En juillet 2018, a eu lieu le 56° Congrès International des Américanistes à Salamanque. À cette occasion Natalia Hirtz (Gresea) et Catherine Bourgeois (ULB) ont organisé un symposium d’analyse et de débat sur les liens entre mouvements sociaux, partis politiques et institutions d’État en Amérique latine. Un an plus tard, les actes du colloque ont été publiés par la maison d’Édition de l’Université de Salamanque.

Voici la traduction de l’article de Natalia Hirtz paru dans cette publication.

À la fin des années 1990, une nouvelle forme de lutte voit le jour en Argentine : la récupération des entreprises par les travailleurs.euses. Face à la fermeture de leur entreprise, les travailleurs.euses décident d’en prendre le contrôle. Ils et elles occupent les installations, lancent la production et la commercialisation des marchandises, et ce en l’absence de patrons, personnel de direction, responsables de ressources humaines ou managers. Ces luttes émergent dans le cadre du scénario de crise économique et politique qu’a traversé le pays de 1990 à 2003.

Entre 1992 et 2000, les travailleurs.euses ont récupéré 29 entreprises. Ce chiffre a été multiplié en 2001. Cette année-là, les travailleurs.euses ont créé leurs premières organisations. C’est entre les années 2001 et 2004, au moment le plus intense de la crise économique et politique, que s’est produit le plus grand nombre de récupérations d’entreprises jamais enregistré (voir graphique I). Depuis cette période, on observe une augmentation plus lente, mais constante du nombre d’entreprises récupérées (ER) : 161 ER pour 6.900 travailleur.euses en 2004 ; 368 ER pour 15.323 travailleurs.eurses en 2017 (Ruggeri, 2014 : 11 et 2018 : 6).

Graphique I : Nombre d’ER par année

Les premières entreprises récupérées émergent dans un contexte d’intense mobilisation sociale en Amérique latine contre les plans d’ajustement structurel (PAS). En effet, en 1989, les institutions financières internationales siégeant à Washington (Banque mondiale Banque mondiale Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
, Fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
monétaire international et Banque interaméricaine de développement) élaborent des mesures destinées aux pays d’Amérique latine. Ce paquet de réformes est connu sous le nom de « consensus de Washington ». Sous diverses formes et à divers moments, ces mesures seront appliquées dans tout le continent provoquant une paupérisation généralisée de la population qui réagira à ces attaques par l’organisation et la mobilisation collective.

Face aux conséquences sociales désastreuses de ces mesures et dans un contexte marqué par l’émergence d’importantes mobilisations sociales, les organismes financiers internationaux tenteront de se justifier en invoquant les difficultés rencontrées lors de l’application de celles-ci sur le continent sud-américain. Ainsi, en 1997, la Banque mondiale (BM) élabore une seconde étape de réformes pour la région. Connues sous le nom de « Réformes de deuxième génération », ces nouvelles recommandations visent, entre autres, à « renforcer la gouvernance » de ces pays où les conflits sociaux deviennent une menace et où l’augmentation de la pauvreté représente un "coût" pour les États qui doivent assurer le payement de leur dette en diminuant les dépenses publiques. La BM propose alors à ces pays de renforcer la « démocratie participative » et « l’empowerment de la société civile ». Cela implique non seulement la collaboration entre les institutions publiques et les mouvements sociaux (nécessaire à une bonne « gouvernance »), mais aussi le renforcement des capacités individuelles à développer des activités économiques leur permettant d’acquérir leurs propres moyens de subsistance. En effet, l’empowerment, tel qu’il est promu par la BM, renvoie au processus de capacités et de responsabilités individuelles. La responsabilité de l’État en matière de services sociaux est désormais assignée aux individus et aux organisations de la « société civile » (fondations, coopératives, ONG,...).

La relation entre ces nouvelles formes de gouvernance et le tournant qu’ont pris certains mouvements sociaux au cours des 20 dernières années n’a pas fait l’objet de nombreuses analyses. Beaucoup de chercheurs.es, de travailleurs.euses du monde associatif et de militants.tes, en plus d’utiliser une terminologie analogue à celle de la BM, soutiennent cette logique. Cet article analyse les imbrications entre la lutte et les pratiques d’autogestion des travailleurs.euses des ER et les mesures déployées par les gouvernements successifs en Argentine (2001-2013) dans le but de renforcer la « démocratie participative » et l’ « empowerment de la société civile », promus par les Réformes de deuxième génération. Cette analyse prétend ainsi étudier de manière dialectique les processus de transformation et d’innovation institutionnelle (nouvelles formes de gouvernance) en relation avec les processus de conflictualité, de lutte et de résistance sociale.

 Les réformes de deuxième génération : un agenda politique peu remis en question

Le mouvement d’ER émerge dans un contexte de mobilisation sociale qui a traversé une grande partie de l’Amérique latine. Les protestations étaient surtout dirigées à l’encontre des politiques d’ajustement structurel qui avaient conduit à d’importantes réductions des « dépenses » publiques et à une augmentation drastique de la pauvreté. Le Caracazo au Venezuela (février 1989), l’insurrection zapatiste (janvier 1994) ou l’Argentinazo (décembre 2001) sont les conflits sociaux emblématiques qui se sont déroulés au moment où les mouvements tels que le « zapatisme » au Mexique, les piqueteros et les ER en Argentine ou le Mouvement Sans Terre du Brésil (MST) gagnaient en visibilité sur la scène internationale. Dans le même temps, les mouvements paysans et indigènes commencent à croître et donnent naissance à de nouvelles formations politiques (comme en Équateur et en Bolivie).

C’est dans ce contexte que nous devons analyser l’élaboration des « Réformes de deuxième génération » de la BM. Face à ce scénario de mobilisation et de grogne sociale, les experts des institutions financières internationales cherchent à réactualiser l’agenda politique ; l’objectif étant de proposer des mesures permettant aux États endettés de continuer à diminuer leurs « dépenses » pour honorer leurs dettes. En 1997, la BM présente les « Réformes de deuxième génération » en réponse à l’ « échec » du Consensus de Washington. Échec que les experts de la BM attribuent aux « obstacles » et « résistances » des organisations de ces pays et, plus particulièrement, à la structure de ces États, décrits comme « bureaucratiques », « interventionnistes », « inefficaces » et/ou « corrompus ». Pour surmonter ces obstacles, les « Réformes de deuxième génération » proposent, entre autres, de renforcer la « gouvernance » de ces pays. Pour cela, la « démocratie représentative » doit être accompagnée de la « démocratie participative » et de « l’empowerment de la société civile » (Manor, 1992 : 2). Selon cette approche, si l’inefficacité des plans d’ajustement structurel est la conséquence de l’intervention, de la bureaucratie et de l’inefficacité des États, la « société civile » doit s’organiser et participer « efficacement » à son destin.

Afin de favoriser ce processus « d’empowerment » et de « démocratie participative », les institutions financières internationales ont encouragé la création et le développement d’organisations civiles au moyen de nouveaux programmes. En Argentine, ces programmes se concentrent principalement autour de la promotion de micro entrepreneuriats et de coopératives « autogérées ».

La popularité des microcrédits surgit dans un contexte où les réformes d’ajustement structurel impliquent la privatisation d’entreprises, de services publics et des coupes budgétaires dans des secteurs comme la santé, l’éducation ou la sécurité sociale. Plusieurs coopératives se sont créées grâce à des microcrédits octroyés aux travailleurs.euses d’entreprises publiques, et licenciés.es une fois ces mêmes entreprises privatisées. En créant leurs propres coopératives, les travailleurs.euses offrent leurs savoirs aux entreprises privatisées qui sous-traitent leurs services. Ce fut notamment le cas des coopératives fondées suite à la privatisation du secteur ferroviaire et de l’industrie pétrolière. Ces coopératives n’ont pas prospéré, mais leur création a permis d’apaiser la colère et la mobilisation des travailleurs.euses contre les licenciements massifs qui ont eu lieu suite à la privatisation de ces entreprises (Slutzky et al. 2003 : 8-9).

D’autres coopératives, comme celles qui ont émergé de la privatisation du traitement et de la distribution de l’eau, ont également été encouragées par l’octroi des microcrédits et des subventions afin que les travailleurs.euses continuent à offrir leurs services dans des régions peu rentables pour les entreprises privées. Ainsi, selon les sources du Gouvernement argentin, en 2010, on comptait plus de 11.357 coopératives dont 1.300 correspondaient à ce service Service Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
public et approvisionnaient « cinq millions de personnes dans tout le pays et principalement les régions où les entreprises privées étaient absentes, car peu rentables » (Salle de presse de la Présidence de la nation, 28/3/2010).

Le processus de privatisation massivement mis en place durant les années 1990 a pu se concrétiser dans certains secteurs en apaisant les mobilisations des travailleurs.euses auxquel.s.les on a proposé de créer leurs propres coopératives. On observe alors une récupération du capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
(Boltansky et Chiapello, 1999) de la figure de la coopérative (figure légale dont l’origine remonte à une critique de l’organisation du travail capitaliste), mais aussi d’une certaine notion de l’ « autogestion » (comme synonyme de travailleur.euse indépendant.e), permettant de libérer les entreprises de certains « coûts du travail » (par la sous-traitance Sous-traitance Segment amont de la filière de la production qui livre systématiquement à une même compagnie donneuse d’ordre et soumise à cette dernière en matière de détermination des prix, de la quantité et de la qualité fournie, ainsi que des délais de livraison.
(en anglais : subcontracting)
du personnel à travers ces coopératives ou microentreprises) et de remplacer des politiques publiques de solidarité collective par l’activation des individus afin qu’ils créent leurs propres emplois.

Les microentreprises et les coopératives se développent dans les années 1990 et s’intensifient au cours de la première décennie du XXIe siècle sous l’influence d’un gouvernement qualifié par certains auteurs –comme Sader (2009)- comme post néolibéral. Si en 1999 on comptait 193 coopératives, en 2005, on en recense 2.428 (García, 2006 : 74). À l’heure actuelle, il existe 29.645 coopératives en Argentine (INAES, 2018). Rappelons que les normes qui régulent les coopératives argentines ne reconnaissent pas le statut d’associé.es, les travailleurs.euses doivent obligatoirement se soumettre au régime de travailleur.euse indépendant.e. Ils ne bénéficient donc pas d’accès intégral au système de sécurité sociale ni à l’assurance d’accident de travail. Qu’ils s’agissent d’entreprises privatisées ou d’ER, les associé.e.s ont perdu tout ou partie de leurs droits de salarié.

 L’origine des entreprises récupérées

Les premières ER apparaissent spontanément au début des années 1990. Généralement, le processus de récupération de ces entreprises démarre par son occupation. À l’annonce de la fermeture, les travailleurs.euses occupent l’entreprise pour empêcher la liquidation frauduleuse (de stock Stock Sous sa forme économique, c’est l’ensemble des avoirs (moins les dettes) d’un acteur économique à un moment donné (par exemple, le 31 décembre 2007). Ce qui sort ou qui entre durant deux dates est un flux. Le stock dans son sens économique s’oppose donc au flux. Sous son interprétation comptable, le stock est l’ensemble des marchandises achetées qui n’ont pas encore été produites ou dont la fabrication n’a pas été achevée lors de la clôture du bilan ou encore qui ont été réalisées mais pas encore vendues.
(en anglais : stock ou inventory pour la notion comptable).
, machines et autres instruments du travail) et exiger le payement de leurs salaires et/ou les indemnités. Les employeurs.euses ne répondent pas à ces exigences et décident de ne plus se rendre à l’usine, certains.es déclarent l’entreprise en faillite, d’autres communiquent l’arrêt de la production pour une période déterminée. L’occupation peut durer plusieurs mois sans qu’aucune solution ne soit adoptée. Pendant ce temps, les travailleurs.euses, privés de salaire et d’indemnité de licenciement, se voient forcés de relancer la production et la vente des marchandises.

Les travailleurs.euses de cette première vague de récupération ne partageaient aucune stratégie commune. Ils ne s’identifiaient pas non plus en tant que "travailleurs.euses d’entreprises récupérées" car ce terme n’existait pas encore. Certains.es avaient formé une coopérative et intégraient le Mouvement Populaire d’Économie Sociale (MOPES), une organisation créée par un groupe de coopératives au cours des années 1990 et dont l’objectif était, notamment, de « faciliter les opportunités de financement proposées par les nombreux programmes » [1] créés durant ces années de forte mobilisation sociale contre les politiques néolibérales.

Le processus de mobilisation sociale voit le jour en 1993, lorsque des émeutes éclatent dans les villes de Santiago del Estero Jujuy et La Rioja. Des historien.iennes comme Cotarelo et Carrera, considèrent ces épisodes comme les prémices d’un cycle de rébellion au cours duquel les actes de rébellion ont marqué un tournant dans les formes d’action et d’organisation qui deviendront prédominantes durant ce cycle qui, selon ces historiens.iennes, atteindra son apogée en 2002 (Carrera, 2008 ; Cotarelo et Carrera 2015).

Les luttes qui ont traversé le pays durant ce cycle se sont produites dans un contexte économique sans précédent : le déficit de création d’entreprises privées - par rapport au nombre de disparitions - s’est élevé à 48.000 entre 1998 et 2002. Cette perte a entraîné la disparition de 431.000 emplois (Catillo et al. 2006 : 43), provoquant une augmentation du chômage et le renforcement de la concurrence entre travailleurs.euses favorable à la précarisation du travail.

Dans ce contexte, la récupération d’entreprises a commencé à être perçue comme une forme de lutte relativement efficace afin que les travailleurs.euses conservent leurs sources de revenus. En 2001, la crise économique atteint son apogée et les récupérations d’entreprises se multiplient. Cette même année, les travailleurs.euses des différentes ER commencent à se regrouper et créent leurs premières organisations. Un nouvel acteur social voit le jour : le mouvement d’ER.

Cette année-là, les grèves et manifestations se propagent dans tout le pays. Les protestations sociales atteignent leur paroxysme lors des affrontements spontanés du 19 et 20 décembre 2001. Pendant deux jours, la population descend dans les rues en scandant le slogan : « qu’ils partent tous ». Le gouvernement exerce une répression féroce provoquant la mort de plus de 35 personnes et de nombreuses incarcérations. Faute d’une organisation suffisante, le mouvement de protestation n’est pas parvenu à se traduire en alternative politique. Aussi, l’arrivée au pouvoir de Duhalde en tant que Président par intérim de la Nation (février 2002), incarne les prémices de la fin du cycle de rébellion.

Au cours de cette décennie de « révolte », ont émergé des nouveaux mouvements sociaux comme les piqueteros (mouvement des sans-emplois), les assemblées de quartier, les clubs de troc [2] et les ER. Ces mouvements sont devenus des acteurs centraux du conflit social et l’emblème de la lutte pour l’ « autogestion » et/ou l’« autonomie ». Les pratiques autogestionnaires prennent des formes différentes en fonction des besoins, des possibilités concrètes, des idéaux et donc de l’interprétation de chacune des organisations. En général, ces mouvements sont en rupture avec les structures « hiérarchisées » traditionnelles et concentrent leur lutte sur des objectifs conjoncturels, afin de rendre leurs actions efficaces sur le court et moyen terme. La remise en cause des relations hiérarchiques les pousse à adopter de nouvelles formes d’organisation qu’ils nomment "horizontales". Pour la majorité de ces acteurs, cela implique une organisation régie par les décisions votées ou convenues en assemblée générale (AG).

 Naissance du mouvement des entreprises récupérées

En 2001, lorsque la crise politique et économique est à son apogée, les travailleurs.euses d’ER commencent à se rassembler et créent leur propre identité, en tant que travailleurs.euses d’ « entreprises récupérées ». Si jusqu’alors certaines ER intégraient une fédération de coopératives, face à la multiplication des récupérations et à la preuve que la coopérative est une notion juridique qui n’englobe ni le processus de lutte ni les problématiques spécifiques à la récupération d’une entreprise, les travailleurs décident de créer leurs premières organisations.

Lors de la récupération d’une entreprise, il faut souligner que le processus de lutte a un impact considérable sur les formes d’organisation des travailleurs.euses. L’occupation engendre de nouvelles solidarités et forge des modes d’organisation plus démocratiques qui consistent, généralement, en la prise de décisions collectives en assemblée générale (AG) au cours de laquelle tout le monde participe, chacun.e ayant le droit de vote. Le processus de lutte pour la récupération de l’entreprise peut être plus ou moins long. Cependant, quelle que soit sa durée, il s’agit d’un processus au cours duquel les travailleurs.euses nouent d’importants liens de solidarité, établissent de nouveaux rapports et développent de nouveaux modes d’organisations.

Aussi, quand les travailleurs.euses lancent la production de biens ou de services l’organisation du travail et la gestion de l’entreprise se font à partir des instruments acquis lors du processus de lutte. Autant les décisions juridiques que politiques et productives feront l’objet d’un débat et d’un vote en AG. Dans la grande partie de ces ER, les travailleurs.euses remettront également au centre du débat la question de la redistribution des bénéfices, laquelle dépendra du temps travaillé et non du type de travail réalisé (intellectuel/manuel, professionnel/qualifié/non-qualifié/spécialisé…). De cette façon, les travailleurs.euses s’affranchissent des différences salariales imposées par des hiérarchies socialement établies entre les différentes formes de travail. C’est en ce sens qu’elles/ils définissent cette forme d’organisation « autogestionnaire ».

L’autogestion n’obéit pas à une définition fixe : elle s’inscrit dans une dynamique permanente qui se construit et se transforme au gré des actions quotidiennes. Les travailleurs.euses mettent en avant la notion d « égalité » pour caractériser l’autogestion. Leur approche du principe d’égalité est essentiellement caractérisée par la participation de toutes et tous dans la gestion de l’entreprise et par la distribution des gains en fonction du temps travaillé. Ce principe d’égalité se différencie d’une logique d’équité qui impliquerait l’aphorisme « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » ; développé par Karl Marx pour caractériser une société d’ "abondance" dans laquelle l’ère du besoin est devancée par l’ère de la liberté, où disparaissent les productions de marchandises et, par conséquent, la valeur d’échange.

Il est incontestable que la situation des travailleurs.euses d’ER ne se caractérise justement pas par l’ "abondance". L’objectif principal des ER demeure être la production et la vente de marchandises, sans lesquelles ces pratiques ne peuvent perdurer. Ainsi, les travailleurs.euses peuvent se libérer des logiques de compétences et créer de nouvelles formes de solidarité. Cependant, le type d’activité qu’ils.elles développent ne leur permet pas d’étendre la solidarité à un principe d’équité qui consiste à distribuer les bénéfices collectifs selon les besoins de chacun.e.

 Création des premières organisations de ER

Le terme « mouvement social » n’est pas synonyme d’organisation sociale. Un mouvement est traversé par un ensemble de lutte (manifestation, boycott, occupation d’entreprise …) et d’organisations (ONG, fédération, syndicat, collectif…).

En 2001, il n’existait aucun cadre juridique qui prévoyait la récupération d’une entreprise. Par conséquent, dans la majeure partie des cas, on avait recours à l’action Action Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
directe. Si les travailleurs.euses ne disposaient pas d’une autorisation pour relancer la production et la vente des marchandises, ils pouvaient néanmoins compter sur un rapport de force favorable. Au cours de cette période d’importantes mobilisations sociales, la majorité des tentatives d’expulsion échouait. Cependant, la régularisation de l’activité est bientôt devenue indispensable afin de maintenir le développement de l’activité économique.

Face à la question "comment récupérer une entreprise ?", les travailleurs.euses vont mettre en place deux stratégies principales : ils.elles vont soit revendiquer l’expropriation Expropriation Action consistant à changer par la force le titre de propriété d’un actif. C’est habituellement le cas d’un État qui s’approprie d’un bien autrefois dans les mains du privé.
(en anglais : expropriation)
des entreprises par l’État et leur cession aux travailleurs.euses organisés en coopérative de travail, soit, la nationalisation Nationalisation Acte de prise en mains d’une entreprise, autrefois privée, par les pouvoirs publics ; cela peut se faire avec ou sans indemnisation des anciens actionnaires ; sans compensation, on appelle cela une expropriation.
(en anglais : nationalization)
des entreprises sous contrôle ouvrier.

Le Mouvement National des Entreprises Récupérées (MNER) est issu de la première stratégie, qui rassemble la grande partie des ER. La seconde stratégie est, quant à elle, à l’origine de la Commission Nationale de Solidarité avec les Usines Occupées (Commission). Peu d’ER intègreront cette Commission. Toutefois, de par leur lutte, leur solidarité et leurs formes d’organisation et d’expression, les ER qui l’intègreront vont se convertir en emblèmes. Dans la mesure où la Commission ne sera pas uniquement constituée d’ER, mais aussi de groupes piqueteros, de partis politiques révolutionnaires, de travailleurs.euses d’autres secteurs, d’organisations des droits humains et d’autres mouvements sociaux, celle-ci va se transformer en un réel espace de convergence de luttes.

De son côté, le MNER a réussi, dans un premier temps, à exprimer et à représenter l’intérêt de la majorité des travailleurs.euses d’ER qui, dans ce contexte de mobilisation sociale, cherchaient à se différencier du mouvement coopératif et à former une organisation indépendante des institutions de l’État. Pour le MNER, la récupération d’entreprises représentait, entre autres, un instrument pour « soutenir la production nationale » et « combattre la pauvreté ». À l’instar de bien des organisations créées en ce moment historique caractérisé par le rejet des mesures d’ajustement structurel, ces travailleurs.euses s’identifiaient à la lutte contre le néolibéralisme Néolibéralisme Doctrine économique consistant à remettre au goût du jour les théories libérales « pures ». Elle consiste surtout à réduire le rôle de l’État dans l’économie, à diminuer la fiscalité surtout pour les plus riches, à ouvrir les secteurs à la « libre concurrence », à laisser le marché s’autoréguler, donc à déréglementer, à baisser les dépenses sociales. Elle a été impulsée par Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Mais elle a pris de l’ampleur au moment des gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis.
(en anglais : neoliberalism)
. Cette lutte se focalisera principalement sur la critique de la liberté de marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
et l’affaiblissement de la souveraineté nationale. Mais elle ne remettra pas en discussion le principe d’empowerment et de démocratie participative véhiculé par la nouvelle logique néolibérale.

En revanche, la revendication de nationalisation sous contrôle ouvrier formulée par la Commission réfutait l’argument social néolibéral d’empowerment de la société civile, qui s’appuie sur une logique de solidarité individuelle et de valorisation du « capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
humain » des individus pour qu’ils s’insèrent dans un marché de plus en plus informel et précaire. Contre cette alternative, la revendication de nationalisation sous contrôle ouvrier pariait sur la solidarité collective. Le contrôle ouvrier impliquait également le rejet de quelque forme que ce soit d’intervention gouvernementale. La gestion et l’organisation du travail devaient donc être menées par les propres travailleurs.euses et non par une direction désignée par le gouvernement.

 Consolidation des entreprises récupérées

Que ce soit par le biais de la coopérative ou de la nationalisation, la stratégie du MNER et de la Commission en vue d’atteindre ces objectifs passait au préalable par la demande d’expropriation de l’entreprise.

Si jusqu’en 2000 les lois d’expropriation adoptées concernaient la réalisation de travaux publics, à partir de cette année-là, les pouvoirs législatifs ont commencé à voter les premières lois d’expropriation d’ER. Comme le montre le graphique II, la majorité des expropriations ont été sanctionnées entre 2002 et 2004. Ces années-là correspondent à une période de consolidation institutionnelle qui succède à la crise politique de 2001.

Graphique II : répartition temporelle des lois d’expropriation (en %). N:59.

Rappelons qu’entre les mois de décembre 2001 et mars 2003, le pays était gouverné par des présidents intérimaires. Afin de trouver une solution à la crise politique et institutionnelle dans laquelle se trouvait le pays, le gouvernement a mis en place divers mécanismes de contrôle des mouvements sociaux. Le renforcement institutionnel requerra désormais l’élaboration de mesures capables d’améliorer la « gouvernabilité ». Le gouvernement national, tout comme la majeure partie des gouvernements provinciaux, vont commencer à répondre aux demandes sociales et à leurs nouveaux acteurs. Au cours de cette période, certaines réformes législatives voient le jour, permettant l’intégration des ER dans un cadre légal. Ce processus d’institutionnalisation engendre une diversité de relations conflictuelles et de négociations entre les institutions publiques et les travailleurs.euses quant aux intérêts de chaque partie concernant l’instauration de conditions pour la récupération d’entreprise.

Au cours de ces années, beaucoup d’ER ont obtenu l’adoption d’une loi d’expropriation sous certaines conditions : aucune ER ne sera nationalisée et les travailleurs.euses devront former une coopérative. De plus, les lois d’expropriation adoptées (à l’exception d’une seule [3]) ordonnent que la coopérative prenne en charge l’indemnisation d’expropriation. Cette transaction s’effectuera grâce à un prêt accordé par l’État et les travailleurs.euses bénéficieront d’un délai de 20 ans pour honorer leur dette (quel que soit le montant de l’indemnisation). Les travailleurs.euses devront donc prendre en charge l’entièreté des coûts liés à l’expropriation, et ce malgré le fait que leurs crédits salariaux (indemnisations) n’aient pas été payés.

À l’heure actuelle, plus de 60% des ER bénéficient d’une loi d’expropriation. Cependant la majeure partie des lois n’ont pas été réglementées étant donné que l’État ne s’est pas acquitté des indemnisations dues. Cette situation permet aux créanciers de la faillite de mener une action en justice pour réclamer l’annulation de l’expropriation. Cette instabilité juridique des ER a de fortes répercussions sur la situation économique. La majorité des ER ne peuvent pas bénéficier de crédits étant donné que la coopérative n’est pas reconnue comme propriétaire de l’entreprise (et donc des machines, du bâtiment, etc.). L’État n’a pas non plus créé de ligne de crédits pour ces entreprises qui bénéficient seulement de quelques programmes de subvention dont les montants sont dérisoires et principalement octroyés pour les travaux d’infrastructures correspondant aux normes de sécurité et d’hygiène. Pratiquement toutes les ER ont reçu ce subside qui, ironiquement, permet d’affirmer que la récupération d’une ER est un moyen pour l’État de procéder au contrôle des normes de sécurité et d’hygiène d’une entreprise.

Si la non-régularisation des lois d’expropriation constitue une source d’instabilité et de précarité, la régularisation de ces lois est un couteau à double tranchant. En effet, les montants attribués à l’indemnisation sont souvent plus élevés que prévu. Une fois que l’État effectue le payement de ces montants, les travailleurs disposent de 3 ans avant de commencer à devoir rembourser un crédit qui, pour beaucoup de ces ER, est impossible à honorer. Les ER n’ont accès ni aux crédits, ni aux subsides publics suffisants pour la rénovation technologique des machines de l’entreprise. Avec une technologie obsolète, les ouvriers.ères doivent surexploiter leur main-d’œuvre pour être compétitif sur un marché duquel l’entreprise a déjà été expulsée. Puisque les entreprises ne peuvent augmenter la productivité Productivité Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
grâce à une rénovation technologique significative, les travailleurs.euses se voient dans l’obligation d’allonger les journées de travail et/ou d’augmenter l’intensité de travail. Compte tenu de cette situation, l’autogestion devient un obstacle à la consolidation économique de l’entreprise car, le temps consacré en assemblée n’est pas compensé en production.

D’autre part, les programmes étatiques d’assistance aux ER accentuent la division du travail. Aucun programme spécifique aux ER n’a été mis en place. Cependant, en 2004, le Ministère du Travail a développé un programme (financé par la Banque interaméricaine de développement – BID) pour les ER, les coopératives ou autres types d’entrepreneuriat « autogéré ». Il s’agit du « Programme national de promotion et assistance au travail autogéré », un des seuls subsides auxquels les travailleurs.euses d’ER peuvent prétendre. Pour y accéder, les membres du conseil d’administration (CA) de la coopérative doivent suivre une formation en « gestion d’entreprise ». Ainsi, les pratiques d’autogestion développées collectivement par les travailleurs.euses sont progressivement remplacées par d’autres formes de gestion. La formation proposée aux membres du CA prive la majorité des travailleurs.euses de nouvelles connaissances. Cette centralisation du savoir accentue la division du travail et contribue à la formation d’un groupe de plus en plus spécialisé dans la gestion d’entreprise et d’un autre voué à exécuter le travail. Ce processus a par effet la neutralisation des savoirs construits collectivement et des liens de solidarité entre les travailleurs.euses, éléments qui, comme l’affirme Zibechi (2010), sont fondamentaux pour leur autonomie.

Pour reprendre le concept d’ « art de gouverner » développé par Foucault (Foucault, 2004) et le contextualiser dans la logique de « bonne gouvernance » promue par la BM et les actions mises en places par le gouvernement argentin à partir de 2002, notre analyse consiste à dire que : « l’art de gouverner » ce nouveau mouvement social ne consistait pas à interdire la récupération d’entreprises, mais bien à compromettre de nouveaux éléments de la réalité (la propriété de l’entreprise, sa viabilité,…) de façon à ce que le phénomène finisse par s’autodétruire. Si la concurrence du marché tend à annuler les processus d’autogestion à l’intérieur des ER, il faut aussi souligner les difficultés d’obtention de subside ou à d’une autorisation de production et de vente de marchandises auxquelles font face les instances administratives, ce qui influe sur les processus d’autogestion. Face à l’urgence d’une consolidation économique et juridique de l’entreprise, ces procédés sont relégués au second plan.

 La bonne gouvernance

2003 marque un tournant dans les formes d’organisation de l’action sociale. Au cours de cette année électorale, la répression envers les mouvements sociaux s’accélère. En effet, pour enrayer la crise institutionnelle, le Gouvernement met tout en place pour repositionner l’Etat en tant qu’acteur et référent social central. Les expulsions des travailleurs.euses des ER et d’autres lieux occupés (écoles, université…) ainsi que la judiciarisation et les détentions de militants.es sont renforcées. Cette escalade répressive se produit à un moment où les mouvements sociaux commencent à souffrir de ruptures internes, accentuées par le processus électoral dans un contexte dans lequel le cycle de rébellion se trouve en phase de repli. Après un an et demi de présidence par intérim, les élections présidentielles représentent, pour beaucoup de militants.es, la possibilité d’une ouverture politique (Tarrow, 2004) aux mouvements sociaux. Nombreuses sont les organisations qui sont passées par une phase de remaniements politiques et de ruptures internes.

Comme l’affirment Svampa et Pereyra, à partir de 2003, la diminution des mobilisations et la fragmentation des organisations sociales font place à une augmentation de la demande sociale de « normalité institutionnelle » (Svampa y Pereyra, 2004 : 209). Prenant acte de cette demande et de la défense des intérêts nationaux, le nouveau gouvernement représenté par le Front pour la victoire [4] (Frente para la Victoria) obtiendra, en peu de temps, une forte popularité et sera réélu par trois fois consécutives, gouvernant ainsi le pays de 2003 à 2015.

En adoptant de nouveaux dialogues avec les mouvements sociaux et en améliorant l’image des institutions publiques, le nouveau gouvernement parvient à établir une « bonne gouvernance » caractérisée par une relation fluide entre les institutions étatiques et certaines organisations sociales, capable d’assurer la « démocratie participative ». Cette gouvernance engendre un affaiblissement du rapport de force des secteurs qui ne participent pas à cette « démocratie » qui, comme l’affirment Petras et Veltmeyer, consiste à promouvoir « l’empowerment des pauvres » sans considérer « le disempowerment des riches » (Petras et Veltmeyer, 2005:18).

Pour assurer et renforcer la « démocratie participative », le gouvernement fera appel à la participation des « organisations civiles ». La création du « Programme national de promotion et d’assistance au travail autogéré » et la sanction de lois d’expropriation de plusieurs ER ont été présentées et reçues par de nombreux acteurs du mouvement ER comme la preuve d’une certaine ouverture politique. Cependant, les critères d’obtention de ces subsides ou la sanction d’une loi d’expropriation ne sont pas clairement stipulés et dépendent de la volonté politique des législateurs et des fonctionnaires publiques. Les ER qui appartenaient à des organisations ou à des réseaux politiques [5] proches du gouvernement ont alors bénéficié de plus de possibilités d’obtention des dits « droits ». Dans ce contexte, les discussions au sein des organisations d’ER se sont intensifiées au point de devenir irréconciliables, menant à la rupture entre ceux et celles qui considéraient nécessaire d’établir des liens avec les entités politiques et ceux et celles qui réclamaient l’autonomie face aux partis au pouvoir.

 Gouvernance et mouvement d’ER

Ces ruptures causeront la disparition des organisations pionnières dans la récupération d’entreprises et la formation de nouvelles organisations. À l’heure actuelle, la majeure partie des ER intègrent deux organisations principales : une confédération de coopératives (la Confédération nationale de coopératives de travail – CNCT) et une ONG (le Mouvement national d’usines récupérées par ses travailleurs- MNFRT). Les deux organisations maintiennent d’étroites relations avec les institutions d’État. Cependant, leurs divergences sont multiples. Le MNFRT revendique son opposition à la politisation des conflits sociaux et à l’action directe. Cette ONG est uniquement composée d’ER, tandis que la CNCT regroupe quelque 40 fédérations de coopératives (et pas seulement des ER). La confédération ne vise pas la récupération d’entreprises, sinon la création et le développement de coopératives. Elle cogère divers programmes financés par l’État national [6] destinés à favoriser la formation de coopératives par des personnes sans emploi, pour la réalisation de travaux publics. Les travailleurs.euses des dites coopératives sont considérés comme « bénéficiaires de programmes d’assistance sociale ». Il s’agit en réalité de travailleurs.euses dont on ne reconnaît ni le travail (étant considérés.es comme « assistés.es ») ni les droits (de travailleurs.euses). Ainsi, la CNCT cogère une force de travail Force de travail Capacité qu’a tout être humain de travailler. Dans le capitalisme, c’est la force de travail qui est achetée par les détenteurs de capitaux, non le travail lui-même, en échange d’un salaire. Elle devient une marchandise.
(en anglais : labor force)
chargée de réaliser des tâches publiques, peu rentables pour les entreprises privées et pour le propre État qui grâce à cette forme de sous-traitance parvient à diminuer la « dépense » publique.

Dans un premier temps, les liens politiques du MNFRT avec les espères gouvernementales lui ont permis d’accéder aux ressources nécessaires pour résoudre certains problèmes de ses adhérents. Pour sa part, la CNCT n’a pas cherché à rivaliser avec cette organisation et a plutôt choisi d’étendre son champ d’action aux entreprises de l’économie sociale. Le MNFRT préserve ainsi le monopole des ressources nécessaires (politiques et financières) aux ER, tandis que la CNCT profite des ressources pour le développement des entreprises d’économie sociale.

On peut caractériser ces organisations comme l’expression d’une forme de clientélisme institutionnel, caractéristique des actuelles « démocraties participatives ». Lorsque l’on parle de clientélisme institutionnel, nous faisons référence à la relation entre les institutions publiques et les organisations d’ER, considérées comme des structures de médiation politique (Auyero, 2001), chargées (pas forcément de manière intentionnelle) de réguler la réalité des travailleurs.euses sans emploi. Elles favorisent ainsi un processus par lequel la recherche de moyens et d’intégrations dans les réseaux politiques (dans le but de profiter des dits moyens) annihile d’autres alternatives, comme la revendication de nationalisation sous contrôle ouvrier des entreprises ou la lutte contre l’extension de la sous-traitance pour la réalisation de travaux publics, contre les réductions des dépenses publiques ou la précarisation du travail.

Actuellement, la majorité des ER n’adhèrent pas à une organisation nationale, mais à des réseaux locaux créés pour faciliter l’accès aux subventions régionales (communales ou provinciales) et pour renforcer la lutte de chaque ER. Au-delà du débat sur la facilité ou l’efficacité de l’organisation locale, nous devons rappeler qu’au cours des 25 dernières années, en Amérique latine, une des mesures promues par le Consensus de Washington consistait à la décentralisation des pouvoirs, des ressources, de l’administration et des services. La décentralisation des luttes répond donc à ces mesures. Les ER doivent désormais intenter un recours en justice auprès de leurs gouvernements provinciaux ou communaux respectifs.

Aujourd’hui, les MNFRT, la CNCT ou les réseaux locaux d’ER semblent répondre de manière plus adéquate aux intérêts immédiats des travailleurs.euses. En effet, dans un contexte de reflux des luttes sociales, ces structures permettent la consolidation, ou tout du moins, la survie économique des entreprises. Les travailleurs.euses convertis.es en associés.es d’une coopérative se retrouvent dans une situation paradoxale puisqu’ils doivent exercer une double fonction : celle d’ouvrier.ère et d’employeur. Cette situation implique, entre autres, le contrôle de leur propre travail afin d’atteindre un certain niveau de productivité, nécessaire pour engendrer des bénéfices qui serviront à la reproduction de leur force de travail.

Dans ce sens, la lutte se limite à la recherche de stratégies nécessaires à la consolidation de l’entreprise. Ces stratégies sont, la plupart du temps, en contradiction avec certaines pratiques que les travailleurs.euses définissent comme « autogestionaires ». Ainsi, si les premières (ER ne disposaient pas de CA et les travailleurs.euses prenaient les décisions en AG, afin de former une coopérative, il a fallu créer des CA. À partir de ce moment, les associés.es/travailleurs.euses ont dû combiner les deux instances de décision (CA et AG) ce qui, en pratique, a impliqué la prépondérance de l’une sur l’autre. Par ailleurs, les travailleurs.euses qui décident d’engager du personnel doivent le faire avec une période d’essai qui, une fois arrivée à échéance permettra de s’associer ou non à la coopérative. Durant cette période d’essai, les salariés.es ne bénéficient pas d’une distribution « égalitaire » des revenus puisqu’ils.elles touchent un salaire fixe, différent de celui octroyé aux associés.es de la coopérative en fonction des bénéfices obtenus. De plus, les associés.es n’ont pas l’obligation de les inviter aux AG et, s’ils.elles le font, les salariés.es. n’ont pas le droit de vote.

De cette manière, si dans la majorité des entreprises récupérées avant 2004 les décisions se prenaient en AG, en 2010 toutes les ER disposaient d’un CA. 8% d’entre elles prétendaient résoudre tous leurs problèmes via le CA et un peu moins de la moitié (44%) organisait une AG par semaine, alternance nécessaire à la prise de décisions collectives concernant la gestion et l’organisation du travail. D’autres ER organisaient une AG par mois (35%), tous les trois mois (7%) ou quand cela s’avérait nécessaire (3%). En ce qui concerne la rotation des membres du CA, dans 67% des cas, les mêmes personnes étaient maintenues au cours de plusieurs périodes (sources : Ruggeri, 2010 : 47-49). Ces chiffres montrent donc une faible proportion de rotation. Cette situation est renforcée par les subventions créées pour les ER. Celles-ci exigent que les membres du CA suivent une formation en gestion d’entreprise, ce qui favorise la centralisation des connaissances, la division du travail et la création d’un groupe spécialisé en gestion et d’un autre assigné à la production de biens ou de services.

 Conclusions

En se basant sur la logique d’ « empowerment » qui se fonde sur la valorisation du capital Capital humain des individus, les mesures étatiques instaurées pour encourager le développement des ER conduisent à la formation d’un groupe de travailleurs.euses responsables d’assurer l’insertion des ER dans un marché où seuls les plus « compétents » arrivent à se positionner. Compte tenu de cette situation, les travailleurs.euses ont revu leurs stratégies, leurs formes de gestion et d’organisation du travail dans le but d’augmenter l’intensité et/ou la productivité de leur travail. Ces modifications ont un impact sur les processus « autogérés » puisque si l’ « autogestion » s’inscrit dans une dynamique qui prend forme dans les pratiques quotidiennes, le processus d’institutionnalisation des ER et l’instabilité tant économique que juridique à laquelle elles sont confrontées ont un impact sur ces pratiques et, par conséquent, sur les formes d’autogestion qu’il est possible de développer.

Cependant, l’aspiration d’ « égalité », en tant que caractéristique de l’autogestion est toujours présente chez les travailleurs.euses. En 2010 (dernières données disponibles sur la totalité des ER), dans la plupart des ER des AG se tenaient au moins une fois par mois et les bénéfices étaient distribués de façon égalitaire (sources : Ruggeri, 2010 : 48 et 55). Nous pouvons donc affirmer que, au-delà des limites, ces luttes montrent qu’une entreprise peut fonctionner sans patrons. Aussi, nous devons souligner que ces expériences ont été à l’origine d’un nouvel instrument de lutte ouvrière face au chantage de fermeture ou délocalisation Délocalisation Transfert de production vers un autre pays. Certains distinguent la délocalisation au sens strict qui consiste à déplacer des usines ailleurs pour approvisionner l’ancien marché de consommation situé dans la contrée d’origine et la délocalisation au sens large qui généralise ce déplacement à tout transfert de production.
(en anglais : offshoring).
d’entreprise. Enfin, nous saluons les actions quotidiennes de ces travailleurs.euses qui cherchent à rompre avec les hiérarchies socialement imposées au travers d’une organisation sociale qui fragmente le travail et les individus, en les réduisant à des « bras » ou des « cerveaux », en en récompensant certains et en en punissant d’autres, avec un régime salarial qui n’a autre logique que la division, nécessaire au pouvoir et à l’exploitation.

Texte traduit de l’espagnol par Anne-Lise Maréchal

Photo : usine occupée par les travailleur.euse.s. Argentine

 


Pour citer cet article : Natalia Hirtz, "Argentine : mouvement d’entreprises récupérées par les travailleurs.euses et nouvelles formes de gouvernance. Actes du 56° Congrès international des américanistes" , août 2019, disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/Argentine-mouvement-d-entreprises-recuperees-par-les-travailleurs-euses-et

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Notes

[1Entretien avec Eduardo Murúa, ex-président du Mouvement National des Entreprises récupérées (MNER) et ancien membre-fondateur du MOPES.

[2Des espaces marchands communautaires, à l’intérieur desquels les transactions économiques sont réglées en monnaie papier interne et non convertible avec la monnaie officielle.

[3FaSinPat est la seule usine qui a réussi à obtenir la sanction d’une loi d’expropriation qui prévoit le paiement d’une indemnisation par l’État et son don aux travailleurs.euses.

[4Cette coalition électorale a été fondée en 2003 pour soutenir la candidature présidentielle du péroniste Néstor Kirchner (président argentin de 2003 à 2007). Jusqu’en 2015, année où le Front pour la victoire perd les élections présidentielles, le Parti justicialiste (péroniste) était majoritaire au sein de la coalition. Celle-ci était également intégrée par le Frente Grande, le Parti intransigeant, le Parti communiste et d’autres forces politiques appartenant au Parti radical et au Parti socialiste. Il s’agit d’une coalition formée par des militants des forces traditionnelles qui, face à la crise politique lors de laquelle la société réclamait « qu’ils s’en aillent tous », ont cherché à former une alliance à l’allure rénovatrice dans le paysage électoral.

[5Nous faisons ici référence au concept de réseau politique caractérisé par des contacts réguliers entre individus ou groupes au sein desquels au moins une personne est membre d’un parti politique gouvernemental ou fonctionnaire publique (Auyero, redd. 2001 : 100).

[6Les principaux programmes sont « Argentine travaille » et « Formation par le travail ». Pour plus d’information sur la cogestion des programmes nationaux, http://www.cnct.org.ar/secciones/capacitacion-con-obra