Les bilans sociaux existent depuis une trentaine d’années en France. En Belgique, c’est en 1995 que la loi va imposer aux entreprises de se plier à un devoir d’information économique. Après trois décennies d’application en France et près de quinze ans chez nous, quelles évolutions ont caractérisé les bilans sociaux ? Justifient-ils les espoirs que certains politiques et syndicalistes avaient placés en eux ?

En trente ans, les rapports de force entre salariés et employeurs ont profondément changé, au détriment des premiers. A cause de ce ressac, le mouvement de dérégulation Dérégulation Action gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d’exercer un contrôle, une surveillance des activités d’un secteur, d’un segment, voire de toute une économie.
(en anglais : deregulation).
de la sphère marchande passant sous le nom de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) a imposé ce concept comme un élément majeur déterminant le statut de l’entreprise dans la société. Au risque de délégitimer purement et simplement la conflictualité sociale ? En quoi la montée de la responsabilité sociale de l’entreprise affecte-t-elle les bilans sociaux et, plus généralement, l’information économique à destination des travailleurs ? Ces questions sont importantes pour les organisations syndicales qui ont besoin de données relativement complètes sur les entreprises pour élaborer leurs stratégies revendicatives.

 Rétroactes

En 1977, la France, par voie législative, imposait aux entreprises dont l’effectif est supérieur à 300 personnes la publication d’un bilan social et, ainsi, de communiquer un certain nombre de données au public [1]. Selon le prescrit légal, les données du bilan social doivent inclure les éléments suivants : l’emploi, la rémunération, l’hygiène et la sécurité, les conditions de travail, la formation, les relations professionnelles ainsi que les conditions de vie dans l’entreprise. On notera que le bilan social "Made in France" ne devient définitif qu’après consultation du comité d’entreprise et que les salariés comme les actionnaires des entreprises concernées peuvent en recevoir gratuitement un exemplaire. Il doit également être envoyé à l’inspecteur du travail et remis aux commissaires aux comptes. On notera enfin que le bilan social a été conçu en France sous les auspices d’un organisme public, l’Anact, acronyme de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail. (Pour une présentation in extenso de ses rubriques, voir annexe 1 et 2)

On est tout surpris de constater qu’à la fin des années 70 (à l’époque, les rapports de force étaient plus en faveur du monde du travail), la droite giscardienne était bien forcée d’envisager le conflit social comme inhérent à la vie de l’entreprise. Lorsque le bilan social fut porté sur les fonds baptismaux outre-Quiévrain, le ministre français du Travail, lors des débats parlementaires, situait les enjeux de l’information économique du côté de la concertation sociale : "l’entreprise restera toujours dans les sociétés libres un lieu de conflit. Mais s’il est des conflits dévastateurs et négatifs, il en est d’autres qui sont fructueux" [2]. Et le bon ministre de conclure, un brin candide et moralisateur, "le bilan social peut réduire le nombre des premiers et augmenter celui des seconds" [3].

Disposant de ces informations, nous pouvons poser un jalon dans notre réflexion. Le bilan social, dans sa version française, vise dès l’origine l’amélioration des conditions de travail en reconnaissant pleinement la valeur structurante du conflit social comme mode de régulation des relations industrielles. C’est à la lumière de ce point de départ que les évolutions en matière de "reporting social" doivent être appréciées et que des comparaisons peuvent être effectuées.

En 25 ans, de nouveaux outils sont apparus en France en matière de reporting. Quels sont-ils ? Et en quoi différent-ils fondamentalement de la philosophie du bilan social ?

 All you need is love ?

On était en 1977. On fait un bond à 2002. Du social, on est entre-temps passé au "sociétal", une nouvelle forme, une nouvelle idée de bilan. Bilan sociétal, donc, qu’en dire ? Le bilan sociétal français, contrairement au bilan social qui est obligatoire pour les entreprises visées par la loi, relève fondamentalement d’une démarche volontaire. C’est une première différence. Il en est d’autres. Les rubriques – les critères – retenus pour fournir une information adéquate d’une entreprise ont aussi fait un "bond". En 1977, ils étaient exclusivement de type quantitatif, objectivable. En 2002, on est dans le qualitatif, la subjectivité la plus totale : exemple, ainsi, que la rubrique n°5 de "convivialité", censée fournir des indications sur "la capacité à entretenir des rapports entre les personnes : ambiance, relations, etc." (sic – descriptif complet en annexe 3). Le caractère fort qualitatif (et pour tout dire subjectif) des critères posés par le bilan sociétal pose, en l’occurrence, moins problème que la manière dont les constats sont posés. En effet, le dispositif du bilan sociétal n’inclut pas d’obligation de consultation du conseil d’entreprise. Enfin, troisième différence, nous nous situons là clairement dans le cadre de la fameuse responsabilité sociale de l’entreprise et de la "soft law" qui se caractérise par "le recours à la norme d’origine privée élaborées par les parties elles-mêmes par opposition à la norme publique créée par un organe ayant une légitimité construite dans un ordre juridique" [4].

Le bilan sociétal a été élaboré par le CJDES (Centre des jeunes dirigeants et des acteurs de l’économie sociale) durant l’année 2002. A partir d’un questionnaire de 450 indicateurs, 15 critères (au demeurant forts intéressants) sont répertoriés par le bilan sociétal.

Le régime du bilan sociétal est globalement marqué par une déconflictualisation des relations industrielles. Sous l’emprise de la soft law, "les discours RSE [ndlr. Responsabilité sociale de l’entreprise] avancent sur une vision déconflictualisée de l’entreprise et plus généralement de la société, société dans laquelle des valeurs communes pourraient être définies et défendues" [5].

Dans le cadre de la mise en œuvre de la responsabilité sociale, "l’entreprise semble se rapprocher d’une fonction politique et préempter un rôle qui est celui du décideur politique." [6] Cela est sans doute lié au fait qu’elle s’autoproclame légitime pour ce qui est de l’évaluation. En opérant de la sorte, l’entreprise vise-t-elle autre chose qu’à renforcer son pouvoir vis-à-vis de la puissance publique et des salariés sans permettre à ces derniers de faire valoir un contre point de vue ? [7] Contrairement aux dispositions qui président à la production et au contrôle de l’information dans le cadre du bilan social.

 D’écran de fumée en écran de fumée

Si l’on constatait un réel progrès dans la manière dont les grandes entreprises communiquent via les dispositifs RSE, on pourrait conclure que la montée en régime de la "soft law" n’équivaut pas à une régression par rapport à la vision du bilan social en termes d’information économique. Cela n’est pas le cas.

Prenons le cas – petit bond en arrière : 2001 – de la troisième progéniture du bilan "socialo-social" et, donc, de l’application de la "loi NRE", dite des nouvelles régulations économiques. "Fondée sur une exigence de transparence de l’information, cette loi dispose que les entreprises françaises cotées en bourse Bourse Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
devront
, en plus des informations comptables et financières classiques, présenter, dans leur rapport annuel de gestion, un ensemble de données sur les répercussions environnementales et sociales de leurs activités" [8].

La loi NRE est en quelque sorte une extension du bilan social de 1977 et impose aux entreprises de communiquer sur des aspects non seulement sociaux mais aussi environnementaux (liste complète des rubriques : annexe 4).

Contrairement au bilan sociétal qui procède d’une démarche volontaire, les critères NRE sont fixés, comme on vient de le voir, par la loi. Tout devrait donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Hélas, la loi NRE souffre de plusieurs lacunes : "l’absence de sanctions, le manque de dispositifs de contrôle,- l’absence de définition précise concernant le périmètre concerné (holding Holding Société financière qui possède des participations dans diverses firmes aux activités différentes.
(en anglais : holding)
ou groupe / mondial ou national)" [9] ainsi que la non-implication du monde syndical qui, contrairement à ce qui passe avec les bilans sociaux, n’a pas voix au chapitre via les conseils d’entreprise.

Dans le cadre du dispositif de la loi NRE, l’entreprise est toute puissante pour établir une description de l’impact social et environnemental de ses activités. Ainsi, l’absence de sanction amène un certain nombre d’entreprises concernées par la loi à ne pas respecter cette dernière.

"En matière de conformité à la loi, voici trois ans que la moyenne ne progresse plus guère et oscille autour des 85%. Seulement 9 entreprises sont en conformité avec la loi" [10]. Concernant les données émises par les entreprises, le doute n’est pas de mise : "les entreprises visent plutôt à enchanter leur monde qu’à en faire apparaître les contours complexes ou plus sombres (…). Il serait sans doute temps pour les entreprises de revoir leur manière de procéder pour l’élaboration de leur reporting social. L’exercice a de moins en moins d’intérêt pour le lecteur" [11].

Dans le cas, par exemple de la sous-traitance Sous-traitance Segment amont de la filière de la production qui livre systématiquement à une même compagnie donneuse d’ordre et soumise à cette dernière en matière de détermination des prix, de la quantité et de la qualité fournie, ainsi que des délais de livraison.
(en anglais : subcontracting)
, il apparaît que les données rapportées par quasiment toutes les entreprises cotées en Bourse n’abordent ce sujet que sous la forme de déclaration de principes portant sur leur politique d’achat responsable. Bref, du vent !

Une involution s’est produite entre 1977 et 2001. Le reporting social apparaît de plus en plus marqué par un recul de la prise en compte de la conflictualité sociale au sein de l’entreprise. Ce mouvement régressif a une histoire. Il a pour cadre la montée du libéralisme Libéralisme Philosophie économique et politique, apparue au XVIIIe siècle et privilégiant les principes de liberté et de responsabilité individuelle ; il en découle une défense du marché de la libre concurrence. en Europe avec pour corollaire un certain nombre d’attaques sur les syndicats et le droit des salariés.

 En Belgique ?

Une rapide comparaison entre les conceptions belge et française du bilan social atteste de la pertinence de cette grille de lecture. Le bilan social, dans sa version belge, oblige les entreprises à communiquer essentiellement les données relatives à l’emploi. A l’origine, nota bene, l’objectif de la loi sur le bilan social était de vérifier l’impact des aides publiques en faveur de l’emploi. C’est là une première différence avec le bilan social tel que conçu par le législateur français qui affichait de hautes ambitions en matière de critères retenus.

Le bilan social dans sa conception française envisage, depuis 1977, la situation de travail dans sa totalité et pas seulement sous l’angle de l’emploi (cfr. annexe 1). En outre, le bilan social, dans la législation française, doit être avalisé par le comité d’entreprise. Cette disposition associe fortement les syndicats au contrôle de l’information. Rien de tel en Belgique.

C’est que le bilan social belge a été introduit dans la législation en 1995 après que se soit produit dans la foulée le grand mouvement de régression sociale des années 80 et 90. En 1995, au moment où le bilan social belge voyait le jour, un auteur s’interrogeait : "le bilan social belge est plus modeste, centré sur l’emploi, plus lisible. (…). Deviendra-t-il un outil de concertation comme ce fut une ambition du bilan social français ? [12] " Quinze ans plus tard, la réponse est évidente.

Car, entre-temps, le législateur belge a introduit une série de "simplifications" du bilan social. Ainsi, la loi du 23 décembre 2005 du pacte dit de "solidarité entre les générations" supprimait la rubrique du bilan social ayant trait aux mesures en faveur de l’emploi "dès lors qu’un organisme public sera en mesure de communiquer lesdites informations aux entreprises" [13]. (Tableau complet des rubriques du bilan social belge : annexe 5).

Les partenaires sociaux représentés au sein du conseil national du travail (CNT) se sont exprimés négativement sur les modifications apportées aux dispositions régissant le bilan social. Dans son avis 1536, le Conseil dit "se réserve le droit d’élaborer en temps opportun une proposition alternative concernant la simplification du bilan social, afin qu’elle puisse encore être introduite lors de l’examen parlementaire de l’avant-projet de loi par le biais d’un amendement" [14]. Sur le site de la Chambre, on repère dans le rapport ayant trait aux travaux parlementaires que pour se conformer à l’avis du CNT, deux amendements ont été introduits le 15 décembre 2005 par la députée Greet Van Gool (Spa-Spirit).

Cela n’a pas visiblement empêché la simplification administrative de suivre son cours. Ainsi, la loi du 27 décembre 2006 stipule que l’employeur ne devra plus compléter de document en ce qui concerne l’usage, au cours de l’exercice, des mesures en faveur de l’emploi. Une matière évidemment sensible quand on connaît l’impact financier de ces mesures sur la sécurité sociale.

Dorénavant, c’est l’Office national de sécurité sociale (ONSS) qui fera parvenir ces données à l’employeur. Ce dernier communiquera unilatéralement (c’est-à-dire sans passer par une procédure d’avis) ces informations à son conseil d’entreprise (CE) ou, à défaut, à sa délégation syndicale ou encore, à défaut de ces deux organes, aux travailleurs de l’entreprise. Dans ce dernier cas de figure, ces informations doivent pouvoir "être consultées par les travailleurs au lieu où le règlement de travail doit être conservé, conformément à la loi du 8 avril 1965 instituant les règlements de travail" [15]. Si l’employeur devait manquer à ces obligations d’information, des sanctions pénales sont prévues (emprisonnement de huit jours à un mois de prison et d’une amende de 26 à 500 euros ou d’une de ces peines seulement, l’employeur, son préposé ou mandataire) [16]. Devenue effective en décembre 2008, cette disposition doit encore passer devant l’épreuve des faits. Passera, passera pas, l’information : affaire à suivre.

Avec le recul, il apparaît que des rapports de force différents sur le plan social ont présidé à la naissance des bilans sociaux en France et en Belgique. En 1977, le législateur français, vu le contexte historique de l’époque, ne pouvait pas ne pas inscrire le bilan social dans la trame des conflictualités sociales. Pour ce faire, il accordait un pouvoir d’avis au comité d’entreprise. Par là même, il faisait entrer l’information économique dans la sphère des droits acquis.

Vingt ans plus tard, le bilan social belge naissait bien fragilisé sur la scène des outils de "reporting social". La RSE avait produit un effet idéologique fâcheux qui amenait certains à professer que l’information économique pouvait se développer en dehors de toute prise en considération de la centralité dans la vie de l’entreprise du conflit capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
-travail.

Ce qui explique que dans son contenu même le bilan social belge est apparu bien maigrelet. Il se cantonne au seul chapitre de l’emploi alors que son grand frère français s’intéresse au travail dans sa globalité. Trop peu en prise avec l’ensemble des revendications potentielles de l’acteur syndical, le bilan social en Belgique était condamné, dès le départ, à n’exister que sur un mode, somme toute, mineur.

 Annexes :

 


Pour citer cet article :

Xavier Dupret, "Bilans sociaux en France et en Belgique. Le point.", Gresea, juillet 2009. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1662



Notes

[1Au départ, le bilan social "made in France" ne concernait que les entreprises de plus de 750 salariés. Le champ d’application s’est finalement vu élargi, intégrant les entreprises à partir de 300 salariés.

[2Jacques Igalens, "Etude comparative des conceptions française et belge du bilan social" in "Vingtième anniversaire du bilan social", LIRHE, Toulouse, p.118, 1997 (URL : http://www.e-rh.org/documents/bilan/etude_comparative.pdf. Date de consultation : 29 mai 2009)

[3Cité par Jacques Igalens, ibid.

[4Marie-Ange Moreau, "La recherche de nouvelles méthodes de régulation sociale : quelles fonctions ? Quelles complémentarités ?", European University Institute, Department of law, mai 2005, p.5. (URL : http://www.iue.it/PUB/law05-08.pdf). Consultation en date du 23/05/09)

[5Catherine Bodet et Thomas Lamarche, "La Responsabilité sociale des entreprises comme innovation institutionnelle. Une lecture régulationniste", Revue de la régulation, Juin 2007. http://regulation.revues.org/index.html

[6Ibid.

[7Raisonnement repris à Catherine Bodet et Thomas Lamarche, op.cit.

[8Source : http://www.rsenews.com/public/dossier_eco/loi-nre.php?rub=1 (consultation en date du 26 mai 2009)

[9Ibid.

[10Groupe Alpha, "Les informations sociales dans les rapports 2007. Sixième bilan d’application de la loi NRE", octobre 2008,p.4.

[11Ibid.,p.5.

[12Jacques Igalens, op.cit., p.124.

[13http://www.emploi.belgique.be/defaultNews.aspx?id=15950 (Site du service public fédéral Empli, travail et concertation sociale).

[14http://www.cnt-nar.be/AVIS/avis-1536.pdf, 30 novembre 2005 (consultation en date du 29 mai 2009).

[15Article 220, alinéa 3 de la loi du 27 décembre 2006 portant des dispositions diverses (1)

[16Article 227 de la loi du 27 décembre 2006 (Ibid.)