Lorsque l’on se penche sur le dossier de l’AGCS
AGCS
Accord général sur le commerce des services : Partie du traité de l’OMC traitant des services et visant la libéralisation la plus complète de ceux-ci. Contenue dans l’annexe 1B de l’accord général, il incite chaque pays à expliciter ce qu’il est prêt à libéraliser, tout en laissant une marge de manœuvre pour définir les « services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental » qui pourraient échapper à la concurrence internationale.
(En anglais : General Agreement on Trade in Services, GATS)
et que l’on cherche quelque secours du côté de la science économique, on se heurte à une abondante littérature qui vante les bienfaits de la concurrence dans le secteur des services. Cependant, force est de constater que les économistes n’ont pas toujours développé un tel point de vue. Bien au contraire.
Monopole naturel et AGCS
Ainsi, Léon Walras, pourtant le père de la révolution néoclassique en économie, estimait que "la concurrence ne peut autoriser un nombre indéfini d’entrepreneurs à enfouir des tuyaux dans les rues. Le monopole est inévitable [1]." A l’époque où Walras écrivait ces lignes, l’éducation n’était pas encore gratuite en France. Où ce n’est qu’en 1881 que les lois Ferry institueront l’école publique, laïque et gratuite.
Posons d’emblée un constat. Les raisons pour qu’un secteur soit public ou privé ne sont pas exclusivement économiques. La chose est davantage affaire de volonté politique, donc de rapports de force entre groupes sociaux. La présente analyse envisagera de faire le point sur les mécanismes sociaux qui ont fait évoluer l’opinion des économistes au sujet des services publics. Mais chaque chose en son temps, définissons d’abord ce qu’est l’AGCS.
L’AGCS (pour Accord général sur le Commerce des Services
Accord général sur le commerce des services
ou AGCS : Partie du traité de l’OMC traitant des services et visant la libéralisation la plus complète de ceux-ci. Contenue dans l’annexe 1B de l’accord général, il incite chaque pays à expliciter ce qu’il est prêt à libéraliser, tout en laissant une marge de manœuvre pour définir les « services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental » qui pourraient échapper à la concurrence internationale.
(En anglais : General Agreement on Trade in Services, GATS)
), c’est un accord passé dans le cadre de l’OMC
OMC
Organisation mondiale du Commerce : Institution créée le 1er janvier 1995 pour favoriser le libre-échange et y ériger les règles fondamentales, en se substituant au GATT. Par rapport au GATT, elle élargit les accords de liberté à des domaines non traités à ce niveau jusqu’alors comme l’agriculture, les services, la propriété intellectuelle, les investissements liés au commerce… En outre, elle établit un tribunal, l’organe des règlements des différends, permettant à un pays qui se sent lésé par les pratiques commerciales d’un autre de déposer plainte contre celui-ci, puis de prendre des sanctions de représailles si son cas est reconnu valable. Il y a actuellement 157 membres (en comptant l’Union européenne) et 26 États observateurs susceptibles d’entrer dans l’association dans les prochaines années.
(En anglais : World Trade Organization, WTO)
en vue de promouvoir la libéralisation
Libéralisation
Action qui consiste à ouvrir un marché à la concurrence d’autres acteurs (étrangers ou autres) autrefois interdits d’accès à ce secteur.
des échanges de services. En résumé, l’AGCS se propose d’introduire de la concurrence dans la fourniture des services au public dans des domaines aussi variés que les services postaux, la santé ou l’éducation. Pour y parvenir, il faut ouvrir ces secteurs aux acteurs privés.
Comme nous le signalions en introduction, les services n’ont pas toujours été considérés comme un secteur d’activité devant être soumis à la rude épreuve de la concurrence. Au contraire, bien des activités de service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
ont longtemps été envisagées comme exclusivement liées à un l’activité et l’autorité de l’État. A ce titre, elles ne devaient donc surtout pas, selon l’opinion dominante des économistes de l’époque, faire l’objet de mesures de libéralisation. Par exemple, les chemins de fer ou les services postaux ont été pendant longtemps présentés par les économistes comme un "monopole naturel" de l’État. Cela a bien changé depuis. Ce constat appelle bien des commentaires.
A commencer par ces fameux monopoles naturels. La définition des secteurs faisant l’objet de ces monopoles dits naturels est pour le moins fluctuante. Il y a 30 ans, c’était une évidence pour quasiment tout le monde : les services postaux et les réseaux d’énergie constituaient un monopole naturel. Aujourd’hui, c’est le contraire. Ainsi, nous acheminons-nous, par exemple, vers la libéralisation intégrale des services postaux en Europe.
Dans le passé, on a justifié l’existence des monopoles naturels par l’importance des investissements nécessaires à la mise en œuvre d’un service à la population. Seule la puissance publique avait, disait-on à cette époque, les moyens de réaliser ces investissements de départ. Et si c’était une question de rapports de forces ?
Des rapports de force systématiquement favorables aux possédants
Si la thèse du monopole naturel ne tient plus, cela signifie que acteurs privés peuvent consentir les investissements nécessaires à la mise en œuvre d’un service à la population [2]. Donc, c’est qu’il y plus de capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
qu’autrefois. Et nous travaillons tous pour que cette accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
soit possible. Et c’est bien là que le bât blesse. Car on observe depuis des décennies une rémunération croissante du capital
Capital
au détriment du travail. Comme le prouve la figure suivante.
Partout en Europe, la part des salaires dans la valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
a baissé au cours des 25 dernières années. Elle est passée de 75% en 1960 à un peu plus de 65% vers la fin des années nonante. Cette diminution a surtout commencé à partir des années 80. Attention : ce graphique ne veut pas dire que tous les salariés sont devenus plus pauvres. Car on produit plus de richesses que dans le passé. Simplement, cette augmentation de la richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
produite profite plus aux employeurs qu’aux travailleurs. En clair, le gâteau a grandi. Mais la part des travailleurs a diminué. Première leçon : une société de disette salariale [3] ne fait pas la promotion des services publics. Il n’y a évidemment pas qu’ici, qu’on souque ferme dans les entreprises. Les capitaux excédentaires, on doit bien en faire quelque chose. On peut décider de les envoyer au Sud. Où là aussi, on travaille dur. Et où de surcroît, on paie des dettes. Et ça rapporte gros. Jugez plutôt.
"Dans les pays de la périphérie, la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
augmente plus vite que les salaires dans une proportion de 50%. Une majorité de travailleurs font partie d’une "armée de réserve" permanente, car on ne voit guère comment ils seraient intégrés dans un rapport direct capital-travail, sauf dans quelques lieux "privilégiés" de délocalisation
Délocalisation
Transfert de production vers un autre pays. Certains distinguent la délocalisation au sens strict qui consiste à déplacer des usines ailleurs pour approvisionner l’ancien marché de consommation situé dans la contrée d’origine et la délocalisation au sens large qui généralise ce déplacement à tout transfert de production.
(en anglais : offshoring).
de la production. (…) La pression sur le coût du travail des périphéries n’en sera que plus efficace et elle se traduira par l’allongement des heures prestées et l’insertion des femmes et des enfants dans le procès de travail (…). Un autre mécanisme bien connu est celui de la dette (…). L’Université nationale du Mexique a calculé qu’en une vingtaine d’années le solde des flux
Flux
Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
s’est élevé à près de cinq trillions de dollars, faisant du Sud un fournisseur de capitaux pour le Nord [4]."
Résumons-nous
La libéralisation des services publics apparaît comme une évidence pour bien des auteurs contemporains. Il n’en était pas de même pour certains de leurs célèbres prédécesseurs. Ainsi, pendant longtemps, les économistes ont justifié l’existence des services publics en évoquant l’hypothèse des monopoles naturels. Cette théorie reposait sur l’idée que les investissements nécessaires à la mise en œuvre de services publics étaient trop importants pour des acteurs privés. Aujourd’hui, force est de constater que la théorie des monopoles naturels a pris du plomb dans l’aile. Car du capital privé, il y en a de nos jours. Et même beaucoup. Cette surabondance trouve son origine dans des rapports de forces systémiquement défavorables au travail face au capital. Au Nord, la part des salaires dans la valeur ajoutée n’a cessé de baisser au cours du dernier quart de siècle. Tandis que le Sud (où les salaires croisent moins vite que la productivité, tout bon pour les profits) contribue à la multiplication des capitaux en versant des sommes faramineuses au Nord au titre du remboursement de la dette. La science économique au service des dominants, voilà qui remet évidemment en cause la scientificité de certaines "théories". Une pièce de plus à verser au dossier des rapports ambigus qu’entretiennent économie et idéologie.