Le mouvement "Occupy" celébrait ce lundi 17 septembre 2012 sa première année d’existence. Ébullitions populaires aux quatre coins des pays industrialisés. Éléments moteurs : politiques de paupérisation et, posé en système, inégalitarisme arrogant. Cela mène où ? Quelques réflexions critiques sur les idées qui guident les résistances actuelles
Cette analyse a été publiée dans le n°304 (juin 2012) de l’Agenda interculturel, périodique du Centre bruxellois d’action interculturelle (http://www.cbai.be/?pageid=57&idrevue=176 ), et dans le n°70 du Gresea échos (juin 2012).
Pour se mettre dans le bain, on va s’imaginer dans un salon de coiffure. Ou chez le dentiste. Pour faire patienter, meubler le temps, il y a en général une pile de journaux offerts à l’attention distraite de la clientèle.
L’oeil va tomber sur un exemplaire de Vanity Fair, février 2012, qui raconte l’épopée fugace des campeurs du mouvement made in USA dont le slogan, en septembre 2011, valait programme : "Occupy Wall Street". Le reportage est construit autour d’une série de témoignages de la "jet set" contestataires, cela rappelle assez la culture hippie, "peace and love" et "flower power", on y trouve même la chanteuse Joan Baez qui dit sa conviction profonde de voir tout cela déboucher sur un "meilleur équilibre entre capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
et travail". Peut-être.
On replie pour découvrir dans la pile, heureuse surprise, un Financial Times du 21 mai 2012. Il propose la recension d’un bouquin sur ledit mouvement pour, d’emblée, poser la question : qui s’en souvient encore ? Dit autrement, à peine un an plus tard, plus vraiment à l’agenda. Conclusion : ainsi va la vie.
On lit en diagonale, on replie et puis – peu vraisemblable chez le coiffeur ou le dentiste – on tombe sur une édition de L’Humanité (23 mai 2012). Elle reproduit une belle photo d’une manif à Madrid déployant un calicot proclamant en catalan "Le peuple : nous sommes la solution". Donc, ça continue ? Conclusion : ne jamais conclure trop vite. On range sur les étagères des petites notes mentales prises au vol et puis... Et puis quoi ? Il y a une signification ?
Ce qui paraît sûr au regard de l’historien, c’est qu’il n’y a aucune comparaison entre ces turbulences et, par exemple, la Commune, l’insurrection populaire de 1871. En 2011, aucune ville n’a été prise, il n’y a pas eu de "terreur blanche" pour ensuite noyer dans le sang – en mai 1871, quelque 30.000 Parisiens seront massacrés en moins d’une semaine. Et les élites politiques, économiques et financières qui auraient pu s’émouvoir, aujourd’hui, se préoccupent bien plus du manque d’allégeance de pays jugés coupables de voyouterie, tous hors de la sphère occidentale, pas un hasard : Argentine, Bolivie, Ukraine, Iran, Venezuela, Syrie ou Serbie [1]. Et ça continue.. Il suffit de lire leurs déclarations dans le texte. Le camping contestataire est le cadet de leurs soucis [2]. Il faut pouvoir regarder cela en face.
Comment faire masse
Le vieux rêve d’une société juste paraîtra par voie de conséquence plus éloigné que jamais. On veut dire par là une société où, pour reprendre les expressions de Marx, le "règne de la nécessité" aura fait place à celui de la liberté et où, pleinement épanoui, l’homme ira "chasser le matin, pêcher l’après-midi, s’occuper du bétail le soir et après le repas s’adonner à la critique, selon son bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique." [3] Ce rêve se fait attendre alors que, cependant, comme notait déjà en 1949, avec une pointe d’amertume, le philosophe Ernst Bloch : "Depuis un siècle au moins la société socialiste est pratiquement possible" [4] – possible, mais, las !
Un autre monde est possible mais demeure essentiellement cela : possible, sans plus. Qu’est-ce qui empêche, aujourd’hui ? Là, on est forcément réduit aux hypothèses et, parmi celles-ci, à chercher celle qui émerge. Paraît alors significatif l’effondrement dans les consciences de la "forme parti" – le fait que le projet de transformer le monde ne soit plus associé à la nécessité de s’organiser autour d’une structure porteuse (un parti constitutif d’un contre-pouvoir) mais, bien au contraire, en y voyant comme une sorte de mal absolu dont il faudrait à tout prix faire l’économie.
Historiquement, ce basculement conceptuel trouve son parallèle dans la fin du bloc soviétique, 1989, 1991 suivi du putsch de Yeltsin par dissolution du parlement en 1993 [5]. Pas du jour au lendemain, bien sûr. Il y a eu, depuis les années 1970, un lent et méthodique travail de sape idéologique – "nouveaux philosophes" et consorts – qui s’est employé, avec succès, à démolir l’idée même du "Grand Récit" explicatif et mobilisateur comme levier de transformation de la société. Du point de vue théorique, cela ne pouvait aboutir, sur le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
des idées, qu’à la multiplication de "petits récits" (chacun sa petite idée à l’audimat du télégénique), bref une bricabracologie plus romantique que politique dont l’effet principal est de ne présenter aucun danger pour le monde qu’elle prétend vouloir transformer. On l’a vu plus haut, les élites ne s’en émeuvent guère.
Leçons historiques
Sans doute faut-il s’interroger sur l’attrait qu’exerce cette inclinaison pour le "do-it-yourself" et la petite "réserve d’Indiens" où l’émancipation sera d’abord individuelle, au mieux celle d’une marginalité célébrée. Des auteurs s’en sont fait les avocats, tel Miguel Bensayag : "La seule chose qui existe, ce sont des actes, multiples, de libération" [6]. D’autres, plus sceptiques, rejoignent Daniel Bensaïd pour observer que le rejet de la "forme parti" s’accompagne en général "d’une apologie des coalitions ponctuelles, des formes fluides et réticulaires, intermittentes et affinitaires" [7] – qui ne débouchent pas sur grand-chose.
Et, à supposer que l’avènement d’un monde unipolaire et la disparition d’un "bloc alternatif" soient le terreau qui a fait naître tel un automatisme le rejet épidermique de la structure partisane caractéristique des "nouvelles résistances" : s’interroger aussi sur la persistance d’un discours omniprésent qui s’échine à diaboliser l’expérience soviétique, bien que défunte depuis longtemps. Comme si le "spectre" rôdait toujours.
Il y a là comme un indice. L’ennemi de l’ennemi est un ami proclame l’adage stratégique, il vaut d’être gardé en mémoire. Ce que les élites conservatrices intéressées au maintien de l’ordre établi désignent comme ennemi – États souverainistes du Sud, foyers religieux intransigeants, héritage et conquêtes des luttes ouvrières – n’est pas une mauvaise aune pour juger de l’effectivité d’un plan de résistance. L’histoire aussi, bien sûr. 1789, 1917, 1936, 1949 : les grandes dates de bouleversements sociaux ne sont pas nées sous les tentes d’un camping improvisé, il y avait à chaque fois un parti pour ouvrir le chemin. Donc, s’interroger. Et d’abord sans doute sur le fait – primordial dans l’hypothèse développée ici – que la question de la forme parti fasse si peu débat. Pourquoi ? Qui y a intérêt ?
Sans doute faut-il voir dans les nouvelles fermentations rebelles le signe heureux d’un retour au politique après trois décennies d’électrocardiogramme plat, mais un préalable serait d’en discerner les causes : ce qu’elles ont modifié dans le pensé et qui déterminent toujours la construction, aujourd’hui, d’alternatives [8].
Affaire de conjoncture ?
Ce n’est pas la seule hypothèse. Il faudrait y joindre – car cela fait système – les effets paralysants de ce que, avec plus d’acuité que d’autres, Adorno nommait le "monde administré" : contrôle social bureaucratique de tous les instants et multiplication des interdits réglementaires [9]. Sous couvert de mieux-être sécuritaire (codes d’accès, passages cloutés), sanitaire (intégrisme anti-tabac), environnemental (tri d’ordures), voire de cohésion sociale (bannissement d’opinions "haineuses" non conformes), la pression du "penser correct" s’est vue épaulée par une injonction du "comporter correct" qui n’est pas loin d’être totalitaire dans ses ambitions de formater le quotidien de chacun. Cette pression-là risque de tuer dans l’œuf toute pensée "résistante". C’est encore Ernst Bloch qui parle : "L’homme utile à la société bourgeoise", rappelait-il, "sera petit (...) Ne fumera pas, ne boira pas, ne jouera pas aux cartes, ne regardera pas les filles, se laissera dresser, discipliner jusqu’à devenir une honnête camelote." [10]
Hypothèse à ranger parmi les freins immobilisants, encore, que le façadisme démocratique voilant un système parlementaire mis hors jeu (rien ne s’y décide et depuis belle lurette), que le mirage de nouvelles formes de courtisaneries "participatives", en général peu ouvertes (sauf aux groupes d’intérêts qui s’autoproclament "société civile", cache-sexe commode), que l’attrape-nigaud, enfin, de la "bonne gouvernance" qui prend les États pour des marionnettes, les peuples pour des variables d’ajustement soumis à expertise et toute pensée rebelle pour une affaire de police.
Le tableau n’est pas engageant. Peut-être n’est-ce que conjoncturel. Le temps court n’est pas le temps long. La chouette de Minerve, veut l’adage hégélien, s’envole au crépuscule : au matin, elle est éblouie et peine à discerner ce que lui réserve les lendemains. L’historien Eric Hobsbawm, dans son panoramique sur notre siècle court [11], se disait tout aussi désemparé : la fin des années septante, notait-il, a ouvert une ère de "décomposition, d’incertitude et de crise", et crise avant tout "sociale et morale", une "crise des croyances et des présupposés" qui, au nouveau millénaire, rend manifeste "que nous ne savons pas où nous nous dirigeons, ni même où nous voudrions aller." Aller de l’avant, oui, mais alors avec une boussole, en prenant pour guide l’histoire, seule science qui soit.