Le trafic aérien se porte bien, merci pour lui. Cela vaut autant pour le transport de passagers que de marchandises. Ce dernier profite notamment de l’explosion des commandes en ligne sur des plateformes comme Shein ou Temu. De quoi faire les beaux jours de l’aéroport de Liège, toujours plus au centre de ce business aux conséquences sociales et environnementales pourtant désastreuses.
Après plusieurs années d’incertitude liée à la pandémie de covid-19, le secteur du transport aérien a retrouvé le sourire. En juin dernier, l’IATA annonçait ainsi une année 2024 « record », avec notamment le transport attendu de 4,96 milliards de passagers, dépassant pour la première fois le précédent record de 2019 (4,54 milliards) [1]. Du côté du transport de marchandises, la situation est un peu différente. En effet, le fret aérien ayant au contraire largement bénéficié de la pandémie, le retour à la normale était vu avec moins d’enthousiasme. En particulier du côté des opérateurs spécialisés, qui avaient augmenté leur offre pour compenser le maintien au sol des avions passagers dans lesquels voyageait traditionnellement une grosse partie du fret aérien (ce qu’on appelle le « belly cargo »). Or, à mesure que le transport de passagers retrouvait ses niveaux d’avant la pandémie, la crainte était que les nouveaux avions-cargo mis sur le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
ne trouvent plus preneur. D’autant que le transport maritime, lui aussi mis à mal par les confinements successifs, reprenait également des couleurs.
Un rebond inespéré
Mais c’était sans compter sur l’arrivée de nouvelles perturbations dans le domaine du fret maritime (en particulier suite aux attaques de bateaux par les Houtis en mer rouge), ainsi que sur l’explosion, ces dernières années, des commandes en ligne sur des plateformes comme Shein et Temu [2]. Comme l’explique notamment le journal Les Échos, « à eux deux, Shein et Temu affrètent l’équivalent de 90 avions-cargos Boeing… par jour ! Neuf mille tonnes de marchandises transportées quotidiennement dans les avions » [3]. Plus largement, une récente étude de l’ONG Stand.earth souligne le basculement intervenu dans le marché du fret aérien ces dernières années : « Avant la pandémie de covid-19, le fret aérien était logiquement dominé par les denrées périssables, les livraisons urgentes et les articles de luxe. Les perturbations sans précédent du transport maritime et de la chaîne d’approvisionnement ont créé une distorsion du marché unique dans l’histoire : les marchandises non urgentes, non périssables et de moindre valeur ont été de plus en plus transportées par fret aérien ». Et les auteurs de constater que « ce que beaucoup considéraient comme une anomalie pandémique se poursuit en réalité, voire s’amplifie dans certains cas. » [4]
Résultat : tandis que les émissions de CO2 liées au transport de passagers retrouvent – et dépassent même – les niveaux de 2019, celles qui découlent des seuls vols cargo ont bondi sur la même période de 25%. Toujours selon la même étude, UPS et FedEx seraient responsables à elles seules de près d’un quart de toutes ces émissions pour l’année 2023, tandis qu’Amazon prime « est l’un des pollueurs dont la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
est la plus rapide dans le secteur ». Un constat que l’on peut également étendre aux acteurs chinois du e-commerce qui se sont lancés dans une stratégie de conquête à l’international dont l’aéroport de Liège constitue la principale porte d’entrée pour l’Europe. Une position acquise à partir de 2018 et l’arrivée du géant Alibaba [5]. Jusque-là, le commerce électronique était quasiment inexistant à Bierset. Aujourd’hui, il représenterait plus de 20% du trafic total, le nombre de colis traités annuellement se chiffrant en centaines de millions [6]. 500.000 par jour, uniquement pour Alibaba [7], auxquels il faut ajouter ceux de Shein ou Temu pour lesquels trois vols supplémentaires par semaine viennent d’ailleurs d’être ajoutés à l’aéroport de Liège [8].
Multiplications des polémiques en Europe
« Nous sommes devenus le leader du e-commerce aérien en Europe », se félicitait ainsi le CEO de l’aéroport, Laurent Jossart, dans une interview récente [9]. Une « performance » qui vient toutefois avec son lot de critiques, et pas uniquement en termes d’impacts environnementaux ou de nuisances diverses [10]. En mars dernier, la Commission européenne a par exemple annoncé ouvrir une enquête sur AliExpress pour des soupçons de « dissémination de produits illégaux » via ses plateformes [11]. En juin, on apprenait également que la Belgique s’était acquittée – en toute discrétion – d’une amende de 251 millions d’euros en 2021 en lien avec l’import frauduleux de textile chinois à l’aéroport de Liège [12]. Encore plus récemment, la fédération belge du e-commerce a envoyé une lettre ouverte aux dirigeants belges et européens les appelant « à une action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
urgente pour remédier à l’inégalité des conditions de concurrence entre les boutiques en ligne chinoises et européennes », en soulignant « qu’avec l’établissement du centre logistique chinois Cainiao eHub à Liège, le gouvernement belge peut jouer un rôle important dans ce domaine » [13].
Cette dernière sortie médiatique est d’autant plus interpellante qu’un des arguments phares des autorités wallonnes et de la direction de l’aéroport pour défendre l’accord avec Alibaba, en 2018, consistait précisément à mettre en avant son potentiel pour aider au développement des PME et du commerce électronique belges et européens… Désormais, les mêmes autorités se retranchent derrière la « loi du marché » pour refuser d’assumer leurs responsabilités. À l’image de Michel Kempeneers, directeur général des affaires internationales à l’Awex (Agence wallonne à l’Exportation) et l’un des principaux artisans de l’accord conclu avec Alibaba en 2018, qui déclarait récemment : « On aimerait freiner le commerce électronique et le cadrer davantage au niveau européen. Mais le marché et le consommateur reviennent au galop vu la compétitivité des prix et le marché reprend naturellement sa place. » [14]
En 2018, M. Kempeneers affirmait pourtant que l’accord avec Alibaba allait donner « de nouvelles opportunités aux PME belges qui souhaitent non seulement exporter sur le marché chinois, mais au-delà inscrire résolument leur stratégie dans la Nouvelle Économie digitale » [15]. Qu’à cela ne tienne, faute de pouvoir le « freiner » et « l’encadrer au niveau européen », l’aéroport de Liège compte bien continuer de développer au maximum le commerce électronique avec la Chine, quelles qu’en soient les conséquences par ailleurs. Une stratégie qui semble toujours bénéficier du soutien de la Région wallonne, dont le nouveau gouvernement vient de réitérer sa volonté de soutenir « les sociétés de gestion des aéroports dans leurs projets de développement synonymes de création d’emplois et de valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
pour la Wallonie » [16]… Comprenne qui pourra.
Pour citer cet article : Cédric Leterme, "Boom du fret aérien lié au e-commerce : Liege Airport en première ligne… malgré les polémiques", Gresea, juillet 2024.
Source phtoto : Vberger, Public domain, via Wikimedia Commons, 22 juillet 2024.