Cargill ne forme pas d’entente avec ses concurrents, il met en œuvre une subtile ingénierie pour transférer ses profits là où ils sont le moins imposés. Cargill possède par exemple 48 filiales au Canada. Celles-ci appartiennent toutes à deux entités basées au Luxembourg, répondant aux doux noms de Cargill International Luxembourg 6 S.A.R.L. et Cargill International Luxembourg 12 S.A.R.L [7]. L’une des plus importantes filiales de Cargill est spécialisée dans le trading. Elle est nichée en Suisse, probablement pour la pureté de l’air helvète. D’autres filiales ont élu domicile dans des lieux encore plus exotiques : Bahamas, Iles Vierges britanniques ou Barbade [8]. En 2011, l’Argentine avait épinglé le groupe pour évitement fiscal. Une autre condamnation a été prononcé en 2018 en Grande-Bretagne. Cette fois, Cargill était associé à Goldman Sachs pour son schéma d’évitement fiscal. Les 79 millions de livres sterling d’amende n’auront certainement pas ébranlé les deux géants dont les profits se comptent en milliards, tout au plus un peu écorné leur image.

 Un bilan environnemental qui laisse à désirer

Cargill se positionne sur pratiquement toutes les denrées agricoles. Une accusation récurrente essuyée par la multinationale américaine concerne sa complicité dans la déforestation. Celle-ci touche notamment le cacao (voir encadré Cargill en Belgique) et l’huile de palme. Au tournant des années 2010, la déforestation associée à la culture d’huile de palme faisait la une de la presse. Cargill s’approvisionnait, comme de nombreuses multinationales, auprès de fournisseurs rasant les forêts primaires indonésiennes et malaysiennes pour y planter des palmiers à huile. La firme affirme avoir serré la vis et a mis en avant un code de conduite en la matière.

Depuis, c’est en Amazonie que Cargill est pointé pour ses activités dans le soja brésilien. En Septembre 2014, la déclaration de New York, signée par 179 pays, promettait la réduction de moitié du rythme de disparition des forêts naturelles dans le monde d’ici 2020 et de s’atteler à arrêter la perte de forêts naturelles d’ici 2030. Cargill, l’un des signataires, affirmait alors vouloir « éliminer la déforestation issue de la production de matières premières comme l’huile de palme, le soja, le papier et la viande de bœuf d’ici 2020  ».

Pourtant, un an après la signature, le négociant annonçait une échéance en 2030 pour cesser toute forme de déforestation dans sa chaine d’approvisionnement. Début 2022, The Guardian révélait [9] que Cargill signait toujours des contrats avec des fournisseurs liés à la déforestation, comme l’avaient déjà montré des enquêtes l’année précédente [10], à chaque fois pour du soja destiné à l’alimentation du bétail en Europe. Une promesse non tenue de plus. Comme de nombreuses multinationales, Cargill y va de son petit slogan lénifiant : « Notre raison d’être : nourrir le monde de façon sûre, responsable et durable ». Pour le responsable et le durable, on repassera.

Cargill en Belgique
En Belgique, Cargill emploie quelques 1.200 travailleurs sur 8 sites. Implanté dans le pays depuis 1953 comme bureau d’importation de céréales, Cargill y transforme annuellement un million de tonnes de soja et colza en huiles brutes ou en tourteau pour la nourriture animale. Cargill produit aussi des agrocarburants via sa filiale Bioro, et des intrants pour les industries agroalimentaires ou cosmétiques (édulcorants, amidon, texturants…).

Le groupe est présent à Mouscron et Malines, pour la production de chocolat industriel. Avec ses concurrents Barry Callebaut et Puratos, Cargill truste 90% du marché belge du chocolat de couverture Couverture Opération financière consistant à se protéger contre un risque lié à l’incertitude des marchés futurs par l’achat de contrats d’assurance, d’actes de garantie ou de montages financiers.
(en anglais : hedge)
 [11]. La Belgique importe du cacao, notamment du Ghana et de Côte d’Ivoire, les deux principaux producteurs mondiaux. Ceux-ci sont en proie à une déforestation massive, du fait de nombreuses exploitations illégales installées dans des réserves naturelles. En 2017, l’ONG étatsunienne Mighty Earth [12] publiait une enquête sur le cacao produit dans ces plantations, remontant jusqu’aux revendeurs en Europe et en Amérique du Nord. Cargill figurait parmi les revendeurs ne s’embarrassant pas à vérifier l’origine de la production.

Soucieux du problème, la Côte d’Ivoire et le Ghana ont lancé l’initiative Cocoa & Forests, signée par les principaux industriels du secteur. Les multinationales signataires s’était alors engagées à stopper leur approvisionnement en cacao issu de plantations illégales. L’année suivante, Mighty Earth est retourné sur place et a constaté que la déforestation, loin d’avoir cessé, avait progressé malgré les promesses de Cargill. Le programme « Beyond Chocolate » enjoint le secteur du chocolat belge à respecter l’initiative Cocoa & Forests et à stopper l’importation issue de la déforestation à l’horizon 2030…

En 2015, on estimait à 2,1 millions le nombre d’enfant travaillant dans des plantations de cacao en Côte d’Ivoire et au Ghana. Nestlé et Cargill ont fait l’objet d’une plainte pour des accusations d’esclavage dans des plantations de cacao. Selon les plaignants, mineurs au moment des faits, les multinationales auraient sciemment continué à s’approvisionner auprès de fournisseurs faisant travailler de force des enfants, afin de maintenir des bas prix d’achat. La première plainte a été déposée en 2005. La Cour suprême américaine s’est déclarée incompétente fin 2021 pour juger ce cas, arguant que les faits n’ont pas eu lieu aux Etats-Unis. Les plaignants envisagent de réintroduire une plainte dans les mois qui viennent.

Romain Gelin, "Cargill : le géant invisible", Tchak !, printemps 2022.

Source illu : Cargill - Matt Leonard, Flickr- CC BY-NC-SA 2.0