La réforme du chômage portée par le gouvernement Arizona s’inscrit dans une longue liste d’attaques qui se sont multipliées à partir des années 1980, souvent au nom d’un meilleur respect du principe assurantiel. Pourtant, le droit au chômage n’est pas une assurance au sens strict, il est surtout beaucoup plus que cela.

Commençons par rappeler ce qu’est le droit au chômage. Il s’agit d’une protection contre la perte d’emploi. Ou plutôt, d’une protection contre la perte de revenu liée à une perte d’emploi. On comprend donc vite qu’il s’agit d’un droit fondamental dans des sociétés capitalistes et marchandes comme les nôtres, dans lesquelles l’écrasante majorité de la population dépend du marché du travail pour survivre, avec ce que cela implique de fluctuations et d’incertitudes. Une situation qui n’a rien de naturel – et d’ailleurs historiquement assez récente [1] – que l’on pourrait tout à fait remettre en question. Après tout, une façon d’en finir avec le problème du chômage pourrait passer par la fin de l’emploi comme mode d’organisation dominant du travail – et donc d’accès aux moyens de subsistance et autres droits qui y sont liés – puisque le chômage ne désigne jamais que l’absence d’emploi (et non pas l’absence de travail) [2]. Supprimer le second, c’est donc nécessairement en finir aussi avec le premier. Mais à l’inverse, s’en prendre au droit au chômage sans toucher à la situation de dépendance au marché qu’il était censé venir tempérer constitue une régression sociale d’une brutalité inouïe…
En Belgique, le droit au chômage a été définitivement consacré en 1945 en tant que droit contributif, c’est-à-dire comme un droit lié à une exigence de cotisation préalable (« j’ai cotisé, donc j’ai droit ») [3]. Couplée au principe de mutualisation des risques, cette caractéristique le rapproche d’une logique d’assurance. C’est d’ailleurs souvent au nom d’un meilleur respect de cette logique assurantielle qu’ont été menées des attaques historiques contre le droit au chômage, jusqu’à la dernière en date [4].
C’est toutefois oublier – ou faire semblant d’oublier – deux éléments fondamentaux. Premièrement, le droit au chômage n’est pas une assurance au sens d’une protection individuelle fondée sur un contrat financier marchand. Il s’agit d’une assurance collective et solidaire, qui fonctionne selon la logique du « chacun·e selon ses moyens à chacun·e selon ses besoins », financée par du salaire socialisé (les cotisations sociales) qui est perçu et immédiatement redistribué entre les différentes branches de la sécurité sociale. Il n’y a donc pas de logique d’accumulation ou de profit. Il s’agit d’une institution salariale qui, à ce titre, devrait être gérée par et pour les salarié·es puisqu’il est question de leur salaire, et dont le fonctionnement échappe, par construction, aux circuits de la finance et de la spéculation capitalistes. Deux caractéristiques qui expliquent déjà une bonne partie de la violence et de la nature des attaques subies depuis plusieurs décennies.
Deuxièmement, le droit au chômage c’est aussi (et surtout !) un outil de défense et de lutte de l’ensemble des salarié·es contre la dépendance au marché du travail et son corollaire en régime capitaliste : l’arbitraire patronal. Rappelons, en effet, que pour les capitalistes, le chômage, c’est cette « armée de réserve » qui permet de tirer les conditions de travail vers le bas et de discipliner une main-d’œuvre qui, sinon, pourrait se montrer trop exigeante [5]. Ce n’est donc pas pour rien si le droit au chômage puise ses origines dans les caisses de secours mutuels des ouvriers et ouvrières qui les utilisaient également comme caisses de grèves pour subvenir à leurs besoins de base en cas de conflit avec leur employeur. Loin des discours qui opposent les « travailleurs qui se lèvent tôt » aux « assistés », attaquer le droit au chômage, c’est donc évidemment une façon de fragiliser tous les travailleur·euses (dans ou hors emploi) en accentuant la concurrence sur le marché du travail. Pour le dire autrement, l’ensemble des salarié·es bénéficient d’un droit au chômage protecteur, y compris celles ou ceux qui n’en auront peut-être jamais directement besoin, puisque cela diminue mécaniquement le nombre de personnes prêtes à tout accepter pour trouver un emploi.
En parallèle, on peut également rappeler que le droit au chômage constitue également un mécanisme de solvabilisation de la demande et donc de stabilisation des cycles économiques particulièrement utile en cas de crise, comme on l’a encore observé lors des chocs de la crise de 2008, ou plus récemment avec la pandémie de covid-19. Dans ce dernier cas, le recours massif au chômage temporaire a permis d’éviter de nombreux licenciements secs, en maintenant dès lors également les travailleur·euses concerné·es et leurs savoir-faire disponibles pour la reprise. La sécurité sociale et le droit au chômage jouent ainsi également un rôle d’amortisseur des crises du capitalisme.
Plus largement, on peut également voir le droit au chômage – et par extension la sécu – comme un mécanisme de socialisation de certaines productions (ex. : les soins de santé, mais aussi le travail bénévole, militant, reproductif, etc.) en dehors du marché lucratif et parfois même en dehors du marché de l’emploi.
Caractéristiques du système belge
Le système belge se caractérisait encore, il y a peu, par deux propriétés, souvent présentées comme des « anomalies », voire des « privilèges » en comparaison d’autres pays. D’un côté, le caractère illimité dans le temps du versement des allocations. De l’autre, l’existence d’allocations de chômage que l’on peut percevoir « sur base des études », à côté de celles qu’il est possible de percevoir « sur base d’un travail ». Deux atteintes manifestes au principe assurantiel censé guider (à tort) le droit au chômage.
Ce que l’on oublie toutefois en général de préciser, c’est que ces deux caractéristiques étaient largement compensées par d’autres spécificités du droit au chômage en Belgique, à savoir des conditions d’accès parmi les plus strictes d’Europe et des montants d’indemnisation (à la fois en termes de taux de remplacement par rapport au dernier salaire et de plafonds maximum) parmi les plus faibles… Le chômage belge n’était donc pas particulièrement généreux – d’ailleurs, la Belgique se situait dans la moyenne européenne en matière de dépenses en pourcentage de PIB – simplement, on y avait opté pour une combinaison entre la durée, les conditions d’accès et les montants différents des autres pays.
Comparaison internationale des conditions d’accès et montants d’indemnisation du chômage
Il faut également rappeler que cet équilibre avait déjà été sérieusement attaqué au moins depuis les années 1980 avec une série de réformes qui s’en prenaient chaque fois indirectement au principe d’illimitation dans le temps [6] :
1981 : introduction du statut de cohabitant. Désormais, après un an d’indemnisation, le taux de remplacement du dernier salaire chutait drastiquement pour les cohabitants (en réalité, pour la plupart, des cohabitantes, puisque le « chef de ménage » était généralement l’homme du foyer). On notera que cette disposition, toujours en vigueur, constitue également une sérieuse entorse au principe assurantiel, mais cette fois au désavantage des bénéficiaires puisque, à cotisations et salaires antérieurs égaux, leurs indemnisations diminuent davantage, simplement du fait de leur situation de ménage.
2004 : « activation » des chômeurs et chômeuses. Dans la lignée des théories de la « troisième voie » sur l’État social actif [7], les personnes au chômage ne devaient plus uniquement être disponibles « passivement », c’est-à-dire tenues d’accepter les offres « d’emploi convenable ». Désormais, elles devaient également prouver qu’elles cherchaient « activement » un emploi lors de contrôles réguliers qui pouvaient déboucher sur leur exclusion, en cas d’efforts jugés insuffisants.
2012 : introduction d’une dégressivité accrue et généralisée des allocations de chômage. Après un an d’indemnisation, le taux de remplacement diminuait désormais pour tout le monde, durant une seconde période plus ou moins longue en fonction du passé professionnel, avant une troisième et dernière période aux montants forfaitaires – et pour la plupart en dessous du seuil de pauvreté. En parallèle, cette réforme a également introduit la limitation dans le temps des allocations d’insertion (perçues sur base des études), désormais limitées à trois ans maximum après 30 ans (des conditions encore durcies sous le gouvernement Michel en 2014).
Toutes ces attaques (chaque fois mises en œuvre par des ministres de l’Emploi socialistes…) ont donc progressivement miné le principe d’illimitation dans le temps (lui-même déjà contre-balancé par des conditions d’accès très strictes et des montants très bas) en rendant les conditions de vie des chômeurs et chômeuses de longue durée de plus en plus difficiles, tout en créant des motifs possibles d’exclusion.
Au moment de l’entrée en fonction du gouvernement Arizona, la Belgique était donc déjà très loin d’être ce « paradis du chômage de longue durée » dépeint par les partis de la coalition. Ceux-ci ont toutefois profité du résultat des élections pour mener la réforme la plus violente depuis 1945, en attaquant cette fois toutes les dimensions du système [8] :
durée d’indemnisation : les allocations de chômage sont désormais limitées à un an maximum, prolongeable jusqu’à deux ans sous conditions (cf. ci-dessous). Pour les allocations d’insertion, déjà limitées à trois ans en 2012, ce sera désormais un an maximum ;
conditions d’accès : il faudra avoir travaillé l’équivalent d’un an à temps plein sur les trois dernières années pour ouvrir son droit à un an d’allocations, prolongeable d’un mois par tranche de quatre mois de travail supplémentaire, jusqu’à deux ans maximum. Soit cinq de travail à temps plein (contre trois ans exigés jusqu’ici dans le pire des cas) pour des allocations limitées au mieux à deux ans… ;
montants : les montants minimums et les plafonds sont légèrement revus à la hausse pour la première période, mais après un an, la seconde période est supprimée et tout le monde tombe directement aux montants forfaitaires. En parallèle, le gouvernement a également décidé de supprimer le crédit d’impôt dont bénéficiaient jusqu’ici les chômeurs et chômeuses.
Conséquences probables de la réforme
La première conséquence de cette réforme consiste ainsi à menacer purement et simplement d’exclusion des centaines de milliers de personnes. Plus de 230 000 courriers seront progressivement envoyés par l’ONEM à des personnes potentiellement visées (25% en Flandre, 25% à Bruxelles et 50% en Wallonie), tandis que l’on estime à plus de 180 000 le nombre de personnes qui pourraient être exclues in fine, faute d’avoir trouvé un emploi à temps. Parmi ces exclu·es, certain·es auront droit au CPAS, mais sous condition d’une enquête de ressources [9] et au prix d’un engorgement encore plus massif de ces structures déjà largement exsangues (en particulier dans les grandes villes). Pour les autres, potentiellement des dizaines de milliers, ce sera la débrouille, le travail au noir, la délinquance ou la rue, comme l’assument d’ailleurs pleinement les partisans de la réforme, à commencer par le ministre de l’Emploi, David Clarinval.
À terme, cette nouvelle réforme du droit au chômage entraînera donc une explosion probable de la pauvreté et de la précarité, à la fois pour les personnes exclues et leur ménage [10], mais aussi pour le reste des chômeurs et chômeuses dont les conditions d’indemnisation sont encore une fois dégradées (dégressivité plus rapide, perte du crédit d’impôt). En parallèle, elle contribuera également à mettre encore plus sous pression les conditions de travail de l’ensemble des salarié·es, dans un contexte d’attaques généralisées contre le droit du travail et la concertation sociale. M. Clarinval a d’ailleurs précisé à plusieurs reprises que la réforme du chômage n’était qu’une « pièce du puzzle » [11] de sa « révolution libérale du marché du travail » qui passe également par une flexibilisation du travail de nuit, du travail du dimanche, des heures supplémentaires ou encore des flexi-jobs et du travail étudiant, sans compter la réforme de la notion même « d’emploi convenable », qui obligera désormais les chômeur·euses à accepter des emplois rémunérés jusqu’à 10% de moins que les allocations perçues en début d’indemnisation...
Enfin, cette réforme constitue aussi une régionalisation de fait d’un volet majeur de la sécurité sociale, qui constitue elle-même un des derniers piliers de la solidarité fédérale belge, en reportant sur les communes et les Régions les coûts du chômage de longue durée. M. de Wever a d’ailleurs affirmé dans une entrevue (en flamand) qu’il s’agissait de la réforme « la plus communautaire qu’on puisse faire » [12], avec à la clé un risque de voir se creuser encore plus les inégalités sociales et territoriales dans notre pays. Rappelons également qu’en reportant une partie des exclu·es dans les CPAS, cette réforme participe de l’étatisation croissante de la protection sociale au détriment de sa dimension salariale et (idéalement) gérée par et pour les salarié·es (cf. ci-dessus).
Pour le gouvernement, cette réforme se justifie malgré tout pour trois raisons, dont nous allons voir qu’elles sont largement critiquables. Tout d’abord, il s’agirait de favoriser le retour à l’emploi des personnes concernées. Rappelons toutefois qu’il n’y a pas assez d’emploi pour tout le monde en Belgique (a fortiori des emplois de qualité), en particulier si l’on considère les centaines de milliers de postes qu’il faudrait créer pour atteindre les fameux 80% de taux d’emploi. Et la situation tend même à se dégrader ces derniers mois [13], tandis que de nombreuses études ont de toute façon démontré que les menaces d’exclusion ne favorisaient en rien le retour à l’emploi des chômeurs et chômeuses de longue durée [14].
Deuxième argument avancé par le gouvernement, il s’agirait de garantir la pérennité même du système du droit au chômage, et en particulier son supposé caractère assurantiel, en renforçant le lien entre cotisations préalables et prestations. Pourtant, nous l’avons dit, le droit au chômage n’est ni une assurance au sens strict et il n’est certainement pas que ça, ce qui rend cet argument sans objet. Il faut également en souligner la profonde hypocrisie puisque la réforme maintient (voir aggrave) des dispositions tout aussi contraires au principe assurantiel, mais cette fois en défaveur des bénéficiaires (maintien du statut de cohabitant, conditions d’accès durcies et montants encore plus bas pour une durée d’indemnisation considérablement réduite). Sans compter la fragilisation continue, ces dernières années, du financement de la sécurité sociale par le biais d’exonérations de cotisations sociales (aux résultats inexistants en matière de création d’emploi) auxquelles on peut désormais ajouter le plafonnement des cotisations pour les (très) hauts salaires décidés par l’Arizona et qui coûtera également des dizaines de millions d’euros en manque à gagner pour la sécurité sociale.
Enfin, dernier argument, cette réforme participerait de mesures d’économies plus larges imposées par la situation budgétaire catastrophique de la Belgique [15]. Sur ce point, on rappellera simplement que les dépenses totales liées au droit au chômage se chiffrent à… 5 milliards d’euros en Belgique (1% du PIB), tandis que les économies espérées par la réforme se montent à un maximum de 2 milliards d’euros, dont il faut toutefois soustraire le transfert de financement opéré vers les CPAS. Des chiffres d’autant plus dérisoires lorsqu’on les met en parallèle avec le coût annuel de l’évasion fiscale (chiffré à environ 30 milliards d’euros) ou encore le soutient annuel aux entreprises privées lucratives (chiffré quant à lui à plus de 50 milliards d’euros) [16].
On le voit, les véritables objectifs de la réforme se situent donc ailleurs. Celle-ci ne vise ni à favoriser l’emploi, ni à sauver la sécurité sociale, ni encore moins à réaliser des économies nécessaires. L’objectif est d’abord et avant tout politique et idéologique. Il s’agit de faire pression à la baisse sur les conditions de travail en fragilisant un outil de défense collectif décisif pour l’ensemble des salarié·es (avec ou hors emploi), tout en prolongeant l’étatisation et la régionalisation de la sécurité sociale voulue en particulier par les nationalistes flamands. En parallèle, la violence et la mesquinerie de certaines dispositions (et des discours qui les accompagnent) peuvent également être interprétées comme une façon de jeter en pâture à une population elle-même fragilisée des catégories encore plus malmenées qu’elle (une logique également tristement à l’œuvre dans le domaine de la politique migratoire). Il est donc urgent de lutter contre ces politiques de diversion et de division en rappelant où se situent vraiment les « profiteurs » et les « assistés »…
Cet article est tiré d’une intervention réalisée lors du colloque « Contre l’Arizona et son monde », organisé à Bruxelles et à Liège en 2025.
Photo : Collectif Krasnyi, Manifestation nationale du 25 juin 2025.


